Y a-t-il eu un Exode ?

Beaucoup de gens sont certains que l’un des événements centraux du judaïsme ne s’est jamais produit. Il y a cependant des indices, dont certains sont publiés ici pour la première fois, qui donnent à penser le contraire.

Tiré de Israël en Égypte, 1867, par le peintre anglais Edward Poynter. Wikimedia.

 

Essai de Joshua Berman

2 mars 2015

À propos de l’auteur

Joshua Berman enseigne la Bible à l’université Bar-Ilan et aux facultés universitaires de Shalem en Israël et est chercheur à l’Institut Herzl.

À ce jour, aucun discours en chaire par un rabbin américain contemporain n’a généré une plus grande attention ou plus de controverses qu’un sermon prononcé par le rabbin David Wolpe le matin de la Pâque 2001. « La vérité, a-t-il dit à son assemblée de Los Angeles, est [que] la façon dont la Bible décrit l’exode [d’Égypte] n’est pas la façon dont cela s’est passé, si cela s’est passé. »

En plus de lancer un pavé théologique, ce sermon inaugurait une nouvelle ère, une ère au cours de laquelle les Juifs fréquentant la synagogue pouvaient s’attendre de plus en plus à être confrontés aux constatations des études scientifiques de la Bible. Pour le rabbin Wolpe, l’honnêteté intellectuelle exigeait que, en ce qui concerne l’Exode en particulier, ces constatations non seulement s’imposent mais soient adoptées, et il était du devoir des leaders spirituels comme lui d’aider les fidèles à les assimiler.

Au cours des années qui ont suivi, grâce en grande partie à l’Internet et à l’omniprésence des médias sociaux, l’exposition à ces constatations a augmenté exponentiellement, dont une grande partie concentrée sur un point : l’historicité ou surtout la non-historicité de l’exode biblique. Par exemple, dans un essai inaugural pour The Torah.com, un site consacré à « l’intégration de l’étude de la Torah aux disciplines et aux constatations des recherches scientifiques bibliques », Rabbi Zev Farber déclare catégoriquement que « compte tenu des données auxquelles les historiens modernes ont accès, il est impossible de considérer les récits d’exode massif hors d’Égypte [ou] ce qui s’est passé dans le désert... comme historique. »

On pourrait être tenté de demander : Où est le problème ? Pour certains, en effet, il n’y en a pas : admettre qu’il n’y a jamais eu d’exode est une question de simple honnêteté et ne devrait guère avoir d’effet délétère sur l’opinion que l’on a du judaïsme. Au contraire : les histoires de la Bible, nous dit-on, nous parlent en termes symboliques ; la voix de Dieu est dans le message de l’histoire de l’exode, pas dans les faits supposés, et ce message, une fois dépouillé de son bagage mythologique, n’en est que renforcé.

Cependant, pour d’autres, exciser l’exode du judaïsme c’est saper le judaïsme lui-même. Après tout, la justification biblique de l’obligation d’Israël vis-à-vis de Dieu est fondée non pas sur son identité en tant que Créateur ou sur son autorité morale suprême, mais sur le fait que les esclaves israélites en Égypte ont crié vers lui du fond de leur esclavage et qu’il les a sauvés. C’est l’unique moteur derrière les premières lignes des dix commandements: « Je suis l’Éternel, ton Dieu qui t’ai fait sortir d’Égypte, de la maison de servitude. »

Selon ce dernier point de vue, s’il n’y avait pas d’exode, la quasi-totalité des textes sacrés du judaïsme au cours des siècles auraient perpétué un gros mensonge. En réponse à la question posée par l’enfant lors du repas du seder : « En quoi cette nuit est-elle différente de toutes les autres nuits? » le père serait obligé de répondre : « En réalité, mon enfant, il n’y a pas de différence. » Et en effet, à de nombreuses tables contemporaines du seder, une nouvelle figure est apparue : à côté du fils qui ne sait pas comment le demander se trouve le père qui ne sait pas quoi répondre.

Dans ce qui suit, je propose au père trois cuillerées de science pour l’aider à formuler une réponse.

 

I. Y a-t-il eu un exode ? Passage en revue des arguments

 

L’argument contre l’historicité de l’Exode est bien simple et peut être résumé en cinq mots : une absence totale de preuves. On ne trouve nulle part dans les écrits de l’Égypte ancienne la moindre mention explicite d’esclaves hébreux ou israélites et encore moins d’un personnage nommé Moïse. Il n’est question nulle part de transformation des eaux du Nil en sang ou d’une quelconque série de plaies correspondant à celles de la Bible ou de la défaite d’un quelconque pharaon à l’échelle proposée par le récit de la Torah de la noyade massive des forces égyptiennes dans la mer. En outre, la Torah dit que 600 000 hommes âgés de vingt à soixante ans ont quitté l’Égypte ; si on y ajoute les femmes, les enfants et les personnes âgées, on arrive à une population d’environ deux millions d’âmes. Il n’y a nulle part la moindre preuve archéologique ou autre d’un ancien campement de cette taille dans le désert du Sinaï pas plus que la moindre preuve qu’un aussi grand afflux se soit produit plus tard à un moment quelconque dans la terre d’Israël.

Ce sont là des faits qu’aucun chercheur ou archéologue compétent ne niera. La cause est entendue alors ? Pour ceux qui voudraient défendre la plausibilité d’un exode historique, quelle réponse possible peut-il y avoir?

Commençons par l’absence d’éléments de preuve de l’existence des Hébreux dans les documents égyptiens. Il est tout à fait vrai que ces documents ne contiennent pas de mentions claires et non équivoques d’ « Hébreux » ou d’ « Israélites ». Mais cela n’a rien d’étonnant. Les Égyptiens appelaient tout simplement « Asiates » tous leurs esclaves sémites de l’ouest, sans distinction entre les groupes — tout comme les propriétaires d’esclaves dans le nouveau monde n’identifiaient jamais leurs esclaves noirs par l’endroit d’Afrique d’où ils venaient.

Plus généralement, il y a une limite à ce que nous pouvons attendre des écrits de l’Égypte ancienne. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent des papyri qui y ont été produits au cours de la période en question ont été perdus et il n’y en a absolument aucun provenant du delta oriental du Nil, la région où la Torah affirme que les esclaves hébreux résidaient, qui ait survécu. Au lieu de cela, nous devons recourir aux inscriptions sur les monuments, qui, étant principalement des rapports aux dieux sur les réalisations royales, sont loin d’être complètes ou fiables en tant que documents historiques. Elles ressemblent davantage aux curriculum vitae modernes et brillent tout autant par l’absence d’échecs quelconques.

Nous aurons des raisons de revenir plus tard sur ces inscriptions. Examinons pour le moment l’absence de preuves archéologiques explicites de l’Exode. En fait, beaucoup d’événements importants rapportés dans divers écrits anciens sont invisibles archéologiquement. Les migrations des Celtes en Asie mineure, des Slaves en Grèce, des Araméens dans le Levant — tous décrits dans des sources écrites — n’ont laissé aucune trace archéologique. Et cela non plus n’est guère surprenant : l’archéologie met l’accent sur l’habitat et la construction ; les migrants sont nomades par définition.

