CHAPITRE DEUX : Le départ

 

La dispersion

 

Le livre d’Éther, dans sa description du déracinement et de la dispersion, depuis la tour, d’une population nombreuse, nous la montre s’en allant non pas individuellement mais par groupes, et pas simplement des groupes de familles, mais des groupes d’amis et d’associés : « tes amis et leurs familles, et les amis de Jared et leurs familles » ("Éther 1:41). Il n’y avait pas de raison de laisser la langue de Jared sans la confondre s’il n’y avait personne à qui il pourrait parler, et son frère invoqua le Seigneur pour que ses amis puissent également conserver la langue. Ceci s’appliquerait néanmoins à n’importe quelle autre langue : si chaque personne devait parler une langue rien que pour lui et partir tout à fait seul, les races auraient été non pas simplement éparpillées mais tout à fait annihilées[1]. Nous ne devons pas tomber dans le vice classique qui consiste à lire dans les Ecritures des choses qui ne s’y trouvent pas. Notre texte ne dit absolument pas que tout le monde s’est tout à coup mis à parler une nouvelle langue. Il nous est dit dans le livre d’Éther que les langues furent confondues avec et par la « confusion » du peuple : « Invoque le Seigneur, dit Jared (Éther 1:34), afin qu’il ne nous confonde pas de telle sorte que nous ne puissions comprendre nos paroles » (italiques ajoutés). Cette précision est significative pour plus d’une raison. Comment peut-on dire que « nous ne pouvons comprendre nos paroles » ? Les mots que nous ne pouvons pas comprendre peuvent être des syllabes qui n’ont pas de sens ou peuvent être dans une langue étrangère, mais dans l’un ou l’autre cas, ce ne sont pas nos paroles. La seule manière pour nous de ne pas comprendre nos propres paroles c’est que des mots qui sont réellement les nôtres changent de sens parmi nous. C’est exactement ce qui arrive lorsque les gens et par conséquent les langues sont soit « confondus », c’est-à-dire mélangés, soit éparpillés. Dans le récit d’Éther, la confusion des gens ne doit pas être séparée de la confusion de leur langue ; elles sont, et ont toujours été, un seul et même processus : le Seigneur, nous dit-on (Éther 1:35-37), « ne confondit pas la langue de Jared ; et Jared et son frère ne furent pas confondus... et le Seigneur eut compassion de leurs amis et de leurs familles aussi, de sorte qu’ils ne furent pas confondus ». Il est clair que « confondre », tel que le mot est utilisé dans le livre d’Éther, doit être pris dans son sens véritable et littéral de « déverser ensemble », « mélanger ensemble », si l’on se rapporte à la prophétie qui se trouve dans (Éther 13:8, qui dit que « Ie reste de la maison de Joseph sera édifié dans ce pays... et il ne sera plus confondu », le mot signifiant ici mêlé à d’autres peuples, culturellement, linguistiquement ou autrement.

 

Il y a encore une autre expression biblique importante à laquelle notre texte apporte un éclaircissement bienvenu : Éther ne dit pas que « toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots » (Genèse 11:1), mais il nous donne une indication intéressante sur la manière dont il faut comprendre ce passage. Tout comme « fils » et « descendant » sont le même mot en hébreu et peuvent par conséquent être facilement confondus par des traducteurs (qui en fait n’ont pas la possibilité de savoir, à part le contexte, dans quel sens il faut comprendre le mot), de même « terre » et « pays » sont le même mot, le eretz bien connu. Étant donné que le livre d’Éther, qui ne parle que des Jarédites, note que « il n’y avait aucun des beaux jeunes fils ni des belles jeunes filles sur la surface de toute la terre qui se repentît de ses péchés » (Éther 13:17), il semblerait que l’expression courante « toute la terre » (kol ha-aretz) de l’Ancien Testament ne doive pas toujours être prise dans le sens de globe tout entier. Il est certainement tout aussi légitime de penser que l’époque de Péleg a été le moment où, comme le décrivent les vieux écrivains juifs, « Ies enfants de Noé commencèrent à diviser la terre entre eux[2] », que d’imaginer sans la moindre autorité la dérive des continents ou le déchirement du globe terrestre. La première réaction qu’a le lecteur d’un texte ancien et fragmentaire devient ordinairement un credo qu’il garde toute sa vie, même si les recherches et la révélation se sont combinées dans les derniers jours pour discréditer cette solution évidente et facile des mystères. Lorsque nous l’examinons, le livre d’Éther, comme 1 Néphi, a tout d’un récit sobre qui s’en tient aux faits et n’a jamais été censé être un tremplin pour l’imagination ; par exemple, notre document n’attribue pas la dispersion du peuple, comme on pourrait le croire innocemment, à la confusion des langues. Lorsque le frère de Jared eut été assuré de ce que lui, son peuple et leur langue ne seraient pas confondus, la question de savoir s’ils seraient chassés du pays restait encore à résoudre : C’était un autre problème, et il est évident que la langue qu’ils parlaient avait aussi peu à voir avec leur expulsion du pays qu’avec leur destination. C’est quelque chose d’autre qui va chasser de chez eux les Jarédites réticents. Qu’est-ce qui a pu les forcer à partir ? Pour être sobre et fidèle aux faits, l’histoire n’a pas besoin de se cantonner au monotone, au normal et au quotidien. La confusion et la dispersion des gens de la tour ne fut pas l’évolution lente du processus historique. Elle fut soudaine et terrible, et le livre d’Éther donne l’indication la plus claire possible de ce qui l’a causée.

