CHAPITRE
TROIS : Jared dans les steppes Le peuple en marche Le récit
de « la traversée des plaines » par Éther est une idylle asiatique. Il
n'y manque rien d'essentiel. Tout d'abord, la steppe est noire de «
troupeaux, mâles et femelles, de toute espèce » et si nous y regardons
de plus près, la volaille, le poisson et même les abeilles et « les
semences de toute sorte » ne manquent pas. En outre, le frère de
Jared reçoit le commandement d'admettre dans sa compagnie ceux qu'il a
envie d'emmener : « ... et aussi Jared, ton frère, et sa famille; et
aussi tes amis et leurs familles, et les amis de Jared et leurs familles
» (Éther 1:41).
Voilà encore un contraste frappant avec l'histoire de Léhi :
contrairement aux gens des sables, ces anciens ne constituent pas leurs
sociétés sur la base de la parenté par le sang. Les amis de Jared et
les amis de son frère sont deux groupes séparés, ce qu'ils ne seraient
pas s'ils étaient parents. Apparemment, quiconque est un ami est un
partisan et membre de la tribu, et cette règle, chose significative, est
la loi fondamentale de la société asiatique depuis les temps les plus
anciens connus, lorsque la formule « je les ai comptés parmi mon peuple
» était appliquée à tous les peuples qu'un roi pouvait soumettre,
quelles que fussent leur race ou leur langue[1]. Toutes ces familles, avec leurs troupeaux et leurs
bagages, traversèrent les vallées et partirent dans les plaines dans
l'intention et l'espoir de devenir « une grande nation » et de trouver
une terre promise; toutes choses en quoi ils sont des nomades asiatiques
typiques de la vieille école, comme le montreront quelques exemples. Ammianus Marcellinus, écrivant au quatrième siècle
de notre ère, compare les Alains en marche à « une ville mouvante ».
Tous les peuples de l'Asie émigrent de la même façon, explique-t-il, en
poussant devant eux de vastes troupeaux, montés à dos de bête, leur
famille et leur mobilier suivant dans de grands chariots tirés par des bœufs.
En dépit de leur richesse en bétail, dit Ammianus, ils chassent et
pillent en chemin[2]. Les Huns, qui battirent et
supplantèrent les Alains, conservèrent les mêmes coutumes, comme le
firent à leur tour leurs successeurs, et ainsi de suite[3], jusqu'à ce qu'au treizième
siècle, William de Rubruck, voyageant comme espion et observateur pour
Louis IX de France, utilise presque les mêmes mots qu'Ammianus : « Le
lendemain nous rencontrâmes les charrettes des Scacatai chargées de
maisons, et je pensai qu'une grande ville venait à ma rencontre. Je m'étonnai
également en voyant les immenses troupeaux de bœufs, de chevaux et de
moutons[4]. » Dans notre siècle,
Pumpelly décrit comment « mille familles kirghizes descendirent des défilés
des environs, leurs longues caravanes de chameaux caparaçonnés et
surchargés de richesses nomadiques, et chaque caravane avec ses troupeaux
de moutons et de chèvres, de chameaux, de bétail et de chevaux...[5] ». Notez que les troupeaux de
tous ces gens se composaient de toutes les espèces d'animaux, ce qui est
pour nous un mélange presque inconcevable : « des troupeaux de toute
sorte », dit Éther, qui semble savoir de quoi il parle. Si vous voulez
remonter dans le temps, vous trouverez à une époque bien plus lointaine
d'Ammianus que lui ne l’est de la nôtre, les annales des rois assyriens
fourmillant des mêmes immenses troupeaux de bétail, de moutons, de
chevaux, de chameaux et d'êtres humains, le tout pêle-mêle et
traversant les plaines soit comme prisonniers de conquérants puissants,
soit comme chercheurs d'évasion et de sécurité dans une terre promise[6]. C'est un tableau touchant et
tragique que celui des tribus errantes cherchant éternellement de
nouvelles patries, des terres promises où elles pourraient s'établir et
devenir de « grandes nations ». Presque sans exception, ces gens, si
terribles qu'ils nous apparaissent, à nous, ou aux tribus plus faibles
qui se trouvaient sur leur chemin, étaient en réalité des réfugiés
qui avaient été chassés de leurs fermes et de leurs pâturages
d'origine par la pression d'autres tribus encore, qui, en fin de compte,
avaient été obligées de partir par la nécessité commune que les
conditions climatiques imposent de temps en temps aux usagers des herbages
marginaux et sous-marginaux[7]. Si les Jarédites mélangeaient leur bétail, ils
semblent également avoir mélangé leurs métiers et, pourrait-on bien se
demander, quels étaient-ils : chasseurs, bergers ou fermiers ? Vous
pourriez poser la même question à propos d’une quelconque société
asiatique normale et obtenir la même réponse : ils sont les trois.