Les données archéologiques sont tout aussi silencieuses en ce qui concerne les nombreuses conquêtes dont l’historicité est généralement acceptée et même de nombreuses batailles de grande envergure et importantes, y compris celles qui sont relativement récentes. La conquête anglo-saxonne de la Grande-Bretagne au Ve siècle, la conquête arabe de la Palestine au VIIe siècle et même l’invasion normande de l’Angleterre en 1066 : toutes n’ont laissé quasiment aucun vestige archéologique. Est-ce parce que la conquête est généralement accompagnée de destruction ? Pas vraiment : les livres bibliques de Josué et des Juges, par exemple, parlent d’une infiltration graduelle dans la terre d’Israël avec seulement une petite poignée de villes déclarées détruites. Et ce qui est vrai de l’Antiquité est vrai pour plusieurs périodes dans l’histoire militaire dans lesquelles la conquête n’a entraîné en aucune façon une destruction automatique.

Départ des Israélites1829, par le peintre écossais David Roberts. Wikimedia.

Tant que nous en sommes à parler des preuves archéologiques, permettez-moi aussi de régler la question de l’exode « massif » de deux millions d’Israélites. Même si elle occupe une place importante dans le procès de l’historicité de l’Exode, c’est un faux problème qui mérite qu’on s’y attarde un peu. En fait, malgré la déclaration apparente de la Bible que les hommes israélites étaient 600 000 quand ils ont quitté l’Égypte, il y  a une abondance d’éléments dans la Torah qui vont dans le sens d’un nombre radicalement plus restreint.

Il y a déjà le livre de l’Exode (23:29-30), qui affirme que les Israélites étaient tellement peu nombreux qu’ils étaient incapables de peupler le pays dans lequel ils étaient destinés à entrer ; de même, en les appelant le moindre de tous les peuples, le Deutéronome (7:7) dit qu’ils étaient gravement dépassés en nombre par les habitants du pays. Le livre des Nombres (3:43) signale que le nombre des premiers-nés Israélites masculins de tout âge est de 22 273 ; pour qu’il y ait si peu de premiers-nés masculins dans une population totalisant plus de deux millions d’âmes, il faudrait un taux de fécondité de plusieurs dizaines d’enfants par femme — un phénomène qui n’est pas mentionné par la Torah et que l’on ne trouve nulle part dans aucun lignage familial de cette époque dans d’autres sources du Proche-Orient antique.

En outre, il aurait fallu des jours pour traverser un campement de deux millions de personnes — l’équivalent de la population de Houston (Texas). Et pourtant la Torah (Exode 33:6-11) ne fait aucune réflexion non plus là-dessus, décrivant plutôt les Israélites comme sortant régulièrement du camp et y revenant sans aucune difficulté. Elle ne fait pas non plus la moindre allusion au vacarme ni à la cohue qui auraient été créés par le système de sacrifices centralisé imposé dans le Lévitique. En outre, dans Exode 15:27, on nous dit que les Israélites campent dans une certaine oasis du désert qui arbore 70 dattiers, qui, pour une population de deux millions de personnes, auraient nourri et abrité 30 000 personnes par arbre !

En fait, plusieurs détails de l’histoire de l’Exode semblent effectivement refléter les réalités de l’Égypte ancienne. De plus, ce sont des détails qu’un scribe vivant des siècles plus tard et réinventant l’histoire aurait eu peu de chance de connaître.

 

Pourquoi le nombre de 600 000 hommes en âge de se battre est-il tellement hors de propos par rapport à autant d’autres éléments du récit du désert de la Torah ? Nous avons affaire ici à une particularité caractéristique de toute la Bible. Si, d’une manière très générale, les dimensions et les proportions qu’elle avance — comme celles données pour le Tabernacle dans le désert ou pour le Temple de Salomon — sont tout à fait réalistes, les exceptions se produisent presque universellement dans un seul domaine : c’est l’armée, où l’on trouve des nombres atteignant des proportions véritablement « bibliques ».

En hébreu biblique, comme dans les autres langues sémitiques, le mot qui veut dire mille —eleph— peut aussi signifier « clan » ou « troupe », et il ressort clairement des occurrences individuelles du mot que ces groupes sont très loin d’être constitués d’un millier d’individus. Dans un contexte militaire, le terme peut tout simplement fonctionner comme une hyperbole — comme dans « Saül a frappé ses mille, et David ses dix mille » (1 Samuel 18:7) — ou jouer un rôle typologique ou symbolique, comme les chiffres 7, 12, 40 et ainsi de suite. Prise isolément, une liste de recensement totalisant quelque 600 000 hommes désigne de toute évidence un certain nombre d’individus ; au vu des autres données que j’ai présentées ici, il devient difficile de dire ce qu’est ce nombre […].

Il est donc beaucoup moins surprenant qu’on pourrait le croire que l’archéologie reste silencieuse sur le campement israélite et l’afflux de population dans le pays. Après tout, la population n’a peut-être pas été très grande.

 

À la lumière de ce que nous avons vu jusqu’ici, faut-il toujours nier l’historicité de l’Exode en raison de l’absence de preuves ? Ou pouvons-nous maintenant invoquer la boutade bien connue et bien vraie que l’absence de preuve n’est pas preuve d’absence?

En fait, il y a plus à dire que cela. Beaucoup de détails de l’histoire de l’Exode semblent remarquablement refléter les réalités de l’Égypte de la fin du deuxième millénaire, la période où l’Exode a pu le plus vraisemblablement se produire —et c’est le genre de détails qu’un scribe vivant des siècles plus tard et réinventant l’histoire aurait eu peu de chance de connaître :