 

Mais ceci introduit un thème dont il m’est impossible de parler brièvement. Réservons-le pour une autre lettre.

 

Une note sur le temps[3]

 

Cher F.,

 

Il est réjouissant de savoir que vous avez enfin lu le livre d’Éther et que vous avez découvert qu’il n’est pas, en dépit de son nom, « du chloroforme en caractères d’imprimerie ». Le sujet que vous contestez maintenant, « le récit extravagant et outré de la façon dont ils ont traversé l’océan », est celui-là même auquel ma dernière lettre voulait en venir. Nous avons terminé, vous vous en souviendrez, par l’observation que c’est quelque chose d’effroyable qui a dû chasser les Jarédites du pays. Qu’était-ce ?

 

Les burans de l’Asie centrale sont toujours terribles. Les voyageurs anciens et modernes racontent des histoires presque incroyables mais uniformes sur ces vents terrifiants qui déplacent presque quotidiennement d’énormes masses de sable, de poussière et même de gravier d’une partie du continent à l’autre[4]. Les grands dépôts de lœss sur les bords orientaux et occidentaux de cette vaste région témoignent de tempêtes de sable encore plus terribles qui accompagnèrent la dessiccation du pays après l’époque glaciaire. Mais c’est quand le climat du monde connaît un bouleversement, comme cela a été le cas un certain nombre de fois dans le cours de l’histoire, que les sables qui soufflent de l’Asie font tomber de puissants empires en ruines, ensevelissent de grandes villes presque du jour au lendemain et dispersent les tribus dans toutes les directions pour envahir et submerger les civilisations plus favorisées de l’Est et de l’Ouest. Le temps qu’il fait en Asie est le grand mécanisme moteur central de l’histoire du monde. Ce n’est que ces dernières années que les hommes ont commencé à faire le lien entre les grandes migrations de l’histoire, ainsi que les guerres et les révolutions qui les ont accompagnées, et ces grandes crises climatiques, comme le grand vent et la sécheresse de 2300-2200 av. J.-C et les inondations mondiales de 1300 av. J.-C, que nous savons maintenant s’être produits dans le courant de l’histoire écrite[5]. Ceux qui étudient la société ont été à ce point hypnotisés par la facilité avec laquelle tous les imprévus de la vie peuvent être expliqués en fonction des principes de l’évolution, que la fureur des éléments et l’effondrement des empires passent inaperçus dans leurs graphiques et leurs manuels. Alors qu’ils ont sous les yeux des exemples aussi visibles que le nez au milieu de la figure, ils dédaignent néanmoins de reconnaître des choses aussi bassement sensationnelles que les épidémies et les tremblements de terre, et ils ne veulent pas non plus reconnaître la vitesse effrayante avec laquelle les scènes de l’histoire du monde changent.

