CHAPITRE TROIS : Jared dans les steppes

 

Le peuple en marche

 

Le récit de « la traversée des plaines » par Éther est une idylle asiatique. Il n'y manque rien d'essentiel. Tout d'abord, la steppe est noire de « troupeaux, mâles et femelles, de toute espèce » et si nous y regardons de plus près, la volaille, le poisson et même les abeilles et « les semences de toute sorte » ne manquent pas. En outre, le frère de Jared reçoit le commandement d'admettre dans sa compagnie ceux qu'il a envie d'emmener : « ... et aussi Jared, ton frère, et sa famille; et aussi tes amis et leurs familles, et les amis de Jared et leurs familles » (Éther 1:41). Voilà encore un contraste frappant avec l'histoire de Léhi : contrairement aux gens des sables, ces anciens ne constituent pas leurs sociétés sur la base de la parenté par le sang. Les amis de Jared et les amis de son frère sont deux groupes séparés, ce qu'ils ne seraient pas s'ils étaient parents. Apparemment, quiconque est un ami est un partisan et membre de la tribu, et cette règle, chose significative, est la loi fondamentale de la société asiatique depuis les temps les plus anciens connus, lorsque la formule « je les ai comptés parmi mon peuple » était appliquée à tous les peuples qu'un roi pouvait soumettre, quelles que fussent leur race ou leur langue[1].

 

Toutes ces familles, avec leurs troupeaux et leurs bagages, traversèrent les vallées et partirent dans les plaines dans l'intention et l'espoir de devenir « une grande nation » et de trouver une terre promise; toutes choses en quoi ils sont des nomades asiatiques typiques de la vieille école, comme le montreront quelques exemples.

 

Ammianus Marcellinus, écrivant au quatrième siècle de notre ère, compare les Alains en marche à « une ville mouvante ». Tous les peuples de l'Asie émigrent de la même façon, explique-t-il, en poussant devant eux de vastes troupeaux, montés à dos de bête, leur famille et leur mobilier suivant dans de grands chariots tirés par des bœufs. En dépit de leur richesse en bétail, dit Ammianus, ils chassent et pillent en chemin[2]. Les Huns, qui battirent et supplantèrent les Alains, conservèrent les mêmes coutumes, comme le firent à leur tour leurs successeurs, et ainsi de suite[3], jusqu'à ce qu'au treizième siècle, William de Rubruck, voyageant comme espion et observateur pour Louis IX de France, utilise presque les mêmes mots qu'Ammianus : « Le lendemain nous rencontrâmes les charrettes des Scacatai chargées de maisons, et je pensai qu'une grande ville venait à ma rencontre. Je m'étonnai également en voyant les immenses troupeaux de bœufs, de chevaux et de moutons[4]. » Dans notre siècle, Pumpelly décrit comment « mille familles kirghizes descendirent des défilés des environs, leurs longues caravanes de chameaux caparaçonnés et surchargés de richesses nomadiques, et chaque caravane avec ses troupeaux de moutons et de chèvres, de chameaux, de bétail et de chevaux...[5] ». Notez que les troupeaux de tous ces gens se composaient de toutes les espèces d'animaux, ce qui est pour nous un mélange presque inconcevable : « des troupeaux de toute sorte », dit Éther, qui semble savoir de quoi il parle. Si vous voulez remonter dans le temps, vous trouverez à une époque bien plus lointaine d'Ammianus que lui ne l’est de la nôtre, les annales des rois assyriens fourmillant des mêmes immenses troupeaux de bétail, de moutons, de chevaux, de chameaux et d'êtres humains, le tout pêle-mêle et traversant les plaines soit comme prisonniers de conquérants puissants, soit comme chercheurs d'évasion et de sécurité dans une terre promise[6]. C'est un tableau touchant et tragique que celui des tribus errantes cherchant éternellement de nouvelles patries, des terres promises où elles pourraient s'établir et devenir de « grandes nations ». Presque sans exception, ces gens, si terribles qu'ils nous apparaissent, à nous, ou aux tribus plus faibles qui se trouvaient sur leur chemin, étaient en réalité des réfugiés qui avaient été chassés de leurs fermes et de leurs pâturages d'origine par la pression d'autres tribus encore, qui, en fin de compte, avaient été obligées de partir par la nécessité commune que les conditions climatiques imposent de temps en temps aux usagers des herbages marginaux et sous-marginaux[7].

 

Si les Jarédites mélangeaient leur bétail, ils semblent également avoir mélangé leurs métiers et, pourrait-on bien se demander, quels étaient-ils : chasseurs, bergers ou fermiers ? Vous pourriez poser la même question à propos d’une quelconque société asiatique normale et obtenir la même réponse : ils sont les trois. McGovern fait remarquer à diverses reprises que les tribus des steppes ont en tout temps été à la fois des chasseurs, des bergers et des fermiers[8]. Et dans mes récentes études sur l'État, j'ai montré qu'ils étaient par-dessus le marché les premiers bâtisseurs de villes. Toutes les tribus dont nous venons de parler, par exemple, étaient des chasseurs experts, bien qu’aucune d'elles ne manquât d'animaux en abondance. Un cas typique est celui des Mandchou-Solons qui, lorsque la peste détruisit leurs troupeaux, se lancèrent dans l’agriculture, et cependant ils « ne labourent pas plus que la faim ne les y oblige et,  les années où le gibier est abondant, ils ne labourent pas du tout[9] », c'est-à-dire que ce sont des chasseurs, des éleveurs ou des cultivateurs selon que l'exigent ou le permettent les conditions. Veillons donc à ne pas trop simplifier notre image de ce qu'était la vie dans les premières civilisations et concevoir des idées à la Cecil B. De Mille à propos d'une situation « primitive » qui n'a jamais existé.

 

Ce qui est remarquable, c'est que toute mention de troupeaux de quelque espèce que ce soit est manifestement absente de l'histoire de Léhi, bien que celle-ci soit racontée avec force détails. Quel contraste surprenant ! Un groupe fuyant Jérusalem en secret pour mener une vie de chasse et de maquis dans le désert et mourant presque de faim, l'autre acceptant les volontaires, pour ainsi dire de tous les côtés, dans une sorte de front massif, poussant devant lui d'innombrables animaux et emportant tout depuis les bibliothèques jusqu'aux ruchers et aux réservoirs de poissons ! Il serait difficile de concevoir deux types de migration plus diamétralement opposés, et cependant chacun correspond parfaitement aux us et coutumes rapportés au cours de l'histoire pour la partie du monde dans laquelle le Livre de Mormon le situe.