  • Il y a d’abondantes indications que des populations sémitiques de l’ouest ont vécu dans le delta oriental du Nil — ce que la Bible appelle Gosen — pendant la plus grande partie du deuxième millénaire. Certains étaient des esclaves, d’autres étaient élevés à la cour du pharaon, d’autres encore, comme Moïse, portaient des noms égyptiens.
  • Nous savons aujourd’hui que le grand pharaon Ramsès II, qui régna de 1279 à 1213 avant notre ère, construisit un énorme centre administratif en briques de terre crue dans une région où de vastes populations sémitiques vivaient depuis des siècles. On l’appela Pi-Ramsès. L’Exode (1:11) spécifie que les esclaves hébreux construisirent les villes de Pithom et de Ramsès, une allusion possible à Pi-Ramsès. Le site fut abandonné deux siècles plus tard par les pharaons.
  • Dans le récit de l’Exode, les pharaons sont simplement appelés « Pharaon », tandis que dans les passages bibliques postérieurs, les monarques égyptiens sont désignés par leur nom propre, comme dans « Pharaon Néco » (2 Rois 23:29). Cela aussi fait écho à son utilisation en Égypte où, depuis le milieu du deuxième millénaire jusqu’au Xe siècle avant notre ère, le titre « Pharaon » était utilisé seul.
  • Les noms de diverses entités nationales mentionnées dans le Cantique de Moïse et des Israélites (Exode 15:1-18) — Philistins, Moabites, Édomites et autres — apparaissent tous dans des sources égyptiennes peu avant 1200 avant notre ère ; à ce sujet, le livre de l’Exode est de nouveau correct pour la période.
  • Le récit de l’Exode suivi des errances des Israélites dans le désert reflète une connaissance solide de la géographie et de la situation naturelle du delta oriental du Nil, de la péninsule du Sinaï, du Néguev et de la Transjordanie.
  • Le livre de l’Exode (13:17) note que les Israélites décidèrent de ne pas traverser la péninsule du Sinaï le long de la route côtière du nord vers la Gaza moderne parce que cela aurait entraîné des opérations militaires. La découverte, tout au long de cette route, de vastes fortifications égyptiennes datant de la période en question confirme l’exactitude de cette observation.
  • Les archéologues ont documenté des centaines de nouvelles colonies de peuplement dans la terre d’Israël datant de la fin du XIIIe et du XIIe siècles avant notre ère, ce qui correspond à l’arrivée attestée par la Bible des esclaves libérés ; chose frappante, ces colonies sont caractérisées par l’absence des os de porc que l’on trouve normalement dans ce genre d’endroits. On constate des destructions majeures à Béthel, Jokneam et Hatsor — des villes prises par Israël selon le livre de Josué. À Hatsor, les archéologues ont trouvé des statues cultuelles mutilées, ce qui donne à penser qu’elles répugnaient aux envahisseurs.
  • La plus ancienne mention écrite d’une entité appelée « Israël » se trouve dans l’inscription victorieuse du pharaon Mérenptah datant de 1206 avant notre ère. Le pharaon y répertorie les nations vaincues par lui au cours d’une campagne dans le sud du Levant ; parmi elles, « Israël est dévasté et sa postérité n’est plus. » « Israël » est écrit de manière à signifier un groupe, pas une ville ou une région bien établie, l’implication étant qu’il n’était pas encore une entité complètement installée avec un contrôle contigu sur toute une région. Cela colle avec la description de la Bible dans Josué et les Juges d’une conquête progressive du pays.

Bien sûr, certains spécialistes affirment que des vestiges comme la stèle de Mérenptah ne nous disent rien du tout sur un exode supposé, seulement qu’il existait, en 1206 avant notre ère, une entité nomade nommée Israël dans le pays de Canaan qui, pour autant que nous sachions, aurait pu être un peuple autochtone. Par contre, d’autres, se basant sur la même stèle, pensent que nous devrions dater l’exode des Israélites à une période située peu de temps avant que l’inscription ne soit faite — à savoir, au règne de Ramsès II.

 

On fait jouer ici un bond méthodologique qui combine les indices archéologiques (l’inscription de Mérenptah) avec les éléments de preuve bibliques (le récit de l’Exode) pour en arriver à une conclusion favorable à ces derniers. Certains considèrent cette pratique comme légitime ; d’autres crient à la faute. Nous voilà devant un problème plus vaste, un sujet de débat doctrinal intense : peut-on se fier à la Bible pour quoi que ce soit comme source historique ? Doit-on la considérer comme « innocente » (c’est-à-dire historiquement exacte) jusqu’à ce que sa « culpabilité » (c.-à-d., sa fausseté) soit prouvée ou comme « coupable » à moins que et jusqu’à ce que ses affirmations puissent être corroborées par des sources extérieures ?

 

C’est ce problème, qui est au cœur de notre sujet, que nous devons maintenant aborder.

 

II. L’Exode et la guerre des cultures

 

Beaucoup de choses militent contre la Bible comme source historique crédible. Elle contient des sujets tels que l’histoire du jardin d’Éden, qui semblent franchement mythiques de nature. Elle raconte des événements surnaturels qu’un historien moderne n’acceptera pas comme étant des faits et elle décrit régulièrement des actions terrestres comme causées par Dieu. Les spécialistes croient que beaucoup de ses textes ont été composés des siècles après les événements prétendument documentés et — comme pour l’Exode — peu de ces événements peuvent être corroborés par des sources extérieures indépendantes.

En bref, la Bible, selon ce point de vue, est un livre de propagande religieuse: de « l’histoire » qui répond à l’objectif de ses auteurs. Et cette vision des choses a des bases solides. Mais ce n’en est pas moins problématique pour autant et la raison en est simple : on peut faire le même reproche à beaucoup d’autres inscriptions historiques du Proche-Orient antique — et d’ailleurs. On trouve partout des textes cunéiformes et hiéroglyphiques qui racontent des révélations divines à des personnages royaux : une propagande manifeste en faveur des rois d’autrefois et des dieux qu’ils servaient. Et la plupart des événements rapportés dans ces documents anciens ne peuvent pas non plus être corroborés par des renvois aux sources d’autres cultures. Fréquemment, les événements eux-mêmes sont miraculeux : un pharaon défait à lui seul les légions ennemies, par exemple, ou le serpent sculpté dans le diadème du pharaon crache un feu dévorant ; les chiffres militaires sont incroyablement grands. Souvent, les événements se sont produits, s’ils se sont produits, des siècles avant la date de rédaction du texte.

Pourtant, à un degré ou à un autre, les savants acceptent régulièrement ces textes comme historiquement fiables. Les chercheurs d’aujourd’hui utilisent les œuvres de Tite-Live pour reconstituer l’histoire de la République romaine, fondée plusieurs siècles avant sa naissance et tous les historiens d’Alexandre le Grand reconnaissent comme leur source la plus précise l’Anabase d’Arrien, qui date de quatre siècles plus tard. Ils en excluent bien entendu les éléments manifestement irréalistes, qu’ils détachent du reste avant de créditer sa fiabilité. En revanche, quand il s’agit de sources bibliques, les éléments douteux sont souvent considérés de prime abord comme preuve du manque de fiabilité de l’ensemble.

Les savants acceptent régulièrement des textes contenant des événements surnaturels comme historiquement fiables. Sauf dans le cas de la Bible, naturellement.

 

C’est d’autant plus remarquable (pour ne pas dire plus) quand on sait qu’il y a une différence importante entre la littérature biblique et les écrits d’autres civilisations du Proche-Orient antique. D’un bout à l’autre, la Bible a une nette tendance à juger durement ses héros et à rapporter encore davantage les échecs d’Israël que ses succès. Aucune autre culture du Proche-Orient antique n’a produit une littérature aussi révélatrice des fautes, aussi réaliste concernant les abus de pouvoir ou aussi scrupuleuse à mettre ces abus par écrit pour la postérité. Là-dessus, au moins, tout le monde est d’accord. Et pourtant, dans les milieux scientifiques, la prise en compte de ce fait n’a en rien amélioré la réputation de la Bible comme rapporteuse honnête d’événements historiques.