 

Sir Aurel Stein, dans son livre Lou-Lan, a décrit les maisons et les rues désertes de cette ville se trouvant exactement dans le même état qu’il y a quatorze siècles, lorsque leurs habitants furent chassés par une sécheresse si soudaine et si terrible que ni le bois des arbres fruitiers, ni les tissus les plus délicats n’ont pourri depuis[6]. La grande ville d’Etsina fut tout aussi soudainement abandonnée il y a six cents ans et ne fut retrouvée qu’en 1908 : « Toute vie naturelle mourut. Les arbres de la forêt se jetèrent sur le sol [parlant évidemment des vents terribles]... et il s’éleva des tempêtes qui ensevelirent bientôt le pays sous le sable. » Aujourd’hui encore, les arbres sont là non décomposés, « comme des momies desséchées au soleil, morts, nus et gris... ils étaient étendus par milliers sur une vaste région, qui était autrefois une forêt ombragée... nous sommes passés devant d’autres ruines de fortifications abandonnées, et avec d’étranges sensations, nous avons déterré des objets qu’aucun être humain n’avait touché pendant plus de six cents ans...[7] »

 

Le même voyageur qui raconte cela allait être témoin oculaire de la répétition de cette tragédie asiatique bien connue :

 

« Un jour, nous avons rencontré un village sart abandonné où les digues nouvellement jetées et les terrassements inachevés témoignaient de la lutte désespérée qu’avait menée l’ancienne population pour retenir l’eau en voie de disparition... Mais un jour était venu où il n’y avait plus eu d’eau. Les animaux se tenaient près des points d’eau et cherchaient en vain de l’humidité, les femmes pleuraient dans les maisons, et les hommes se rassemblaient dans la mosquée pour prier Allah pour obtenir le miracle qui seul pouvait sauver leurs nombreuses maisons [cf. Éther 1:38]. Mais il ne se produisit pas de miracle ; le village n’obtint pas d’eau et, dans la dernière extrémité de la famine, le peuple jeta ses possessions les plus indispensables sur les chevaux et les ânes restants et quitta rapidement ses foyers et le pays de ses pères pour suivre son aksakal [l’ancien du village, cf. le frère de Jared] dans les terres brûlées par le soleil à la recherche désespérée d’eau[8]. »

 

Le sort des malheureux vagabonds est décrit en ces termes : « Plus tard, nous avons rencontré de temps en temps de petits groupes de ces anciens paysans, qui, maintenant, nomades malheureux, erraient dans les steppes. Les fugitifs avaient été obligés de se répartir en petits groupes, puisqu’aucun cours d’eau ne pouvait les desservir tous...[9] ».

 

N’est-ce pas là en miniature l’histoire de la dispersion ? Vous savez comment les ancêtres des Étrusques furent chassés d’Asie mineure par la sécheresse et se dirigèrent vers l’ouest, à la recherche d’une terre promise. Ce n’était pas simplement de l’eau que recherchaient ces gens, mais une terre meilleure, et surtout de meilleurs pâturages. Dans l’épopée des Bani Hilal, on nous montre comment l’une des plus grandes tribus arabes fut chassée de chez elle par sept années de vents brûlants, et comment elle chercha une terre promise, tout d’abord en Asie centrale et puis au Maroc. C’est lorsque le reste du monde fut frappé de famine que l’Égypte devint le refuge des patriarches, car « il y avait du blé en Égypte ». Comme vous le savez, il y a deux points ou centres de rayonnement classiques à partir desquels toutes les migrations de l’Antiquité ont pris leur élan : le cœur de l’Asie et (à un bien moindre degré) le désert arabe. N’est-il pas remarquable que les migrations du Livre de Mormon prennent leur départ dans ces deux mêmes centres ?

 

Vous devez dépasser l’idée que l’histoire avance à un rythme lent et même majestueux. Ce n’est pas vrai. La calamité soudaine qui s’est abattue sur un village asiatique en 1927 a frappé maintes et maintes fois dans le passé, dispersant les habitants de grandes capitales et les transformant en vagabonds sur la terre, « et lorsque la tempête s’apaisait, les sables volants se solidifiaient de nouveau, et les nomades terrifiés trouvaient la face tout entière de la nature transformée en de nouvelles formes.[10] » Et de toutes les nombreuses villes et de tous les nombreux empires dispersés par une bouffée soudaine d’air brûlant, c’est Babel, la ville de la tour, qui a laissé derrière elle le dépôt le plus riche de légendes et de traditions.