 

Mais comment les Jarédites ont-ils pu emporter tout ce matériel ? De la même manière que les autres Asiatiques l'ont toujours fait : dans des chariots. Et quels chariots ! « Mesurant un jour l'écartement entre les ornières marquées par les roues d'un de leurs chariots, rapporte William de Rubruck, j’ai découvert qu'il était de six mètres... J’ai compté vingt-deux bœufs dans un attelage, tirant une maison sur un chariot... l'essieu du chariot était de taille énorme, comme le mât d'un navire[10]. » Marco Polo a vu les maisons des Tartares montées « sur une sorte de chariot à quatre roues[11] ». Dix-sept cents ans avant Marco Polo, Xénophon a vu, sur les plaines d'Asie, d'énormes chariots tirés par huit couples de bœufs[12], et mille ans plus tôt encore on nous raconte comment les Philistins entrèrent en Palestine avec leurs familles et leurs possessions chargées sur d'immenses véhicules aux roues pleines tirées par quatre bœufs[13]. Aujourd'hui encore, ce genre archaïque de chariot survit dans les immenses chariots cérémoniels de l'Inde et les énormes voitures dans lesquelles des hommes de la plaine tels que les Buriats transportent leurs dieux à travers les steppes[14]. Mais pouvons-nous dire que le chariot peut être aussi vieux que les Jarédites ?

 

Selon toute probabilité, oui. Nous avons maintenant quelques échantillons d'une telle antiquité qu'on arrive à portée de voix du déluge lui-même, et que ces véhicules ont déjà acquis la forme et la perfection qu'ils vont garder sans altération profonde pendant des milliers d'années. Les attelages et les chariots des tombes royales d'Ur, le char d'el-Agar trouvé en 1937, la voiture de Khafaje, les ornières de chariots préhistoriques visibles partout, tout cela va dans le sens de la grande antiquité du chariot et de son origine en Asie centrale[15]. Le dernier véhicule cité, datant du quatrième millénaire av. J.-C., était tiré par des chevaux et justifie Gertrud Hermes dans sa conclusion que le cheval n'était pas seulement connu « mais véritablement utilisé, du moins dans certains endroits, comme animal de trait avec des chars de guerre » à une date étonnamment reculée[16].

 

H. G. Wells a fait un jour une description frappante d'un homme primitif se balançant au bout d'une branche et atterrissant à sa grande surprise sur le dos d'un cheval occupé à paître qui par hasard passait sous son arbre. Pareil événement, croit-il, expliquerait très logiquement la découverte de l'art de la cavalerie. C'est bien possible, mais ce n'est pas ainsi que cela s’est passé, selon le consensus auquel on est parvenu actuellement, qui est que « partout la traction a précédé le chevauchage ». Mieux encore, McGovern raconte comment, à une date relativement récente, « Ies Scythes et les Sarmates ont eu l'idée brillante et originale de monter l'animal qu'ils avaient longtemps eu l'habitude de conduire[17] ». On s'accorde généralement à dire que les véhicules tirés par des bœufs étaient plus anciens que ceux tirés par des chevaux, mais les uns et les autres remontent au quatrième millénaire av. J.-C., et bien qu'il ait été possible aux Jarédites d'aller à pied, comme les Mongols eux-mêmes au sixième siècle av. J.-C. encore, il ne leur aurait pas été possible dans de telles circonstances d'emmener des cages, des ruches et des réservoirs de poissons. Il n'y a pas la moindre objection à ce qu'ils aient utilisé des chariots, surtout du fait que les animaux ne manquaient pas pour les tirer.

 

À propos de Deseret[18]

 

Cher professeur F.,

 

Le personnage de loin le plus intéressant et le plus attrayant du convoi de Jared est deseret, l'abeille. Nous ne pouvons passer à côté de cet insecte sans jeter un coup d'œil sur son nom et sa signification possible, car notre texte manifeste pour deseret un intérêt qui dépasse de loin le respect auquel a droit l'exploit de transporter des insectes, aussi remarquable que cela soit. Le mot deseret, nous dit-on (Éther 2:3), « par interprétation, est une abeille », le mot venant clairement de la langue jarédite, puisque Éther (ou Moroni) doit l'interpréter. Or, c'est là une coîncidence remarquable que le mot deseret, ou quelque chose qui y ressemble très fort, ait joui d'une position rituelle importante parmi les fondateurs de la civilisation égyptienne classique, qui l'associaient de très près au symbole de l'abeille. Le peuple, l'auteur de la Seconde Civilisation, comme on l'appelle, semble être entré en Égypte depuis le nord-est dans le cadre de la même grande expansion de peuples qui envoya les créateurs de la civilisation babylonienne classique vers la Mésopotamie[19].

 

Nous voyons donc les fondateurs des deux principales civilisations-mères de l'Antiquité entrer dans leur nouvelle patrie au même moment environ, venant d'un centre commun, apparemment ce même centre d'où les Jarédites partirent, eux aussi, mais nous en reparlerons plus tard. Ce qui nous intéresse ici, c'est que les pionniers égyptiens apportaient de leur patrie asiatique un culte et un symbolisme complètement développés[20]. Il semble qu'un de leurs principaux objets de culte ait été l'abeille, car le pays qu'ils colonisèrent d’abord en Égypte prit dorénavant le nom de « pays de l'abeille » et était désigné dans l'écriture hiéroglyphique par l'image d'une abeille, et d'autre part tous les rois d'Égypte, « en leur capacité de roi de la Haute et de la Basse Égypte » portaient le titre : « ceIui qui appartient au roseau et à l'abeille[21] ». Dés le début, les spécialistes des hiéroglyphes se sont demandé quelle valeur de son il fallait donner à l'image de l'abeille[22]. Selon Sethe, dès le Nouvel Empire, les Égyptiens eux-mêmes avaient oublié le mot originel[23], et Grapow dit que le titre honorifique qu’est celui de l'abeille est « illisible[24] ». N'est-il pas étrange qu'un mot aussi courant et aussi important ait été oublié ? Que s’est-il passé ? Quelque chose qui n'est pas rare du tout dans l'histoire du culte et du rituel, à savoir le fait que l'on évitait ou interdisait délibérément de prononcer le mot sacré. Nous savons que le signe de l'abeille n'était pas toujours écrit mais que, « pour des raisons superstitieuses, on lui substituait[25] » parfois l'image de la Couronne rouge, la majesté de la Basse Égypte. Si nous ne connaissons pas le nom original de l'abeille, nous connaissons le nom de cette Couronne rouge, le nom qu'elle portait lorsqu'elle fut substituée à l'abeille. Ce nom était dsrt (on ne connaît pas les voyelles, mais nous pouvons être sûrs qu'elles étaient toutes brèves; le « s » de dsrt avait un son fort, dont la meilleure représentation serait peut-être « ch », mais désigné par un caractère spécial, un « s » surmonté d'un minuscule coin par lequel les Égyptiens désignaient à la fois leur pays et la couronne qu'ils servaient. Maintenant lorsque la couronne apparaît à la place de l'abeille, on l'appelle parfois bit « abeille[26] », et cependant l'abeille, bien qu'étant l'équivalent exact de la couronne, n'est jamais, en vertu du même principe, appelée dsrt. Ceci révèle certainement un refus délibéré de le prononcer, surtout parce que dsrt veut dire également « rouge », mot spécialement applicable aux abeilles. Si les Égyptiens ne tenaient pas à dessiner l'image de l'abeille « pour des raisons superstitieuses », ils hésiteraient certainement à prononcer son vrai nom. Dans le sens de « rouge », on pouvait prononcer le mot sans crainte, mais jamais dans le sens de « abeille ». Un parallèle bien connu saute immédiatement aux yeux. À ce jour, personne ne sait comment il faut prononcer le nom hébreu de Dieu, YHWH, parce qu'aucun bon Juif n'oserait le prononcer même s'il le savait, mais au lieu de cela, lorsqu'il voit le mot écrit, il lui substitue toujours un autre mot, Adonaï, pour éviter de prononcer le son terrible du Nom. Cependant, la combinaison des sons HWH est une racine verbale très courante en hébreu et comme telle constamment utilisée. Il y a d'autres exemples de substitution de ce genre-là en hébreu, et il a dû y en avoir beaucoup dans les hiéroglyphes qui, comme le fait remarquer Kees, sont en réalité un langage à double sens.