Faisons une expérience : Imaginons que la Bible n’ait jamais parlé d’un asservissement d’Hébreux ou d’un exode hors d’Égypte. Au lieu de cela, une histoire qui y ressemble beaucoup apparaît dans une inscription datant du premier millénaire avant notre ère au cours de fouilles effectuées en Transjordanie, le pays des Moabites antiques. Racontant la période la plus reculée de ce peuple et de sa divinité Kemosch, l’inscription rapporte que les Moabites étaient esclaves en Égypte mais que le puissant Kemosch battit Amon et Rê à la mer, libérant les esclaves et leur permettant de retourner chez eux à Moab, tandis que leurs ennemis périssaient sous une tempête de grêle.

Face à un tel récit, les savants seraient assurément sceptiques devant les éléments théologiques et surnaturels, mais je soupçonne qu’ils chercheraient les indices d’un fond authentique, surtout s’il y avait des indices périphériques du genre que j’ai indiqué ci-dessus à propos du récit biblique. Ils seraient, par exemple, frappés par le fait que l’histoire connaît manifestement bien les noms égyptiens, qu’elle est au courant de la façon dont le delta oriental était peuplé et de la bonne façon de nommer le pharaon, qu’elle connaît l’existence des fortifications royales à l’extérieur de l’Égypte et la géographie de la péninsule du Sinaï, du Néguev et de la Transjordanie. Et surtout, ils tiendraient compte de la confirmation contemporaine de l’existence des Moabites dans les sources non moabites.

Une fresque de l’ancienne synagogue de Dura Europos en Syrie, montrant les Juifs traversant la mer Rouge avec Pharaon à leurs trousses. Wikimedia.

Ces savants hypothétiques se précipiteraient-ils aussi sur l’absence de toute mention d’esclaves moabites dans les sources égyptiennes ? J’en doute : le fait que tant de détails du récit concordent avec ce que nous savons de la période en conduirait beaucoup à considérer la source comme digne de confiance, surtout en l’absence de preuves solides en sens contraire.

La fiabilité des sources anciennes — qu’elles soient extra-bibliques ou bibliques — est une question épineuse. Où finit la réalité et où commence le façonnage des événements pour produire un message ? Du point de vue scientifique, la Bible doit être soumise aux critères d’analyse appliqués aux autres textes antiques comparables. Le fait qu’on ne la traite pas ainsi — qu’on a recours à deux poids deux mesures — nous apprend quelque chose sur le domaine des études bibliques dans le monde académique et sur l’académie elle-même.

Le système de deux poids deux mesures appliqué aux textes bibliques est un aspect essentiel du rapport de forces qui existe au sein des études bibliques, qui, en tant que discipline universitaire, constituent une sorte d’anomalie. La Bible est aujourd’hui étudiée dans toutes sortes d’institutions qui décernent des diplômes, depuis celles qui sont entièrement laïques jusqu’à celles qui sont le plus dogmatiques. Mais contrairement à Shakespeare ou aux discours de Cicéron ou à l’épopée de Gilgamesh ou au Code d’Hammourabi, la Bible est une anomalie en elle-même : elle est non seulement un ouvrage qu’on lit et étudie mais, pour beaucoup, un ouvrage qui guide la vie elle-même, un ouvrage d’écriture sacrée. […]

 

III. Plus pharaon que le pharaon

 

Pour résumer jusqu’ici : il n’y a aucun élément de preuve explicite qui confirme l’Exode. Au mieux, nous avons un texte — la Bible hébraïque — qui manifeste une bonne maîtrise d’un large éventail d’aspects assez standard des réalités égyptiennes antiques. C’est certainement quelque chose et il ne faut pas le négliger ; mais y a-t-il quelque chose d’autre à dire ? [J’ai fait une découverte] qui révèle un lien explicite entre le récit biblique et un texte bien précis d’un règne bien déterminé dans l’histoire égyptienne. [Voici de quoi il s’agit :]

L’un des piliers de l’étude critique moderne de la Bible est ce qu’on appelle la méthode comparative. Les savants déblaient un texte biblique en relevant les ressemblances entre lui et les textes trouvés parmi les cultures voisines de l’ancien Israël. Si les ressemblances sont nombreuses et véritablement propres aux deux types de sources, il devient plausible d’affirmer que le texte biblique peut avoir été écrit sous l’influence directe du texte extrabiblique ou en réponse à ce texte. Pourquoi le sens unique de l’extrabiblique au biblique ? La réponse est qu’Israël a été en grande partie un joueur faible entouré politiquement mais aussi culturellement par des forces beaucoup plus importantes et qu’on n’a jamais trouvé aucun texte hébreu de l’époque antérieure à l’exil à Babylone (586 avant notre ère) qui ait été traduit dans d’autres langues. Par conséquent, on considère habituellement que les ressemblances entre la Bible et les textes en akkadien ou en égyptien sont le reflet de l’influence de ceux-ci sur elle.

Bien que la méthode comparative soit communément perçue comme une approche moderne, son premier praticien n’était autre que Moïse Maïmonide au XIIe siècle. Afin de comprendre correctement l’écriture, dit Maïmonide, il s’était procuré tous les travaux sur les civilisations anciennes connus à son époque. Dans son Guide des égarés, il utilise la connaissance qui en a découlé pour dégager le raisonnement qui était à la base des lois et des pratiques du culte dans la Torah, se disant qu’elles étaient des adaptations d’anciennes coutumes païennes, mais déformées pour les rendre conformes à une théologie antipaïenne. […] À la fin du Guide, Maïmonide dit que sa compréhension de la question aurait été bien plus grande s’il avait pu découvrir encore plus de sources de ce genre.

La méthode comparative peut produire des résultats éblouissants, ajoutant des dimensions à la compréhension de passages qui semblaient auparavant soit peu clairs, soit allant de soi et n’ayant rien d’exceptionnel. Par exemple, pensez au refrain biblique bien connu que Dieu a sorti Israël d’Égypte « à main forte et à bras étendu ». La Bible aurait pu employer cette expression pour décrire une multitude d’actes divins en faveur d’Israël et pourtant l’expression est utilisée uniquement en référence à l’Exode. Ce n’est pas un hasard. Dans une grande partie de la littérature royale égyptienne, l’expression « main forte [ou main puissante] » est un synonyme du pharaon et il y est dit de bon nombre d’actions du pharaon qu’elles sont effectuées par sa « main forte « ou son « bras étendu ». Nulle part ailleurs dans le Proche-Orient antique les souverains ne sont décrits de cette façon. Qui plus est, c’est dans la propagande royale égyptienne de la dernière partie du deuxième millénaire que l’on trouve le plus souvent cette expression.

Pourquoi le livre de l’Exode décrirait-il Dieu dans les mêmes termes que ceux utilisés par les Égyptiens pour glorifier leur pharaon ? Nous voyons ici jouer la dynamique de l’appropriation. Pendant une grande partie de son histoire, l’Israël antique a été dans l’ombre de l’Égypte. Pour les peuples faibles et opprimés, une forme de résistance culturelle et spirituelle est de s’approprier les symboles de l’oppresseur et de les utiliser à des fins de concurrence idéologique. Je crois, et j’ai l’intention de le montrer dans ce qui suit, que dans son récit de l’exode, la Bible s’approprie bien plus que de simples symboles et expressions — que, en bref, elle adopte et adapte l’un des récits les plus connus de l’un des plus grands de tous les pharaons égyptiens.