 

Eusèbe, dans son Chronicon, qui, chose surprenante, s’est révélé être une des sources les plus dignes de confiance de l’histoire orientale ancienne, cite la Sibylle et lui fait dire que « lorsque tous les hommes parlaient une seule langue, certains d’entre eux construisirent une haute tour de manière à monter jusqu’au ciel, mais Dieu détruisit la tour par des vents puissants[11] ». Deux siècles plus tard, Théophile d’Antioche donne une version plus complète de l’histoire, citant la Sibylle en vers : « Après le cataclysme, les villes et les rois eurent un nouveau commencement, de cette manière. La première ville de toutes fut Babylone... et un homme du nom de Nimrod en devint le roi... comme à cette époque les hommes avaient tendance à se disperser, ils se consultèrent au lieu de consulter le Seigneur, et décidèrent de construire une ville et une tour dont le sommet arriverait au ciel, de sorte que leur nom puisse être glorifié... Ainsi parle la Sybille : Mais lorsque les menaces du grand Dieu s’accomplirent, menaces dont il avait averti les mortels à l’époque, ils construisirent une tour en pays assyrien. Ils parlaient tous autrefois la même langue et voulaient monter aux cieux étoilés. Mais immédiatement l’Immortel fit une forte pression sur les coups de vent, de sorte que le vent renversa la grande tour et poussa les mortels à lutter les uns contre les autres. Et lorsque la tour fut tombée, les langues des hommes furent divisées en de nombreux dialectes, de sorte que la terre se remplit de différents royaumes d’hommes[12]. « Le Livre des Jubilés (2e s. av. J.-C.) dit comment « le Seigneur envoya un vent puissant contre la tour et la renversa sur la terre, et voici c’était entre Assur et Babylone dans le pays de Schinear, et ils lui donnèrent le nom de ‘Renversement’[13]. » L’historien persan zélé et érudit qu’était Tha’labi (mort en 1030 apr. J.-C.), rapporte que le peuple fut dispersé de la tour par une sécheresse terrible accompagnée de vents d’une telle vélocité qu’ils renversèrent même la tour[14]. « Quarante ans après l’achèvement de la Tour », dit Bar Hebraeus, qui réunit une vaste quantité de traditions en Asie centrale au treizième siècle, « Dieu envoya un vent et la Tour fut renversée et Nemrodh y mourut[15]. La description de perturbations atmosphériques violentes accompagnées de bouleversements sociaux, de la dispersion de tribus et d’un changement de langues ne peut que remonter à un événement réel ; non seulement c’est le genre de choses auquel on s’attendrait, mais on sait aussi très bien que cela s’est produit maintes et maintes fois – il n’y a aucune raison de douter qu’une grande ville appelée Babel ait connu, il y a longtemps, le même destin que les gens de ‘Ad et Thamud, de Lou-Lan, d’Etsingol ou des Nasamonéens[16].

 

Mais le Livre de Mormon ? Contraste frappant avec l’histoire de Léhi, où les seules terreurs rencontrées au cours du voyage par terre et par mer étaient normales et familières, y compris un typhon, nous avons dans l’histoire de la migration jarédite un état de choses très insolite. Le Seigneur commanda à Néphi de construire « un bateau », un bateau ordinaire, dont ses frères étaient certains qu’il ne pourrait jamais le finir. Pourtant le bateau fut terminé et la famille mit à la voile. Les frères de Néphi, en dépit de toutes leurs moqueries, n’eurent apparemment pas de commentaires méprisants à faire sur le genre de bateau qu’il construisait. Nous en concluons que c’était, comme on l’appelle à diverses reprises, simplement « un bateau », quoique, étant terrien, Néphi eut besoin d’être spécialement guidé (1 Néphi 17:8). Or le peuple de Léhi dut traverser au moins deux fois et probablement trois ou quatre fois plus d’eau que les Jarédites, et un navire ordinaire lui suffit pour cela. Mais les barques de Jared étaient des navires tout à fait extraordinaires. Le Seigneur donna au constructeur des instructions spéciales pour tous les détails. Elles devaient être submersibles et cependant flotter très légèrement à la surface des vagues. « Elles étaient petites, et elles étaient légères sur l’eau » et cependant construites de manière à résister à une pression terrible : « extrêmement étanches », « étanches comme un plat », avec des trous d’aération spéciaux et scellés que l’on ne pouvait pas ouvrir lorsque la pression de l’eau à l’extérieur était plus grande que la pression d’air à l’intérieur. Le Seigneur expliqua pourquoi il serait nécessaire de construire de tels vaisseaux: parce qu’il était sur le point de déchaîner des vents d’une violence incroyable qui, le moins qu’on en puisse dire, feraient de la traversée un cauchemar effrayant. Toute fenêtre, dit-il en guise d’avertissement, volera en éclats ; il ne sera pas question de faire du feu ; « vous serez comme une baleine au milieu de la mer; car les vagues montagneuses se jetteront sur vous... vous ne pouvez traverser ce grand abîme sans que je ne vous prépare contre les vagues de la mer, et les vents qui sont sortis, et les flots qui viendront. »