 

Il y a un autre fait remarquable qui montre aussi que les Égyptiens évitaient délibérément d'appeler l'abeille deseret tout en appliquant le nom aux choses qu'elle symbolisait et même qui lui étaient substituées. Le symbole de l'abeille se répandit dans d'autres directions à partir de sa patrie d'origine, quelle qu'elle ait été, jouissant d'une place éminente dans les mystères royaux des Hittites, apparaissant dans cette archive vivante de la préhistoire qu'est le Kalevala et survivant même dans les rites pascals de certaines nations. Partout ici, l'abeille est l'agent grâce auquel le roi ou héros mort ressuscite d'entre les morts, et c'est en relation avec cela que l'abeille figure aussi dans les rites égyptiens[27]. Or, le peuple originel de « deseret », les fondateurs de la Seconde Civilisation, « Ies intellectuels d'On » prétendaient que leur roi, et lui seul, possédait le secret de la résurrection. C'était là en fait la pierre angulaire de leur religion; ce n'était rien moins que « Ie secret du roi », le pouvoir sur la mort par lequel il détenait son autorité tant parmi les hommes que dans l'au-delà[28]. Si l'abeille avait un rôle quelconque dans les rites profondément secrets de la résurrection royale de l'Ancien Empire – et comment pourrions-nous autrement expliquer sa présence dans les versions ultérieures et plus populaires des mêmes rites ? – on comprend pourquoi son nom et son office véritables ont été soigneusement cachés du monde. En outre, le fait que la couronne de dsrt est la « couronne de l'abeille » est, me semble-t-il, clairement indiqué par l'élément le plus frappant de la couronne, à savoir la longue antenne qui sort de sa base et qui, dans les dessins les plus anciens ne se termine pas par une boucle savamment tracée comme plus tard, mais ressemble exactement aux antennes extrêmement longues et bien visibles des plus anciennes abeilles hiéroglyphiques. Certains entomologues ont prétendu que le signe de l'abeille n'est pas une abeille du tout, mais un frelon, et certains égyptologues l'ont en conséquence lu dans ce sens; mais cela ne fait que rendre l'affaire plus mystérieuse puisqu'elle laisse les Égyptiens friands de miel sans mot pour abeille, indiquant que le nom était soumis à une censure totale. Je suis personnellement persuadé que la désignation archaïque et rituelle de l'abeille était deseret, un « mot de pouvoir » trop sacré pour être confié au vulgaire, étant une des clefs du « secret du roi ».

 

Dans certaines éditions du Livre de Mormon, bien que pas dans la première, le mot deseret a une majuscule, car les éditeurs ont reconnu que c'est en réalité un titre, « qui, par interprétation, est une abeille », tout à fait distinct des « essaims d'abeilles » qui furent également emmenés. Dans ce cas, on pourrait être justifié, mais nous n'y insisterons pas, si on voyait en Deseret le symbole national ou pour ainsi dire le totem du peuple de Jared[29], puisque l'auteur de nos annales semble y attacher une importance toute particulière. Àtravers les brumes de la préhistoire, il nous semble vaguement distinguer les tribus s'éloignant d'un centre commun quelque part au nord de la Mésopotamie pour implanter une civilisation comme dans diverses régions de la terre. « Toutes les grandes migrations, sans aucune exception, écrit Eduard Meyer, qui ont à plusieurs reprises dans le cours de l'histoire du monde changé la face du continent eurasiatique... se sont dirigées vers les régions lointaines de l'ouest à partir d'un point d'Asie centrale[30]. » Et de toutes ces grandes vagues d'expansion, les plus importantes se déplaçaient sous l'égide de l'abeille donneuse de vie.

 

Nous n'avons toutefois pas besoin de nous lancer dans des conjectures pour présenter des arguments intéressants à propos de deseret. Énumérons les faits connus et restons-en là. (1) Les Jarédites, dans leurs errances, ont emporté « une abeille » qu'ils appelaient dans leur langue deseret, aussi bien que « des ruches d'abeilles ». (2) Les fondateurs de la Seconde Civilisation d'Égypte avaient l'abeille comme symbole de leur pays, de leur roi et de leur empire auxquels ils appliquaient la désignation deseret ou quelque chose de très apparenté[31]. (3) Ils n'ont jamais appelé l'abeille elle-même dsrt, mais le signe qui est souvent « pour des raisons superstitieuses » écrit à sa place est désigné par ce nom. (4) Le signe de l'abeille était toujours considéré par les Égyptiens comme très sacré : « En tant que déterminant, dit Sethe, il est significatif de remarquer qu'il est toujours placé avant n'importe lequel des autres...[32] ». Comme on le sait bien, cette priorité est la prérogative des objets les plus sacrés dans la rédaction des hiéroglyphes. Son caractère extrêmement sacré et son rôle de rituel strictement secret expliquent amplement, pour ne pas dire exigent, la volonté de ne pas exprimer son vrai nom dans la lecture des textes.