Un petit contexte s’impose ici. Comme tous les grands empires antiques, l’Égypte ancienne a eu son ascension et son déclin. Elle parvint à l’apogée de sa gloire sous le Nouvel Empire, vers 1500-1200 avant notre ère. C’est alors que ses frontières atteignirent leurs limites les plus éloignées et que beaucoup des monuments massifs encore visibles aujourd’hui furent construits. Nous avons déjà rencontré le plus grand pharaon de cette période, Ramsès II, également connu à juste titre comme Ramsès le Grand, qui régna de 1279 à 1213.

L’exploit suprême de Ramsès, qui eut lieu au début de son règne, fut sa victoire de 1274 sur l’ennemi juré de l’Égypte, l’empire hittite, à la bataille de Qadesh, une ville située sur l’Oronte à la frontière moderne entre le Liban et la Syrie. À son retour en Égypte, Ramsès inscrivit le récit de cette bataille sur des monuments partout dans l’empire. Il en existe encore dix exemplaires à ce jour. Ces copies multiples font de la bataille de Qadesh l’événement le plus médiatisé de tout le monde antique, plus même que ceux de la Grèce et de Rome. En outre, les textes étaient accompagnés d’une nouvelle création : des bas-reliefs représentant la bataille, image par image, afin que — tout comme pour les vitraux dans les églises médiévales — les spectateurs qui ne connaissaient pas les hiéroglyphes puissent apprendre les exploits du pharaon.

Ceci nous amène à ce qui est depuis longtemps une énigme biblique. Les savaient avaient longtemps cherché un modèle, un précurseur, qui pourrait avoir inspiré le plan du Tabernacle qui servit de centre de culte pour le campement des Israélites dans le désert, un plan décrit dans les moindres détails dans Exode 25-29. Bien que les vestiges des temples phéniciens révèlent un plan remarquablement ressemblant à celui du temple de Salomon (construit, faut-il le préciser, avec l’aide considérable d’un roi phénicien), aucun site cultuel connu dans le Proche-Orient antique ne semblait ressembler au Tabernacle du désert. Et puis, il y a quelque 80 ans, on remarqua une affinité inattendue entre les descriptions bibliques du Tabernacle et les illustrations du camp de Ramsès à Qadesh dans plusieurs bas-reliefs.

Dans l’image ci-dessous de la bataille de Qadesh, le camp militaire fortifié occupe le grand espace rectangulaire dans la moitié inférieure du bas-relief :

La tente du trône de Ramsès II avec les faucons ailés flanquant son cartouche à Abou Simbel . W. Wreszinski, Atlas zur altägyptischen Kulturgeschichte Vol. II (1935), pl. 169.

Le camp est deux fois aussi long que large. L’entrée se trouve au milieu du mur oriental à gauche. (Dans les illustrations égyptiennes, l’est est à gauche, l’ouest est à droite.) Au centre du camp, au bout d’un long couloir, se trouve l’entrée d’une tente rectangulaire de 3 sur 1. Cette tente contient deux sections : une tente de réception de 2 sur 1, avec des personnages agenouillés en signe d’adoration et, menant vers l’ouest (à sa droite), un espace carré bombé qui est la tente du trône du pharaon.

Toutes ces proportions se retrouvent dans les prescriptions pour le Tabernacle et le camp qui l’entoure dans Exode 25-27, comme les deux schémas ci-dessous le montrent :

Dans la tente du trône, mise en plus gros plan ci-dessous, l’emblème portant le nom du pharaon et symbolisant son pouvoir est flanqué de faucons qui symbolisent le dieu Horus, avec leurs ailes ouvertes pour le protéger :

Dans l’Exode (25:20), l’arche du Tabernacle est de même flanquée de deux chérubins ailés, dont les ailes sont ouvertes pour le protéger. Pour compléter le parallèle, les quatre divisions de l’armée égyptienne à Qadesh auraient campé sur les quatre côtés de l’enceinte militaire de Ramsès ; le livre des Nombres (2) dit que les tribus d’Israël campaient sur les quatre côtés de l’enceinte du Tabernacle.

La ressemblance du camp militaire de Qadesh avec le Tabernacle va plus loin que l’architecture ; elle est également conceptuelle. Pour les Égyptiens, Ramsès était à la fois un chef militaire et une divinité. Dans la Torah, Dieu est également une divinité, évidemment, mais aussi le chef d’Israël au combat (voir Nombres 10:35-36). La tente de Dieu, guerrier divin, est semblable à la tente du pharaon, le dieu égyptien vivant, prête pour la bataille.

Qu’est-ce que les savants ont retiré de cette observation ? Tous conviennent qu’aucune image visuelle que nous connaissions des annales antiques ne ressemble autant au Tabernacle que la tente du trône de Ramsès. Il n’y a non plus aucune description dans les textes d’une tente cultuelle ou d’une tente du trône dans un camp militaire qui corresponde à ces dimensions. Sur cette base, certains savants ont effectivement dit que les bas-reliefs des inscriptions de Qadesh ont inspiré la conception du Tabernacle dans Exode 25-27. Dans leur esprit, les Israélites ont retravaillé idéologiquement la tente du trône, avec Dieu remplaçant Ramsès le Grand comme la force la plus puissante de l’époque. (Bien entendu, pour la Torah, Dieu ne peut pas être représenté dans une image et ne nécessite aucune protection, et les divinités païennes n’ont pas de pouvoir, ce qui explique pourquoi, au lieu de faucons et d’Horus, nous avons des chérubins recouvrant de leurs ailes protectrices l’arche portant les tables de son alliance avec Israël.) D’autres croient que l’image de la tente du trône s’est, dans un premier temps, fondue dans la culture israélite d’une manière que nous ne pouvons pas reconstituer et a été intégrée plus tard dans le texte décrit dans l’Exode, mais sans souvenir conscient de Ramsès II. D’autres encore restent sceptiques, considérant que les ressemblances ne sont qu’une coïncidence.

 

J’ai eu une réaction différente. Une fois mon intérêt éveillé par les ressemblances visuelles entre le Tabernacle et la tente du trône de Ramsès, j’ai décidé de regarder de plus près les composantes textuelles des inscriptions de Qadesh pour apprendre ce qu’elles avaient à dire au sujet de Ramsès, des Égyptiens et de la bataille de Qadesh. Dans un premier temps, quelques points à gauche et à droite — comme la référence au bras puissant du pharaon, mentionnée plus haut — m’ont sauté aux yeux comme étant en résonance avec les termes du récit de l’Exode. Mais en lisant et en relisant, je me suis rendu compte qu’il y avait là bien plus qu’une affaire de quelques expressions ou images — que les ressemblances s’étendaient à l’ensemble de l’intrigue du poème de Qadesh et à celle de la séparation de la mer dans Exode 14-15.