 

« Que veux-tu donc que je prépare pour vous, pour que vous ayez de la lumière lorsque vous serez engloutis dans les profondeurs de la mer ? » (Éther 2:23-25). Il ne s’agissait pas ici d’une traversée normale ni d’une tempête brève et passagère... « le vent ne cessa jamais de souffler vers la terre promise pendant qu’ils étaient sur les eaux » (Éther 6:8) – « Ie Seigneur Dieu fit en sorte qu’un vent furieux soufflât sur la surface des eaux... ils furent de nombreuses fois ensevelis dans les profondeurs de la mer, à cause des vagues montagneuses qui déferlaient sur eux, et aussi des grandes et terribles tempêtes qui étaient causées par la violence du vent » (Éther 6:5-6; italiques ajoutés). Notre récit montre d’une manière parfaitement claire que le groupe allait passer pas mal de temps en dessous de la surface de la mer ! Il est évident que des vents aussi phénoménaux et continuels ne peuvent avoir été une simple perturbation locale, et nous pouvons supposer sans grande crainte de nous tromper que le livre d’Éther nous décrit ces mêmes super-vents que l’on dit avoir accompagné et peut-être causé la destruction de la tour.

 

Le livre d’Éther nous dit clairement qu’au moment de la dispersion le monde fut balayé par des vents d’une violence colossale. Il y a trois sources principales qui permettent de vérifier ceci : (1) les vieilles traditions concernant la tour, qui mentionnent presque toujours les vents, (2) les études des paléoclimatologues qui, coordonnées avec les documents historiques, montrent que le monde a connu à diverses reprises des changements climatiques catastrophiques dans les 6000 dernières années, par exemple la grande sécheresse mondiale et les tempêtes de vent vers 2200 av. J.-C, la terrible sécheresse de 1000 av. J.-C, les inondations également violentes de 1300 av. J.-C et le Fimbulwinter de 850 av. J.-C, etc., et (3) les comptes rendus historiques proprement dits de lieux qui ont subi le même sort que Babel, montrant que ce n’est pas là un événement fantastique mais véritablement caractéristique dans l’histoire du monde. Un bon exemple de ce genre de document historique est la Cosmographie de Qazwini, qui dit comment, au Moyen Âge, le grand dôme de Bagdad, lequel « dôme était le symbole (‘alam) de Bagdad et la couronne du pays, et la réalisation principale des fils d’Abbas », s’écroula pendant un grand vent de tempête. Les savants ont souvent fait remarquer que la tour de Babel était justement l’un de ces symboles de la puissance et de l’unité de ses constructeurs (Genèse 11:4)[17].

 

Non seulement la Bible ne fait pas mention des vents, mais le Livre de Mormon lui-même le fait seulement au passage, quoique très nettement, pour expliquer pourquoi les bateaux jarédites furent construits comme ils le furent et en décrivant le voyage par mer. Le fait même que ce détail soit simplement mentionné en passant est un argument puissant en faveur de l’authenticité du récit.

 

La route de l’exil[18]

 

Partis de la plaine de Schinear, les Jarédites se dirigèrent vers le nord et passèrent dans une vallée qui doit son nom à Nimrod, le grand chasseur, et de là « dans cette contrée où il n’y avait jamais eu d’homme » (Éther 2:5). Cela a dû les conduire dans la région des grandes et larges vallées où le Tigre, l’Euphrate, le Kura et l’Araks ont leur source, un « centre d’où rayonnent des vallées et des routes auxquelles l’Euphrate doit son importance comme grande route de pénétration commerciale et militaire[19] ». La présence fréquente, dans cette région, du nom de Nimrod, que nous avons déjà relevée, n’est peut-être pas sans importance véritable, car il n’est pas de phénomène historique qui ait été démontré aussi formellement que la ténacité extrême des noms de lieux. Dans de nombreux cas, les noms de lieux encore utilisés parmi les paysans ou les nomades illettrés, se sont révélés remonter aux temps préhistoriques.