 

Pour en venir aux temps modernes, le moins que l'on puisse dire, c'est que c'est une coïncidence très parlante que quand le peuple du Seigneur a émigré vers une terre promise en ces derniers jours, il a appelé le pays Deseret et a choisi l’abeille comme symbole de sa société et de son gouvernement. Le Livre d'Éther est bien entendu directement responsable de ceci, mais il est difficile de voir comment le livre a pu produire une répétition aussi frappante de l'histoire sans avoir lui-même une base historique réelle. Lorsqu'un document historique d'une période quelconque cite des personnes et des institutions qui ont véritablement existé, il est toujours supposé que le document, du moins en ce qui concerne ces choses, a des liens authentiques avec le passé. Deseret et l'abeille semblent toutes deux parfaitement chez elles dans le monde crépusculaire de la préhistoire, se cachant et s’expliquant alternativement l'une l'autre, mais jamais très éloignées l'une de l'autre. Les nombreux liens et parallèles qui doivent finalement éclaircir la question attendent encore d'être examinés. Qu'il suffise pour le moment de montrer que ces indices existent réellement.

 

En tant que naturaliste, vous protesterez certainement ici en disant que l'abeille était inconnue dans l'Amérique antique, ayant été introduite pour la première fois dans le Nouveau Monde par l'homme blanc au dix-septième siècle. Il y a sept allusions aux abeilles ou au miel dans le Livre de Mormon, et sans exception toutes appartiennent à l'Ancien Monde. Les nomades de Léhi, affamés de douceurs, se réjouirent extrêmement, comme le font toujours les Arabes, à la découverte de miel, mais cela se passait en Arabie. Les Jarédites emportèrent des ruches d'abeilles de Babel dans le désert pour un voyage de plusieurs années, mais il n'est pas fait mention d'abeilles dans le fret de leurs bateaux (Éther 6:4), omission importante, puisque ailleurs notre auteur se donne la peine de les mentionner. La survivance du mot abeille dans le Nouveau Monde après que les abeilles elles-mêmes eussent été laissées en arrière est un phénomène qui a beaucoup de parallèles dans l'histoire du langage, mais le Livre de Mormon ne mentionne nulle part que des abeilles ou du miel aient existé sur le continent américain.

 

La civilisation asiatique et jarédite ancienne : une vue générale

 

Quelques lignes plus haut, j'ai suggéré que les Jarédites n'étaient qu'une des « diverses tribus qui se répandirent dans toutes les directions à partir d'un centre commun... pour implanter une civilisation protohistorique commune dans diverses régions de la terre ». Je parlais en fonction des dernières recherches, et il ne m'est pas venu à l'esprit au moment même que le tableau de la grande dispersion est exactement celui que décrivent la Bible et le Livre de Mormon. Si nous devons les croire, au commencement, une civilisation unique s'est répandue dans le monde entier et les historiens ont maintenant appris que tel a réellement été le cas. Les savants ne discutent plus du point de savoir si c’est l'Égypte ou la Mésopotamie qui a été le véritable fondateur de la civilisation, car nous savons maintenant que l'une et l'autre dérivaient d'une source commune, « une civilisation mondiale, répandue sur un immense territoire et qui n’était absolument pas localisée en Orient ». Avec la découverte des cimetières royaux d'Ur, les savants ont commencé à se douter que l'Égypte et la Babylonie ont tiré leur civilisation « d'une source commune inconnue » qui, « du moins au commencement », unissait toutes les civilisations du monde en une civilisation mondiale unique, dont toutes les civilisations ultérieures ne sont que les variations sur un thème[33]. Dans mes études récentes sur l'origine du super-État, j'ai essayé de montrer que le cœur et le centre originel de cette civilisation mondiale doit être situé quelque part en Asie centrale, lieu à partir duquel les hordes conquérantes ont périodiquement débordé sur les régions provinciales ou périphériques de l'Inde, de la Chine, de l'Égypte et de l'Europe pour y établir des dynasties royales et sacerdotales. Et maintenant, il semblerait que le Nouveau Monde doive être inclus dans ce système asiatique, car le professeur Frankfort rapporte que « dans des cas aussi frappants que le bronze chinois ancien ou le dessin de la sculpture mexicaine ou des indiens américains du nord-ouest, on doit compter, dans une plus grande mesure que la plupart d'entre nous n'étaient jusqu'à présent disposés à l'admettre, avec la possibilité qu'il y ait eu une diffusion en provenance de l'Europe orientale et du Proche-Orient[34] ». Il y a quelques années, ceci aurait été de la haute trahison pour les archéologues américains. Maintenant c'est une indication de plus de l'unité de la civilisation mondiale qui, nous commençons à nous en rendre compte, était aussi caractéristique de l'histoire ancienne que de l'histoire moderne.

 

Dans le cas des Néphites, il était possible de situer exactement les centres de culture de l'Ancien Monde d'où sortait leur civilisation. Pouvons-nous faire la même chose pour les Jarédites ? Je le pense, car ils venaient de cette région qui servait dans les temps anciens de véritable lieu de recrutement pour les invasions mondiales. C'est à cet endroit-là qu'appartient leur culture et c'est là qu'elle s'insère. Il est encore trop tôt pour essayer une description détaillée de la vie à l'époque de la dispersion. « L'archéologie de l'Asie centrale nomade est encore dans sa tendre enfance » écrit G. N. Rœrich, une nouvelle branche de la science de l'histoire est en train de naître, dont le but sera de formuler les lois qui édifieront l'État nomade et d'étudier les restes d'un grand passé oublié[35]. » Mais le tableau général commence à prendre forme. Je vais vous en esquisser brièvement les grands traits.

 

Le fait de base, c'est l'espace – de gigantesques étendues d’herbages, de bois et de montagnes que les chasseurs et les bergers ont sillonnées depuis des temps immémoriaux, empiétant sur le territoire les uns des autres, faisant des raids sur les installations les uns des autres, se volant mutuellement le bétail, échappant de peu et poursuivant tour à tour. Quand les temps sont bons, les tribus se multiplient et il y a surpopulation; quand les temps sont mauvais, ils sont forcés d'envahir leurs terrains mutuels à la recherche d'herbe. Le résultat est un chaos chronique, situation qui a été un défi permanent au génie et à l'ambition d'hommes qui avaient le talent de diriger. Périodiquement, le Grand Homme apparaît en Asie pour unir les membres chamailleurs de sa tribu en un dévouement fanatique à sa personne, soumettre ses voisins les uns après les autres et finalement, en écrasant une grande coalition, mettre fin à toute résistance, et amener enfin « la paix et l'ordre » dans le monde. Les étendues sans fin des steppes et l'absence de toute frontière naturelle réclament les talents d'un homme d'État de grande envergure, l'idée et la technique de l'empire étant en fait tous les deux d'origine asiatique. Pendant un certain temps, un esprit unique réussit presque à gouverner le monde, mais un règlement de comptes se produit rapidement lorsque le Grand Homme meurt. Pendant que ses ambitieux parents se ruent sur le trône, l'empire mondial s'effondre promptement: l'espace, la force qui a produit le super-État, le détruit maintenant en permettant aux héritiers et aux prétendants mécontents et comploteurs de s'en aller chacun de son côté vers des régions lointaines fonder de nouveaux états en espérant, avec le temps, absorber tous les autres et rétablir la domination mondiale. Le chaos des steppes n'est pas le désordre primitif de petites tribus sauvages entrant accidentellement de temps à autre en collision dans leurs errances. C'est plutôt, et cela a toujours été, un jeu d'échecs astucieux, joué par des hommes d'une ambition illimitée et de facultés intellectuelles formidables ayant à leur disposition de puissantes armées[36].