Plus j’examinais d’autres récits de batailles du Proche-Orient antique, plus cette ressemblance me frappait, à tel point que je pense qu’il est raisonnable d’affirmer que le récit de la séparation de la mer (Exode 14) et le Cantique de Moïse et des Israélites (Exode 15) peuvent constituer un acte délibéré d’appropriation culturelle. Si les inscriptions de Qadesh témoignent du plus grand exploit du plus grand pharaon de la plus grande période de l’histoire égyptienne, le livre de l’Exode, quant à lui, affirme que le Dieu d’Israël a fait infiniment mieux que Ramsès le Grand, le battant à plate couture à son propre jeu.

Voyons comment cela fonctionne. Dans le poème de Qadesh et le récit de l’Exode 14-15, l’action commence de la même façon : l’armée des protagonistes (respectivement celle des Égyptiens et celle des Israélites) est en marche et n’est pas préparée pour la bataille lorsqu’elle est attaquée par une force importante de chars, la faisant rompre les rangs sous l’effet de la peur. Ainsi, d’après le poème de Qadesh, les  troupes de Ramsès sont en train de faire mouvement vers le nord vers la périphérie de Qadesh lorsqu’elles sont surprises par un corps de chars hittites et prennent peur. Le récit de l’Exode s’ouvre de la même façon. À leur sortie d’Égypte, les Israélites sont décrits comme étant une force armée (Exode 13:18 et 14:8). Mais abasourdis par la charge soudaine des chars du pharaon, ils deviennent complètement découragés (14:10-12).

Dans chaque histoire, le protagoniste appelle son dieu à l’aide et le dieu l’exhorte à aller de l’avant avec l’aide divine. Dans le poème de Qadesh, Ramsès prie Amon, qui répond : « En avant ! Je suis avec toi, je suis ton père, ma main est avec toi! » […] De même, Moïse crie à l’Éternel, qui répond dans 14:15, « Parle aux enfants d’Israël, et qu’ils marchent! », promettant la victoire sur le pharaon (v. 16-17).

À partir de ce moment, dans le poème de Qadesh, Ramsès acquiert des proportions et des pouvoirs divins. Autrement dit, il se transforme du dirigeant humain en détresse qu’il était en une force quasi divine, ce qui nous permet d’examiner ses actions contre les Hittites au ord de l’Oronte parallèlement aux actions de Dieu contre les Égyptiens au bord de la mer. Dans chaque récit, le « roi » affronte l’ennemi tout seul, sans l’aide de ses troupes apeurées. Entièrement abandonné par son armée, Ramsès se jette tout seul sur les Hittites, un thème souligné tout au long du poème. Dans Exode 14:14, Dieu déclare qu’Israël doit simplement rester passif et qu’il se battra pour lui : « L’Éternel combattra pour vous ; et vous, gardez le silence. » Il vaut la peine ici de noter que cette particularité des deux ouvrages — leur portrait parallèle d’un « roi » victorieux qui doit travailler dur pour assurer la fidélité de ceux qu’il sauve au combat — n’a pas son pareil dans la littérature du Proche-Orient antique.

Dans chacun de ces textes, l’ennemi dit ensuite l’inutilité de vouloir lutter contre une force divine et cherche à s’échapper. Dans chacun, ce qui a été dit précédemment sur la puissance du personnage divin est maintenant confirmé par l’ennemi lui-même. Dans le poème de Qadesh, les Hittites se retirent devant Ramsès: « L’un d’eux cria à son camarade : Prépare-toi, garde-toi, ne l’approche pas ! Regarde ! Sekhmet la grande est celle qui est avec lui! », parlant d’une déesse vantée précédemment dans le poème. Dans ce passage, les Hittites reconnaissent qu’ils combattent non seulement une force divine, mais une force divine très particulière. Nous trouvons le même trope dans le récit de l’Exode : confondus par Dieu dans 14:25, les Égyptiens disent : « Fuyons devant Israël, car l’Éternel combat pour lui contre les Égyptiens. »

Un élément commun à ces deux textes est la submersion de l’ennemi dans l’eau. Le poème de Qadesh ne donne pas à cet événement un rôle aussi central que l’Exode — il ne parle pas de mer balayée par le vent écrasant les Hittites — mais Ramsès proclame effectivement avec vantardise que dans leur hâte pour échapper à son assaut, les Hittites vont chercher refuge en « plongée » dans le fleuve, sur quoi il les massacre dans l’eau. Les reliefs représentent la noyade des Hittites d’une façon percutante, que l’on voit ici en panorama et en gros plan :

Les cadavres des troupes hittites dans le fleuve Oronte, comme représenté sur le deuxième pylône au Ramesséum. James Henry Breasted, La bataille de Qadesh : une étude de la stratégie militaire la plus ancienne connue (Chicago University Press, 1903), pl. III.

Pour ce qui est des survivants, les deux récits affirment qu’il n’y en a aucun. Le poème de Qadesh dit: « Nul ne regardait en arrière, aucun autre ne faisait demi-tour. Quiconque d’entre eux tombait ne se relevait plus. « Exode 14:28: « Les eaux revinrent, et couvrirent les chars, les cavaliers et toute l’armée […] et il n’en échappa pas un seul. »

Nous arrivons maintenant au plus frappant des parallèles entre les deux. Dans chacun, les troupes timides voient les preuves du « bras puissant » du roi, passent en revue les cadavres ennemis et, stupéfaits de l’exploit du souverain, se sentent poussés à chanter un cantique de louange. Dans le poème de Qadesh, nous lisons :

« Puis, quand mon infanterie et ma charrerie virent que j’étais comme Montou, que mon bras était puissant […] alors ils se mirent à revenir au camp pour passer la nuit, au temps du soir, et ils trouvèrent tous les pays étrangers dans lesquels j’avais pénétré gisant dans leur sang […] J’avais rendu blanc [avec leurs cadavres] la campagne du pays de Qadesh. Alors mon armée se mit à me louer, le visage surpris de ce que j’avais fait. »

Exode 14:30-31 est remarquablement similaire et dans deux cas identique: « Israël vit sur le rivage de la mer les Égyptiens qui étaient morts. Israël vit la main puissante que l’Éternel avait dirigée contre les Égyptiens. Et le peuple craignit l’Éternel. » Comme je l’ai déjà mentionné, la « main puissante » ici et la « grandeur du bras » dans 15:16 sont utilisées exclusivement dans la Bible hébraïque en ce qui concerne l’Exode, un trope qu’on ne trouve ailleurs que dans la propagande égyptienne, surtout au cours du Nouvel Empire à la fin du deuxième millénaire.