 

Le point de savoir si le groupe est parti vers l’est ou vers l’ouest à partir de la vallée de Nimrod n’est pas d’importance majeure, quoiqu’un certain nombre de choses militent en faveur d’un itinéraire vers l’est[20]. Il y a par exemple la grande longueur du voyage : « Pendant ces nombreuses années nous avons été dans le désert » (Éther 3:3); pareille situation implique non seulement de vastes régions d’errance, mais un terrain favorable à des nomades éleveurs de bétail et une « contrée où il n’y avait jamais eu d’homme », conditions auxquelles les régions asiatiques se conforment beaucoup mieux que les européennes. La chose la plus révélatrice, c’est le fait que « Ie vent ne cessa jamais de souffler vers la terre promise pendant qu’ils étaient sur les eaux; et c’est ainsi qu’ils furent poussés par le vent » (Éther 6:8). Qu’ils soient partis des rivages de l’Orient ou des rivages de l’Occident, les Jarédites devaient nécessairement traverser l’océan entre le 30e et le 60e parallèle nord où les vents dominants sont des vents d’ouest d’un bout à l’autre du monde. Puisque la cause de ces vents se rattache à la révolution de la terre et au froid relatif des régions polaires, on peut supposer que les mêmes vents régnaient du temps de Jared que du nôtre. On ne peut évidemment pas être trop dogmatique là-dessus, car le climat a changé au cours des âges, et il se produit aussi des tempêtes anormales ; cependant, la constance extrême du vent suggère fortement des vents dominants de l’ouest et la traversée du Pacifique Nord, puisque, si les voyageurs avaient tenté l’Atlantique, cela aurait signifié avoir constamment le vent debout. La longueur du voyage par mer, 344 jours, ne nous dit rien puisque les navires, quoique poussés par le vent, n’utilisèrent apparemment pas de voiles : les ouragans presque perpétuels auraient rendu les voiles impossibles même s’ils en avaient eu. Mais le fait que le groupe resta presque un an sur l’eau, même avec les vents en poupe, fait certainement penser au Pacifique et rappelle de nombreuses histoires de jonques chinoises qui, au cours des siècles, ont été poussées, sans rien pouvoir y faire, par le vent pour finir, après avoir passé environ une année en mer, par s’échouer sur les plages de la côte occidentale de l’Amérique[21]. En outre, nous ne devons pas oublier qu’une montagne d’une « hauteur extrême » se trouvait près de l’endroit de l’embarquement jarédite (Éther 3:1) et qu’il n’y a pas de montagnes de ce genre sur la côte atlantique de l’Europe, comme il y en a en de nombreux endroits du rivage asiatique. Mais à l’est comme à l’ouest, de la Baltique au Pacifique, « du désert de Gobi et de la frontière de la Corée au Danube inférieur et aux Carpates », un seul mode de vie règne depuis l’aube de l’histoire, conditionné par un type de terrain remarquablement uniforme[22]. Un certain nombre d’études faisant autorité dans ce qu’on appelle l’Art des Steppes, et les fouilles des Russes au cours des années récentes, ont confirmé les suppositions les plus extravagantes quant à l’étendue, l’antiquité et l’uniformité des cultures de la steppe. La culture keltéminaire nouvellement découverte, par exemple, semble relier les unes aux autres toutes les grandes langues de l’Europe et de l’Asie centrale en un enchaînement préhistorique unique et vaste qui englobe non seulement la famille indo-européenne mais aussi la touranienne et même les antiques langues non aryennes de l’Inde[23]. L’Asie est le pays classique des tribus et des nations errantes, avec un type commun de culture et de société qui, comme nous le verrons, se retrouve parfaitement chez les Jarédites.

 