 

Mais revenons-en aux Jarédites. Leur histoire tout entière est celle d'une lutte féroce et implacable pour le pouvoir. Le livre d'Éther est une chronique ancienne typique, une histoire militaire et politique avec, au passage, des clins d’œil sur la richesse et la splendeur des rois. Vous remarquerez que la structure tout entière de l'histoire jarédite est axée sur une succession d'hommes forts, dont la plupart sont des personnages assez terribles. Peu d'annales aussi laconiques sont lestées d'un tel poids de méchanceté. Les pages d'Éther sont assombries par des intrigues et une violence d'une facture strictement asiatique. Lorsqu'un rival au trône est battu, il s'en va tout seul dans le désert et attend son heure tout en rassemblant une « armée de proscrits ». Pour ce faire, il « entraîne » de son côté des hommes en leur distribuant cadeaux et pots-de-vin. Les forces ainsi acquises, il se les assure en leur imposant des serments terribles. Lorsque l'aspirant au trône devient suffisamment fort pour liquider ses rivaux par l'assassinat, la révolution ou une bataille rangée, l'ancien bandit et hors-la-loi devient roi et doit à son tour compter avec une nouvelle fournée de rebelles et de prétendants. C'est exactement comme si on lisait l'ouvrage sombre et déprimant d'Arab Shah, La vie de Timour, biographie d'un conquérant asiatique typique, avec ses sombres allusions au surnaturel et surtout aux œuvres du diable. C'est un tableau étrange et sauvage de politique cauchemardesque que décrit le livre d'Éther, mais, historiquement parlant, c'est un tableau profondément vrai. Prenez quelques exemples tirés de l'Ancien Monde.

 

Dans les plus anciens documents du genre humain, nous trouvons le dieu suprême, fondateur de l'État et du culte, occupé à « se frayer un chemin vers le trône par la bataille, souvent par la violence contre les prédécesseurs de sa famille, ce qui implique généralement des incidents atroces et obscènes[37] ». On voit ainsi que « Ies abominations des anciens », sur lesquelles Éther a pas mal de choses à dire, ont une antiquité respectable. Il y a maintenant d'amples raisons de croire que les plus anciens empires que nous connaissons n'étaient absolument pas les premiers et que le processus bien connu remonte aux temps préhistoriques : « Les empires ont dû être formés et détruits à ce moment-là comme ils devaient l'être plus tard[38] ». Ces empires « n'étaient pas le résultat d'une expansion ou d'un développement graduels, mais devenaient rapidement des empires énormes sous la direction d'un seul grand homme, observe McGovern, et sous le règne de ses successeurs déclinaient lentement mais sûrement », quoique dans beaucoup de cas ils « se désintégrassent immédiatement après la mort de leurs fondateurs[39] ».

 

Le fugitif qui rassemble des forces dans le désert[40] en attirant à lui des gens appartenant à son rival est un procédé strictement conventionnel dans les steppes. C'est ainsi que tout grand conquérant commence. Lu Fang, « le chef d'une petite bande militaire, moitié soldats, moitié bandits » fut, il y a deux mille ans, près de conquérir les empires hun et chinois, et il y serait parvenu si certains de ses propres officiers ambitieux ne l'avaient pas abandonné tout comme il en avait abandonné d'autres[41]. C’est après avoir dépouillé son frère du trône qu'Attila « chercha à soumettre les principaux pays du monde[42] », et, après sa mort, deux de ses descendants s'en allèrent dans le désert et y rassemblèrent autour d'eux « des armées de proscrits », chacun espérant s'adjuger l'empire mondial[43]. Vous vous souviendrez que Gengis Khan vécut pendant des années comme proscrit et bandit tout en rassemblant autour de lui les forces qui allaient dominer tous ses rivaux, et que ces forces étaient bel et bien soutirées aux armées des rivaux eux-mêmes. Dans le système nomade, « Ies chefs, les bagadours et les noyans, s'efforçaient de devenir indépendants en attirant à eux des sujets et des partisans[44] ». Les grands souverains d’Asie sont régulièrement passés de la situation risquée de chef de bande à celle à peine moins risquée de monarque du monde – et retour – dans un monde où « chacun était rempli  du désir de devenir un prince indépendant » et tous les princes de devenir seigneur de tous[45]. « Les aventuriers les plus hardis s'empressaient de s’attrouper autour de la bannière du nouveau chef prospère de leur race », au commencement comme de nos jours, où tous les jeunes d'Asie centrale se sont ralliés à la bannière du jeune Ma Chung-Ying, quinze ans, lequel « mûrissait calmement un plan visant à la conquête du monde entier[46] ».

 

Non seulement la pratique jarédite qui consiste à « entraîner » à ses côtés les partisans d'un rival tout en se créant une armée dans le désert est dans la meilleure tradition asiatique, mais la méthode utilisée est également dans la meilleure tradition reconnue[47]. C'est ainsi qu'Akish unit ses partisans autour du noyau de sa famille (les conquérants asiatiques ont fanatiquement l'esprit de famille) en prodiguant les dons, car « Ie peuple d'Akish était aussi avide de gain qu'Akish était avide de pouvoir; c'est pourquoi les fils d'Akish lui offrirent de l'argent, moyen par lequel ils entraînèrent la plus grande partie du peuple après eux » (Éther 9:11). Ce furent les fils de Gengis Khan qui, vous vous en souviendrez, firent la plus grande partie de sa campagne pour lui, et dès le début le secret de son pouvoir, c'était l'immense réserve d’objets précieux qu'il avait toujours près de son trône et à l'aide desquels il récompensait, selon la coutume immémoriale des steppes, tous ceux qui se joignaient à lui[48]. Au sixième siècle, Ménandre, ambassadeur romain à la cour du Grand Khan, vit cinq cents chariots pleins d'or, d'argent et de vêtements de soie qui accompagnaient le monarque dans ses errances[49], car « l'antique loi des Khans » était que nul n'entre les mains vides en la présence du souverain et ne le quitte sans récompense[50]. Le processus typique de l'impérialisme de la steppe, selon Vernadsky, commence par « Ia richesse accumulée entre les mains d'un chef capable », qui lui permet d'étendre sa popularité parmi les clans du voisinage[51]. Tous les observateurs du système asiatique ont commenté sur le zèle ardent avec lequel les hommes des steppes se consacrent à deux objectifs : la puissance et le gain. L'un et l'autre sont inséparables, bien entendu, et chacun engendre l'autre, mais nulle part le gouvernement tout entier n'est mis sur une base aussi franchement mercenaire qu'en Asie, où les ambassadeurs les plus vénaux de l'Ouest ont été embarrassés aussi bien par la franchise que par l'astuce de leurs hôtes asiatiques pour qui toute vie n'est qu'une transaction commerciale. Le fait que cette caractéristique est propre à la société jarédite, se révèle dans le fait que les mobiles jumeaux du pouvoir et du gain reçoivent beaucoup plus d'attention dans le livre d'Éther qu’en n’importe quel autre endroit du Livre de Mormon, comme le montre un coup d'œil sur la concordance.