Après la grande conquête, dans les deux récits, les troupes offrent un hymne au roi. Dans chacun, le premier vers est constitué de trois éléments. Les troupes louent le nom du roi en tant que guerrier, lui attribuent le mérite de leur avoir remonté le moral et le portent aux nues pour avoir assuré leur salut. Dans le poème de Qadesh, nous lisons :

« Mes officiers supérieurs se mettent à magnifier mon bras puissant, et ma charrerie fière de ma réputation et déclarant : ‘Quel excellent guerrier qui ranime le cœur ! Tu as sauvé ton infanterie et ta charrerie !’ »

Et voici les mêmes motifs dans les premiers versets du Cantique de Moïse et des Israélites (Exode 15:1-3) :

« Alors Moïse et les enfants d’Israël chantèrent ce cantique à l’Éternel […] ‘L’Éternel est ma force et le sujet de mes louanges ; c’est lui qui m’a sauvé [...] L’Éternel est un vaillant guerrier ; l’Éternel est son nom.’ »

Tant dans le poème que dans l’Exode, l’éloge du souverain victorieux continue dans une strophe double vantant sa main ou son bras puissants. Le poème: « Tu es le fils d’Amon, réalisant avec ses bras, tu dévastes le pays de Hatti par ton bras vaillant. » Le Cantique (Exode 15:6): «Ta droite, ô Éternel ! a signalé sa force ; Ta droite, ô Éternel ! a écrasé l’ennemi. »

Et notez ceci : la racine hébraïque qui désigne la main droite (ymn) est commune à diverses autres langues du Proche-Orient antique. Et pourtant, dans ces autres cultures, la main droite est liée exclusivement à la notion de tenir ou de saisir. Par contre, dans la littérature égyptienne, nous trouvons des descriptions de la main droite qui correspondent à celle du Cantique. Le motif sans doute le plus omniprésent dans l’art narratif égyptien est le pharaon levant la main droite pour faire éclater la tête des ennemis captifs :

Bas-relief de Seti I (XIIIe siècle avant notre ère) la main droite levée, brisant la tête de ses ennemis, Salle hypostyle de Karnak. The Epigraphic Survey, The Battle Reliefs of King Seti I (Chicago, 1986), pl. 15a. Avec la permission de l’Institut Oriental de l’Université de Chicago.

Cette image royale égyptienne a continué d’exister depuis le troisième millénaire jusqu’à l’ère chrétienne. Il n’existe aucune autre civilisation proche-orientale où nous rencontrons ces descriptions de la main droite, qui évoquent irrésistiblement le Cantique et en particulier 15:6: «Ta droite, ô Éternel ! a écrasé l’ennemi. »

Pour continuer maintenant : dans le poème de Qadesh, quand les troupes contemplent les cadavres hittites, leurs ennemis sont comparés à du chaume : « Amon mon père étant avec moi instantanément, transformant tous les pays étrangers en chaume devant moi. » De même, le Cantique compare l’ennemi à du chaume consumé par la colère de Dieu (15:7): « Tu déchaînes ta colère : Elle les consume comme du chaume. » Encore une fois, aucune autre inscription militaire du Proche-Orient antique n’utilise le « chaume » comme comparaison pour désigner l’ennemi.

Autres parallèles : dans chaque cantique, les troupes déclarent que leur roi est sans égal dans la bataille. Le poème de Qadesh: « Tu es le meilleur guerrier, sans ton égal » ; le Cantique : « Qui est comme toi parmi les dieux, ô Éternel ? » Dans chacun, le roi est salué comme le chef victorieux de ses troupes, intimidant les pays voisins. Le poème de Qadesh: « Tu es grand de victoires en présence de ton armée [...] protégeant l’Égypte, et courbant les pays étrangers »; le Cantique (15:13-15) : « Par ta miséricorde tu as conduit, tu as délivré ce peuple ; par ta puissance tu le diriges vers la demeure de ta sainteté. Les peuples l’apprennent, et ils tremblent. »

Vers la fin, les deux partagent à nouveau les éléments principaux quand le roi ramène ses troupes en toute sécurité sur un long voyage de retour après la victoire sur l’ennemi, en intimidant les pays voisins en cours de route. Le poème de Qadesh : « Ma Majesté s’en retourna en paix vers l’Égypte avec son infanterie et sa charrerie, toute vie, stabilité et domination étant avec elle […] soumettant tous les pays par crainte de lui. » Le Cantique (15:16-17) : « La crainte et la frayeur les surprendront ; par la grandeur de ton bras ils deviendront muets comme une pierre, jusqu’à ce que ton peuple soit passé, ô Éternel ! Jusqu’à ce qu’il soit passé, le peuple que tu as acquis. » Et le motif final leur est également commun : l’arrivée pacifique au palais du roi et les bénédictions sur son règne éternel. Le poème de Qadesh :

« Ayant atteint l’Égypte en paix à Pi-Ramsès-aimé-d’Amon-grand-de-victoire, et demeurant dans son palais de vie et de domination  […] les dieux de son pays vinrent à lui, l’honorant [...] Ils le gratifièrent de millions de fêtes-Sed, pour toujours sur le trône de Rê, toutes les terres et tous les pays étrangers étant prosternés pour l’éternité, sans fin. »

Le Cantique (15:17-18) :

« Tu les amèneras et tu les établiras sur la montagne de ton héritage, Au lieu que tu as préparé pour ta demeure, ô Éternel ! Au sanctuaire, Seigneur ! que tes mains ont fondé. L’Éternel régnera éternellement et à toujours. »

Le lecteur l’aura compris : le poème de Qadesh est une composition beaucoup plus longue que le récit de l’Exode, et il contient de nombreux éléments sans parallèles dans ce dernier. Par exemple, Ramsès fait une longue prière à son dieu, Amon, et lance deux longs reproches à ses troupes pour leur déloyauté envers lui. Mais l’appropriation d’un texte à des fins de résistance culturelle ou de rivalité est toujours sélective et n’est jamais un exercice point par point. Le texte de l’Exode se concentre précisément sur les éléments du poème de Qadesh qui exaltent la bravoure du pharaon, qu’il retravaille afin d’exalter celle de Dieu. En outre, les principaux éléments de l’intrigue — il est important de le souligner à nouveau — sont communs aux deux. Les voici :

L’armée protagoniste rompt les rangs à la vue des chars ennemis ; il y a un appel à l’aide divine auquel il est répondu par un encouragement à aller de l’avant, la victoire assurée ; la charrerie ennemie, reconnaissant par son nom la force divine qui s’attaque à elle, cherche à fuir ; beaucoup trouvent la mort dans l’eau et il n’y a aucun survivant ; les troupes du roi reviennent pour contempler les cadavres ennemis ; stupéfaites de l’exploit du roi, elles offrent un hymne de victoire qui inclut des louanges à son nom, des références à son bras puissant, un hommage rendu à lui comme source de leur force et de leur salut ; l’ennemi est comparé à du chaume, tandis que le roi est réputé sans égal au combat ; le roi ramène ses troupes en paix à la maison en intimidant les pays étrangers en cours de route ; le roi arrive à son palais et un règne éternel lui est accordé.

Telle est l’histoire de Ramsès II dans le poème de Qadesh, telle est l’histoire de Dieu dans le récit de la mer dans Exode 14-15.