Seul le livre d’Éther voit les paysages maintenant secs et poussiéreux sous un aspect inattendu : « Et il arriva qu’ils voyagèrent dans le désert et construisirent des barques, dans lesquelles ils traversèrent de nombreuses eaux, étant continuellement dirigés par la main du Seigneur. Et le Seigneur ne leur permit pas de s’arrêter au-delà de la mer dans le désert, mais il voulut qu’ils continuassent jusqu’à la terre de promission... » (Éther 2:6-7; italiques ajoutés). La traversée de nombreuses eaux en étant constamment dirigés est surprenante, « Ia mer » en question n’étant apparemment qu’une – quoique la plus redoutable – des nombreuses eaux à traverser. Or, il est de fait que dans les temps anciens, les plaines de l’Asie étaient couvertes de « nombreuses eaux » qui ont maintenant disparu, mais dont l’existence a été signalée jusque bien avant dans les temps historiques ; elles étaient évidemment bien plus abondantes encore du temps de Jared. A l’époque d’Hérodote encore, le pays des Scythes (région dans laquelle le peuple de Jared se rendit tout d’abord) présentait de redoutables barrières d’eau à l’émigration : « La face du pays était sans doute très différent de ce qu’il est maintenant, dit Vernadsky, les fleuves étaient beaucoup plus profonds et il restait encore de l’époque glaciaire de nombreux lacs qui se transformèrent plus tard en marécages[24]. » En effet, la théorie émise par Pumpelly sur le développement de la civilisation à partir de cultures oasiennes présuppose l’existence de vastes mers intérieures, maintenant disparues, mais dont l’existence a été bien attestée même jusque dans les annales chinoises qui parlent de « vastes étendues d’eau, dont le Lob Nor et d’autres lacs rétrécis et petits lacs saumâtres de montagne sont tout ce qui en reste[25] ». L’assèchement constant du cœur de l’Asie depuis la fin de la dernière époque glaciaire est un des faits de base de l’histoire, et certains experts le considèrent même comme la source de l’histoire du monde. Mais c’est une découverte relativement récente. Celui qui a écrit le livre d’Éther a montré une perspicacité remarquable en mentionnant des eaux plutôt que des déserts le long du chemin des émigrants, car la plupart des déserts sont d’origine très récente, tandis que presque toutes les eaux antiques ont complètement disparu. Il nous suffit de nous souvenir que Sven Hedin a découvert qu’il y a des lacs qui se déplacent littéralement en Asie centrale !

 



[1] Parmi les traditions de la dispersion, on trouve aussi la tradition du juste dont la langue n’a pas été changée. Certains rabbins, dit Bar Hebraeus, dans E. A. Wallis Budge, The Chronography of Bar Hebraeus.

[2] Jubilés 8:8.

[3] La 3e partie de « The World of the Jaredites », IE 54, novembre 1951, pp. 786-87, 833-35, commençait ici.

[4] Jean de Pian de Carpini commence son récit de ses voyages en Asie Centrale au 13e siècle en décrivant ces vents, dans Manuel Komroff, dir. de publ., Contemporaries of Marco Polo, New York, Liveright, 1928, p. 4. Des explorateurs modernes tels que G. N. Roerich, Trails to Inmost Asia, New Haven, Yale University Press, 1931, p. 49, les mentionnent à diverses reprises, p. ex.: « Nous approchions du grand bassin désertique de l’Asie intérieure et chaque souffle de vent apportait de la poussière provenant de sa vaste étendue de sable », pp. 110, 193-95, 404, etc.

[5] On pourra trouver un bon traitement général des grands changements climatiques de l’histoire ancienne dans C. E. P. Brooks, Climate Through the Ages, Londres, Benn, 1926); A. R. Burn, Minoans, Philistines, and Greeks, New York, Knopf, 1930); Christopher Dawson, The Age of the Gods, Londres, Murray, 1928; J. L. Myres, « The Ethnology and Primitive Culture of the Nearer East and the Mediterranean World », dans Edward Eyre, dir. de publ., European Civilization, 7 vols., Oxford, Oxford University Press, 1934-38, 1:94-95, 103; J. B. S. Haldane, « A Biologist Looks at England », Harpers 175, August 1937,  pp.  286; V. Gordon Childe, New Light on the Most Ancient East, New York, Praeger, 1953, ch. 2.

[6] Aurel Stein, Serindia, 5 vols., Oxford, Clarendon, 1921; réimpression Delhi, Matilal Banarsidass, 1980-83, 1:369-449; Aurel Stein, Innermost Asia, 3 vols., Oxford, Clarendon, 1928, 1:214-16.

[7] Henning Haslund, Men and Gods in Mongolia, New York, Dutton, 1935, pp. 106-10.

[8] Id., pp. 176-77.

[9] Id., p. 177.

[10] Id., p. 106.