 

Mais si le chef ambitieux acquiert des adhérents par la corruption, il les garde à lui par des serments. Le serment est la pierre d'angle de l'État asiatique comme de l'État jarédite. Akish nous fournit encore une fois un excellent exemple :

 

« Et il arriva qu'Akish rassembla dans la maison de Jared toute sa parenté et lui dit: Me jurerez-vous que vous me serez fidèles dans ce que je vais  vous demander ? Et il arriva qu’ils lui jurèrent tous, par le Dieu du ciel, et aussi par les cieux, et aussi par la terre, et par leur tête, que quiconque refusait l'aide qu’Akish désirait perdrait la tête... Et Akish leur fit prêter les serments donnés par ceux d'autrefois qui cherchaient aussi le pouvoir, serments transmis depuis Cain... »  (Éther 8:13-15).

 

Notez que l'on fait remonter explicitement ces terribles serments à l'Ancien Monde. Les textes les plus anciens de «  la plus vieille langue du monde », selon Hommel, sont des incantations « ayant la conclusion stéréotypée : ‘que cela soit juré (ou conjuré) par le nom du ciel, que ce soit juré par le nom de la terre !’[52] » Il ressort clairement, de la foule de documents qui ont paru dans les dernières années pour nous enseigner les voies des hommes à l'aube de l'histoire, que les serments, les conspirations et les combinaisons étaient de pratique courante depuis le commencement. Quelle meilleure illustration pourrait-on en demander que le grand cantique du nouvel an babylonien, le « Enuma Elish », dans lequel Tiamat, visant au gouvernement de l'univers, « entraîne » de son côté les dieux, de sorte qu'ils « conspirent sans cesse jour et nuit » contre le souverain légitime et « se rassemblent en une armée pour livrer bataille ». Lorsqu'il apprit la nouvelle, le vrai roi demeura assis sur son trône « sombre et silencieux, sans dire un mot », puis « il se frappa la cuisse, se mordit les lèvres, domina sa voix » et finalement donna l'ordre d'assembler son armée, laquelle, par acclamation officielle, fit serment de fidélité à son chef Mardouk[53].  Cette histoire, qui remonte au début des choses (le texte proprement dit vient de la première dynastie babylonienne)[54], n'est pas une simple fantaisie primitive; c'est le tableau authentique et familier du grand khan qui apprend qu'un parent et rival lève une armée contre lui dans le désert.

 

L'histoire de la montée et de la carrière de tout grand conquérant est une longue série de serments terribles contractés et violés. Les plus solennels de ces serments sont scellés en buvant du sang, comme lorsque « Ie roi des Commains… ordonna que [l'empereur de Constantinople] et son peuple… fussent saignés, et chacun but alternativement le sang de l'autre[55] ». L'étude des plus anciennes annales d'Asie nous conduit, comme l'étude des plus anciennes langues, dans un monde de serments et d'alliances[56]. Et pourquoi devrait-il en être ainsi ? L'explication en est simple, car le but du serment c'est de lier: le mot égyptien qui veut dire « serment », pour donner un exemple, est simplement ankh, originellement un « nœud ». Dans un monde aux vastes espaces libres et à la population limitée, où les nomades errants peuvent opter pour l'indépendance en chassant les animaux ou en poussant le bétail sur des herbages sans limites, comment peut-on lier les hommes à un endroit ou à un chef ? Il faut les lier par des serments, parce qu'il n'y a aucun autre moyen de les retenir. Bien entendu, on faisait l'impossible pour rendre le serment aussi contraignant, c'est-à-dire aussi terrible que possible, et, bien entendu, de tels serments étaient rompus dès que cela convenait. La facilité avec laquelle les hommes des steppes peuvent passer d'un camp à l'autre a toujours maintenu leurs rois dans un état d'éveil soupçonneux, de sorte que la monarchie asiatique est constamment enveloppée dans une atmosphère étouffante – et très jaréditique – de soupçons et d'intrigues.

 

Mithra gouverne, dit l'Avesta, en vertu de ses dix mille espions, qui font que lui seul, de tous les rois, ne peut être dupé[57]. C'est l'institution des « yeux du Roi et des oreilles du Roi » perfectionnée par les Perses et héritée par les monarques de beaucoup de pays. Le succès de toute conspiration contre une royauté qui est tellement sur ses gardes dépend par conséquent avant tout du secret et de la surprise, et c'est pourquoi nous avons comme adjonction et nemesis inévitables de la royauté asiatique la société secrète, imprégnant toute vie d'un sentiment paralysant d'insécurité, comme le note Hœrnes, et renversant dynasties et empires en une seule nuit[58]. Le cadeau que l'Asie a fait au monde a bien souvent sauvé le monde du gouvernement de l'Asie, car combien de conquérants assyriens, perses ou mongols n'ont pas été obligés de tourner le dos à l'Occident au moment où ils étaient sur le point de conquérir le monde, pour étouffer les incendies des révoltes allumés par les conspirations secrètes de parents derrière leur dos ! La constitution normale de l'empire asiatique, écrivent Huart et Delaporte, est « un despotisme tempéré par des détrônements et des assassinats », dans lesquels le clergé joue le rôle principal[59]. Pour le meilleur ou pour le pire, tout souverain des steppes, quelque grands que soient son pouvoir et son prestige personnels, doit compter avec la présence d'une catégorie de prêtres ambitieux et puissants, ordinairement des shamans. Même Gengis Khan, le plus puissant de tous, fut presque renversé de son trône par un grand prêtre ambitieux, et à l'aube de l'histoire, plus d'un grand prêtre de ce genre s'est adjugé le gouvernement[60]. Le cas du frère de Shared, dont le « grand prêtre l'assassina tandis qu'il était assis sur son trône » (Éther 14:9) est par conséquent tout à fait typique et ce n'est pas une simple coincidence. Car non seulement on nous dit que le système fut hérité « de ceux d'autrefois » et perpétué par les mêmes méthodes des sociétés secrètes, des pactes familiaux, des corruptions, des serments, des assassinats, etc. que dans l'Ancien Monde, mais on nous donne encore une image claire du cadre dans lequel tout ceci se passe.