À quel point ces parallèles sont-ils distinctifs ? Je suis pleinement conscient de ce que les ressemblances entre deux textes antiques n’impliquent pas automatiquement que l’un a été inspiré par l’autre et aussi que des termes et des images courants étaient également la propriété intellectuelle de plusieurs cultures en même temps. Certains des motifs identifiés ici, notamment la terreur et la crainte respectueuse de l’ennemi devant le roi, sont omniprésents dans l’ensemble des récits de batailles dans le Proche-Orient antique. D’autres éléments, tels que le roi construisant son palais ou y résidant et acquérant un règne éternel, sont des tropes typologiques que nous connaissons dans d’autres ouvrages antiques. D’autres encore, bien que propres à ces deux ouvrages, peuvent sans doute être considérés comme reflétant une situation semblable, ou des besoins de l’auteur, sans qu’il y ait nécessairement des liens entre eux. Ainsi, bien que peu ou pas de récits antiques de batailles parlent d’une armée en marche qui est soudainement attaquée par une force massive de chars et rompt les rangs à cause de cela, il se pourrait quand même que l’Exode et le poème de Qadesh emploient ce motif indépendamment.

Ce qui suggère vraiment une relation entre les deux textes, c’est la totalité des parallèles, à quoi vient s’ajouter le grand nombre de motifs très distinctifs qui apparaissent uniquement dans ces deux ouvrages. Aucun autre récit de bataille qui nous soit parvenu, que ce soit dans la Bible hébraïque ou dans des vestiges épigraphiques du Proche-Orient antique, ne nous donne ne serait-ce que la moitié des motifs narratifs communs exposés ici.

Pour approfondir la connexion, j’ajouterai une autre résonance encore entre le Cantique et des inscriptions plus générales du Nouvel Empire égyptien. Un motif littéraire courant de la période est l’affirmation que le pharaon fait en sorte que les troupes ennemies cessent leurs fanfaronnades. Ainsi, dans un passage typique, le pharaon Seti Ier « fait que les princes de Syrie cessent toute la vantardise de leur bouche ». Cette préoccupation de vouloir réduire au silence les vantardises de l’ennemi est typiquement égyptienne ; on ne la retrouve dans la littérature militaire d’aucune autre culture voisine. Il n’en est donc que plus remarquable que le Cantique ne dépeint pas les mouvements ou les actions des Égyptiens, mais leur vantardise (15:9): « L’ennemi disait : Je poursuivrai, j’atteindrai, Je partagerai le butin ; Ma vengeance sera assouvie, Je tirerai l’épée, ma main les détruira. » Là-dessus, sur un commandement de Dieu, la mer les recouvre, ce qui les fait effectivement taire.

Ainsi donc, à mon avis, les ressemblances entre ces deux textes sont tellement frappantes et si propres à eux seuls, qu’on peut parfaitement affirmer qu’il y a interdépendance littéraire. Ce qui nous amène à la question : si, pour les besoins de ma démonstration, nous partons du postulat que le récit de la mer dans l’Exode a été composé par quelqu’un qui connaissait l’existence du poème de Qadesh, quand ce poème aurait-il pu être introduit dans la culture israélite ? La question est importante en soi et aussi parce que la réponse pourrait aider, à son tour, à déterminer la date du texte de l’Exode.

Une possibilité pourrait être que le poème a atteint Israël à une période de relations amicales avec l’Égypte, peut-être sous le règne de Salomon au Xe siècle, ou, plus tard encore, d’Ézéchias au VIIIe. Toutefois, il y a quelque chose qui milite contre ceci, c’est que les copies les plus tardives du poème de Qadesh que nous ayons sont du XIIIe siècle et il n’en est plus fait explicitement mention, ni aucune tentative claire de l’imiter dans la littérature égyptienne postérieure. En outre, nous n’avons aucune preuve épigraphique qu’une inscription historique quelconque de l’ancienne Égypte soit jamais parvenue jusqu’en Israël ou dans le royaume de Juda, que ce soit en langue égyptienne ou en traduction. Et je ne parle même pas, pour commencer, du problème de savoir ce qui, dans une période d’entente, aurait motivé un scribe israélite à écrire un ouvrage explicitement anti-égyptien.

Pour déterminer une date de transmission plausible, nous devons nous laisser guider par les éléments épigraphiques dont nous disposons. Les égyptologues notent qu’en plus des copies de la version monumentale du poème de Qadesh, une copie sur papyrus a été trouvée dans un village d’ouvriers et d’artisans qui ont construit les grands monuments de Thèbes. On l’a vu précédemment, des récits visuels de la bataille ont également été créés. Cela a amené plusieurs spécialistes de l’Égypte antique à affirmer que le poème de Qadesh a été un « petit livre rouge » largement diffusé visant à provoquer l’adoration publique de la bravoure et de la grâce salvifique de Ramsès le Grand, et qu’il devait être connu d’un grand nombre de personnes, en particulier sous le règne de Ramsès lui-même, au-delà des murs du palais et du temple.

 

Que faut-il conclure de tout cela ? Qu’est-ce que cela prouve ?

Les preuves existent en géométrie et parfois en droit, mais rarement dans les domaines de l’archéologie et des études bibliques. Comme c’est si souvent le cas, la documentation qui est à notre disposition est très incomplète et les suppositions sur la transmission culturelle doivent rester au second plan. Nous faisons tout ce que nous pouvons avec le peu que nous avons en invoquant davantage la plausibilité que la preuve. Pour être clair à ce sujet, les parallèles que j’ai établis ici ne « prouvent » pas l’exactitude historique du récit de l’Exode, certainement pas dans son intégralité. Ils ne prouvent pas que le texte que nous avons a reçu sa forme définitive au XIIIe siècle avant notre ère. Et ils peuvent et pourront sans aucun doute être interprétés de différentes manières par des êtres rationnels, aussi bien laïques que professionnels,.

Certains pourraient conclure que le contenu du poème de Qadesh est parvenu en Israël dans des conditions qui nous sont cachées et, pour des raisons que nous ne pouvons pas connaître, s’est intégré au texte de l’Exode plusieurs siècles en aval. D’autres considéreront les parallèles comme une grande coïncidence. Mais ma conclusion à moi est autre : les éléments de preuve qui ont été présentés ici peuvent être raisonnablement considérés comme indiquant que le poème a été transmis au cours de la période de sa plus grande diffusion, qui est la seule période où les gens  en Égypte semblent y avoir accordé beaucoup d’attention : à savoir, sous le règne de Ramsès II lui-même. À mon avis, l’évidence indique que le texte de l’Exode conserve le souvenir d’un moment où les tout premiers Israélites ont recherché des termes permettant de vanter les grandes vertus de Dieu et trouvé la matière première dans les termes et les tropes d’un texte égyptien bien connu d’eux. En s’appropriant et en « transvaluant » ce texte, ils avancent l’affirmation que le Dieu d’Israël avait surpassé de loin le plus grand exploit du plus grand des potentats terrestres.

Lorsqu’ils se rassemblent le soir de la Pâque pour fêter l’Exode et la libération de l’oppression égyptienne, les Juifs du monde entier peuvent exprimer les mots de la Haggadah : « Nous étions esclaves d’un pharaon en Égypte « avec confiance et intégrité, sans avoir recours à un énorme acte de foi et sans avoir besoin d’interpréter ces mots comme étant une simple métaphore. Ils sont épaulés par une interprétation plausible des faits.