[11] Eusèbe, Chronicorum I, 4, dans PG 19:116

[12] Théophile d’Antioche, Ad Autolycum II, 31, dans PG 6:1101; virtuellement le même texte dans les Livres Sibyllins, 3:98-107, dans R. H. Charles, Apocrypha and Pseudepigrapha of the Old Testament, 2 vols., Oxford, Clarendon, 1912, 2:380-81. On trouve l’idée que la tour fut construite expressément pour unifier le genre humain qui avait tendance à se disperser, dans Livres Sibyllins, 5:423: « touchant les nuages eux-mêmes et vue de tous, pour que tous les fidèles et tous les justes puissent voir la gloire du Dieu invisible ». Emil G. Kraeling, « The Earliest Hebrew Flood Story », JBL 66, 1947,  p. 283, dit à propos de cette idée: « C’est là une philosophie primitive et pourtant profonde concernant la nature de la ville orientale. » Le point de savoir si Babel était une tour ou une ville est un détail, id., pp. 280-83, puisque les deux vont normalement de pair. Malgré tout, Dieu a maudit le projet parce qu’il était entrepris par les hommes de leur propre chef, sans le consulter: « Malheur à toi, Babylone, au trône d’or et aux sandales d’or, toi qui pendant maintes années fus reine, seule souveraine du monde, autrefois si grande et si cosmopolite », Livres Sibyllins 5:434-5.

[13] Jubilés 10:26.

[14] Tha'labi, Qisas al-Anbiyya, p. 43.

[15] Budge, Chronography of Bar Hebraeus, 1:8.

[16] Pour 'Ad et Thamud, R. A. Nicholson, A Literary History of the Arabs, Cambridge, Cambridge University Press, 1930, pp. 1-3; Hérodote, Histoires II, 31-32. La soudaineté de la chute de Babylone, maîtresse du monde, a laissé une impression indélébile dans l’esprit des hommes, qui ont appliqué le nom de cette ville comme « mot de code » à toutes les métropoles mondiales condamnées depuis lors, p. ex., Rome, Alexandrie.

[17] Le passage est dans E. Harder, Arabische Chrestomathie, Heidelberg, Goos, 1911, p. 166.

[18] La 4e partie de « The World of the Jaredites », IE 54, décembre 1951,  pp. 862-63, 946-47, commençait ici. A l’origine, cette livraison commençait par le paragraphe suivant, dont le contenu de base apparaît au dernier paragraphe de la section précédente: « Ainsi, vous pensez que mon récit du Grand Vent est un peu tiré par les cheveux. Je ne prétends pas que la tour a été renversée par le vent, je relève simplement que les anciens avaient une tradition très anciennne, répandue et persistante que sa chute s’est accompagnée de grands vents. Je relie cela à la description des vents dans le Livre d’Ether. Toutefois, pour vous montrer que pareille chose est possible, je vous propose un parallèle historique. Qazwini, dans sa Cosmographie, dit que le grand dôme de Bagdad était un signe et un symbole de la puissance et de l’unité du pays. Les spécialistes ont souvent fait remarquer que la Tour de Babel était un symbole du même genre. Qazwini nous apprend en outre que ce grand édifice fut détruit par un vent terrible – du moins, il dit qu’il tomba pendant un ouragan et nous laisse tirer nos conclusions. »

[19] Alexandre Moret, Histoire de l'Orient, 2 vols., Paris, Presses Universitaires, 1929-36, 1:306.

[20] Voir appendice 1

[21] Voir Charles E. Chapman, A History of California: The Spanish Period, New York, Macmillan, 1926, pp. 21-30.

[22] La citation vient de Louis Marin, préface à G. N. Roerich, Trails to Inmost Asia, New Haven, Yale University Press, 1931, p. ix.

[23] V. Altman, « Ancient Khorezmian Civilization in the Light of the Latest Archaeological Discoveries, 1937-1945 », JAOS 67, 1947,  pp. 81-85.

[24] George Vernadsky, Ancient Russia, New Haven, Yale University Press, 1943, pp. 15-16. Au 12e s., il était possible d’empêcher les invasions du grand royaume d’Asie Centrale, le Khwarazm en inondant le pays, Karl A. Wittfogel et Fêng Chia-Shêng, « History of Chinese Society Liao », TAPS 36, 1946,  p. 647.

[25] Raphael Pumpelly, Explorations in Turkestan, 2 vols., Washington, Carnegie Institution, 1908, 2:286; cf. 1:66, 70-75.

 

 

 

l Accueil l Écritures l Livres l Magazines l Études l Médias l Art l