 

On nous dit, par exemple, qu'un fils du roi Akish, furieux contre son père à cause de la mort inhumaine de son frère, qu'on avait laissé mourir de faim (comme c'est typique !), s'en alla se joindre aux armées sans cesse croissantes du roi déposé, Omer, qui, depuis qu'il avait été renversé par « une combinaison secrète d'Akish et de ses amis », demeurait dans des tentes et rassemblait des forces pour revenir (3 Éther 9:3, 9). Notez la fluidité manifeste de la société jarédite, la possibilité pour de grands groupes de gens d’errer çà et là dans un continent peu habité. Notez aussi comme la géographie « de la face de ce pays du nord » correspond bien à celle qui existait sous les mêmes latitudes de l'autre côté du monde, où l'on trouve en grande partie le même paysage. Ceci, nous le verrons plus tard, est très significatif, car cela montre qu'il est fort possible qu'une bonne partie du mode de vie indien trouve son origine chez les chasseurs et les nomades d'Asie à une date très reculée. La thèse même qui a souvent été proposée comme l'argument le plus fort contre le Livre de Mormon, c'est le Livre de Mormon lui-même qui est le premier à l'avancer ! Mais nous y reviendrons plus tard.

 



[1] Hugh W. Nibley, « The Hierocentric State », WPQ 4, 1951,  pp. 245-46.

[2] Ammianus Marcellinus, Rerum Gestarum XXXI, 2, surtout les sections 18-22.

[3] Voir la description frappante dans Priscus Rhetor, De Legationibus Romanorum ad Gentes, dans PO 113:7-9. Écrit en 433 apr. J.-C.

[4] William of Rubruck, ch. 12, dans Manuel Komroff, dir. de publ., Contemporaries of Marco Polo, New York, Liveright, 1928, p. 76.

[5] Raphael Pumpelly, Explorations in Turkestan, 2 vols., Washington, Carnegie Institution, 1908, 2:260.

[6] David D. Luckenbill, Ancient Records of Assyria and Babylonia, 2 vols., Chicago, University of Chicago Press, 1926-27, vol. 1.

[7] Le sentiment d’être perdu et à la recherche d’une terre promise a toujours dominé chez les nomades d’Asie et est finement illustré dans une étude récente sur les Kirghizes, Semen I. Lipkin, Manas Vyelikodushnyi, Moscou, Sovietski Posaty, 1947.

[8] William M. McGovern, The Early Empires of Central Asia, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1939, pp. 73-78. Cf. Pumpelly, Explorations in Turkestan 1:39, 41, 67-69.

[9] Henning Haslund, Men and Gods in Mongolia, New York, Dutton, 1935, p. 264.

[10] William of Rubruck, ch. 2, dans Komroff, Contemporaries of Marco Polo, p. 59.

[11] T. Wright, dir. de publ., The Travels of Marco Polo, Londres, Bohn, 1854, 129, livre 1, ch. 47.

[12] Comme source, Alexandre Moret, Histoire de l'Orient, 2 vols., Paris, Presses Universitaires, 1929-36, 2:584, n. 150.

[13] Xénophon, Cyropédie VI, 1, 52, 29, où il décrit les immenses chariots-tours de bois utilisés à la guerre.

[14] M. A. Czaplicka, Aboriginal Siberia, Oxford, Clarendon, 1914, pl. 16.

[15] Xénophon, Cyropédie VI, 1, 27, note que « dans les temps anciens, les Mèdes, les Syriens, les Araméens et tous les habitants de l’Asie faisaient usage de ces chariots qui ne survivent aujourd’hui que chez les Cyrénéens. »

[16] Gertrud Hermes, Anthropos 31, 1925,  pp. 94, cf. 32, 1926, pp. 105-27. Pour le char de Tel Agrab, découvert après la parution de l’ouvrage faisant autorité d’Hermes, voir Henri Frankfort, « Revelations of Early Mesopotamian Culture », ILN, 6 décembre 1937,  pp. 794-95.

[17] McGovern, The Early Empires of Central Asia, p. 47; Meissner, Babylonien und Assyrien, 2 vols., Heidelberg, Winter, 1926, 1:93.

[18] La 5e partie de « The World of the Jaredites », IE 55, janvier 1952,  pp. 22-24, commence ici.

[19] Voir, d’une manière générale, Moret, Histoire de l'Orient, vol. 1.

[20] Id., 1:173.

[21] Alan H. Gardiner, Egyptian Grammar, Oxford, Oxford University Press, 1950, pp. 73-74. Le carex est le signe de la Haute-Égypte et l’abeille, celui de la Basse-Égypte. Ce sujet est traité en grand détail dans Hugh W. Nibley, Abraham in Egypt, Salt Lake City, Deseret, 1981, pp. 225-45.

[22] Voir les suppositions de W. Pleyte, « La Guêpe », ZASA 4, 1866,  pp. 14-15; Kurt H. Sethe, « Über einen vermeintlichen Lautwerth des Zeichens der Biene », ZASA 30, 1892,  pp. 113-19; Karl Piehl, « La Lecture du Signe (Abeille) », ZASA 36, 1898,  pp. 85.

[23] Sethe, « Über einen vermeintlichen Lautwerth des Zeichens der Biene », pp. 117.

[24] Adolf Erman et Hermann Grapow, Aegyptisches Handwörterbuch, Berlin, Reuther & Reichard, 1921, pp. 223.

[25] Gardiner, Egyptian Grammar, p. 504. Le « t » final de deseret est la forme du féminin, qui ne fait pas partie de la racine, celle-ci étant dsr. On ne peut néanmoins pas l’omettre pour désigner l’abeille, la couronne ou la Basse-Égypte, tous mots qui sont féminins. Le texte original disait à cet endroit:  « La substitution était naturelle, car l’abeille, comme la couronne rouge, était identique à la majesté de la Basse-Égypte. »

[26] Erman et Grapow, Wörterbuch der aegyptischen Sprache, 1:435.

[27] Theodor H. Gaster, Thespis, New York, Schuman, 1950, pp. 364-67. Dans ses notes sur le mythe de Telepinu, Gaster attire l’attention sur les liens qui relient les rites de l’abeille dans tout le monde antique. Sur l’abeille dans le rituel chrétien, voir L. Duchesne, Origines du culte chrétien, 5e éd., Paris, Boccard, 1920, p. 266.

[28] Moret, Histoire de l'Orient, 1:175-180, 189, 207-22, 230-37, surtout pp. 257-58.

[29] En Égypte, « les rois du Nord étaient incarnés dans le totem de Bouto : une abeille (bit) »; id., 1:178.

[30] Eduard Meyer, Geschichte des Altertums, 2e éd., Stuttgart, Cotta, 1928, vol. 2, 1e partie, p. 36.

[31] Erman et Grapow, Wörterbuch der aegyptischen Sprache, 1:434.

[32] Sethe, « Über einen vermeintlichen Lautwerth des Zeichens der Biene », p. 118; « Als Determinativ steht es aber, was zu beachten ist, stets allen anderen voran. » [En tant que déterminant, elle précède, et il faut y faire attention, toujours tous les autres.]

[33] Moret, Histoire de l'Orient, 1:12.

[34] Henri Frankfort, Cylinder Seals, Londres, Macmillan, 1939, p. 311.

[35] G. N. Roerich, Trails to Inmost Asia, New Haven, Yale University Press, 1931, p. 123.

[36] On trouvera un traitement général de ce thème dans Ellsworth Huntington, Mainsprings of Civilization, New York, Wiley, 1945, pp. 187-207.

[37] C. J. Gadd, Ideas of Divine Rule in the Ancient East, Londres, Oxford University Press, 1948, p. 1.

[38] George Vernadsky, Ancient Russia, New Haven, Yale University Press, 1943, p. 27.

[39] McGovern, The Early Empires of Central Asia, 116-117, p. 124.

[40] La 6e partie de « The World of the Jaredites », IE 55, février 1952,  pp. 92-94, 98, 100, 102, 104-105, commençait ici. L’article originel dans le magazine commençait comme ceci: « Cher F.: Pour poursuivre le thème de ma lettre: En ce qui concerne le fugitif qui rassemble des forces dans le désert en détournant des gens de son rival, il y avait, au premier siècle, Lu Fang. »

[41] McGovern, The Early Empires of Central Asia, pp. 224-26.

[42] C. C. Mierow, The Gothic History of Jordanes, Princeton, Princeton University Press, 1915, pp. 101-3; ch. 35.

[43] C’étaient Dinzio, id., 129-131; ch. 53, et Mundo, id., pp. 137-38; ch. 58.

[44] B. Ya. Vladimirtsov, The Life of Chingis-Khan, New York, Houghton Mifflin, 1930, p. 3.

[45] Fikret Isiltan, Die Seltschuken-Geschichte des Akserayi, Sammlung Orientalistischer Arbeiten 12, Leipzig, Harrassowitz, 1943, p. 88.

[46] La première citation est de E. S. Creasy, History of the Ottoman Turks, 2 vols., Londres, Bentley, 1854-56, 1:5, la deuxième, de Sven Hedin, The Flight of Big Horse, trad. F. H. Lyon, New York, Dutton, 1936, p. 16. Cf. Mildred Cable, The Gobi Desert, New York, Macmillan, 1945, pp. 222-32.

[47] F. E. A. Krause, Cingis Han, Heidelberg, Winter, 1922, p. 13. Michael Prawdin, The Mongol Empire, Londres, Allen & Unwin, 1940, pp. 47-49. On trouve une description de la technique utilisée pour détourner les partisans d’un autre dans Al-Fakhari, Al-Adab al-Sultaniah wal-Daula-l-Islamiah, Le Caire, p. 5.

[48] Prawdin, The Mongol Empire, p. 86

[49] Menander Protector, De Legationibus Romanorum ad Gentes 8, dans PG 113:888.

[50] Selon Odoric de Pordennone, ch. 18, dans Komroff, Contemporaries of Marco Polo, pp. 249-50 « la loi antique » des Khans dit, « Tu n’apparaîtras pas les mains vides en ma présence », avec pour conséquence que « Aucun Mongol, aujourd’hui, n’entrait dans la tente de son souverain sans être richement récompensé », Prawdin, The Mongol Empire, p. 86. La nature strictement mercenaire de toute l’affaire est bien décrite par Peter Patricius en 230 apr. J.-C., dans PG 113:665-68, et par Priscus, en 449 apr. J.-C., dans PG 113:748-52. E. A. Wallis Budge, The Chronography of Bar Hebraeus, 2 vols., Oxford, Oxford University Press, 1932, 1:505, raconte comment Baidu, le Mongol, quand il voulut supplanter son frère sur le trône d’Asie, « rendit les hommes riches par des dons et il rendit les hommes splendides par des vêtements royaux. » C’est ainsi qu’il s’assurait leur allégeance. On pourrait citer des parallèles innombrables.

[51] Vernadsky, Ancient Russia, p. 80.

[52] Fritz Hommel, Ethnologie und Geographie des alten Orients, Munich, Beck, 1926, pp. 22-23.

[53] Je suis le texte de René Labat, Le poème babylonien de la création, Paris, Maisonneuve, 1935, pp. 98-101.

[54] Id., p. 24.

[55] Mémoires de Saint Louis, dans Jean de Joinville, Chroniques des Croisades,  trad. angl., Londres, Bohn, 1848, p. 482. L’histoire tout entière de Gengis Khan est une longue succession de serments terribles, dont le plus solennel est prêté avec un sac plein de sang, pour suivre Krause, Cingis Han, pp. 17-18, 23-24, etc. Hérodote, Histoires IV, p. 64, décrit les serments prêtés en buvant du sang par les Scythes deux mille ans plus tôt.

[56] Moritz Hoernes, Natur und Urgeschichte des Menschen, 2 vols., Vienne, Hartleben, 1909, 1:582, qui traite de la situation dans les sociétés préagraires en général.

[57] James Darmesteter, The Zend-Avesta, 3 vols., Oxford, Oxford University Press, 1895, 2:135, 140, Yasts 15:63; 21:82.

[58] Hoernes, Natur und Urgeschichte des Menschen 2:418. Le lecteur doit se rappeler que les confréries et les sociétés secrètes ont toujours été le fondement du gouvernement et de la religion asiatique, qu’elle soit chamaniste, (p. ex. le Bn), lamiste ou bouddhiste, de Pékin au Caire.

[59] Clément Huart et Louis Delaporte, L'Iran antique, Paris, Michel, 1952, p. 399.

[60] J’ai une longue note sur ce sujet dans mon article, Hugh W. Nibley, « Sparsiones », CJ 40, 1945,  p. 526, n. 70.

 

 

 

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