McGovern fait remarquer à diverses reprises que les tribus des steppes
ont en tout temps été à la fois des chasseurs, des bergers et des
fermiers[8]. Et dans mes récentes études
sur l'État, j'ai montré qu'ils étaient par-dessus le marché les
premiers bâtisseurs de villes. Toutes les tribus dont nous venons de
parler, par exemple, étaient des chasseurs experts, bien qu’aucune
d'elles ne manquât d'animaux en abondance. Un cas typique est celui des
Mandchou-Solons qui, lorsque la peste détruisit leurs troupeaux, se lancèrent
dans l’agriculture, et cependant ils « ne labourent pas plus que la
faim ne les y oblige et, les
années où le gibier est abondant, ils ne labourent pas du tout[9] », c'est-à-dire que ce sont
des chasseurs, des éleveurs ou des cultivateurs selon que l'exigent ou le
permettent les conditions. Veillons donc à ne pas trop simplifier notre
image de ce qu'était la vie dans les premières civilisations et
concevoir des idées à la Cecil B. De Mille à propos d'une situation «
primitive » qui n'a jamais existé. Ce qui est remarquable, c'est que toute mention de
troupeaux de quelque espèce que ce soit est manifestement absente
de l'histoire de Léhi, bien que celle-ci soit racontée avec force détails.
Quel contraste surprenant ! Un groupe fuyant Jérusalem en secret pour
mener une vie de chasse et de maquis dans le désert et mourant presque de
faim, l'autre acceptant les volontaires, pour ainsi dire de tous les côtés,
dans une sorte de front massif, poussant devant lui d'innombrables animaux
et emportant tout depuis les bibliothèques jusqu'aux ruchers et aux réservoirs
de poissons ! Il serait difficile de concevoir deux types de migration
plus diamétralement opposés, et cependant chacun correspond parfaitement
aux us et coutumes rapportés au cours de l'histoire pour la partie du
monde dans laquelle le Livre de Mormon le situe. Mais comment les Jarédites ont-ils pu emporter tout
ce matériel ? De la même manière que les autres Asiatiques l'ont
toujours fait : dans des chariots. Et quels chariots ! « Mesurant un jour
l'écartement entre les ornières marquées par les roues d'un de leurs
chariots, rapporte William de Rubruck, j’ai découvert qu'il était de
six mètres... J’ai compté vingt-deux bœufs dans un attelage, tirant
une maison sur un chariot... l'essieu du chariot était de taille énorme,
comme le mât d'un navire[10]. » Marco Polo a vu les
maisons des Tartares montées « sur une sorte de chariot à quatre
roues[11] ». Dix-sept cents ans avant
Marco Polo, Xénophon a vu, sur les plaines d'Asie, d'énormes chariots
tirés par huit couples de bœufs[12], et mille ans plus tôt
encore on nous raconte comment les Philistins entrèrent en Palestine avec
leurs familles et leurs possessions chargées sur d'immenses véhicules
aux roues pleines tirées par quatre bœufs[13]. Aujourd'hui encore, ce genre
archaïque de chariot survit dans les immenses chariots cérémoniels de
l'Inde et les énormes voitures dans lesquelles des hommes de la plaine
tels que les Buriats transportent leurs dieux à travers les steppes[14]. Mais pouvons-nous dire que
le chariot peut être aussi vieux que les Jarédites ? Selon toute probabilité, oui. Nous avons maintenant
quelques échantillons d'une telle antiquité qu'on arrive à portée de
voix du déluge lui-même, et que ces véhicules ont déjà acquis la
forme et la perfection qu'ils vont garder sans altération profonde
pendant des milliers d'années. Les attelages et les chariots des tombes
royales d'Ur, le char d'el-Agar trouvé en 1937, la voiture de Khafaje,
les ornières de chariots préhistoriques visibles partout, tout cela va
dans le sens de la grande antiquité du chariot et de son origine en Asie
centrale[15]. Le dernier véhicule cité,
datant du quatrième millénaire av. J.-C., était tiré par des chevaux
et justifie Gertrud Hermes dans sa conclusion que le cheval n'était pas
seulement connu « mais véritablement utilisé, du moins dans certains
endroits, comme animal de trait avec des chars de guerre » à une date étonnamment
reculée[16]. H. G. Wells a fait un jour une description frappante
d'un homme primitif se balançant au bout d'une branche et atterrissant à
sa grande surprise sur le dos d'un cheval occupé à paître qui par
hasard passait sous son arbre. Pareil événement, croit-il, expliquerait
très logiquement la découverte de l'art de la cavalerie. C'est bien
possible, mais ce n'est pas ainsi que cela s’est passé, selon le
consensus auquel on est parvenu actuellement, qui est que « partout la
traction a précédé le chevauchage ». Mieux encore, McGovern raconte
comment, à une date relativement récente, « Ies Scythes et les Sarmates
ont eu l'idée brillante et originale de monter l'animal qu'ils avaient
longtemps eu l'habitude de conduire[17]
». On s'accorde généralement à dire que les véhicules tirés par des
bœufs étaient plus anciens que ceux tirés par des chevaux, mais les uns
et les autres remontent au quatrième millénaire av. J.-C., et bien qu'il
ait été possible aux Jarédites d'aller à pied, comme les Mongols eux-mêmes
au sixième siècle av. J.-C. encore, il ne leur aurait pas été
possible dans de telles circonstances d'emmener des cages, des ruches
et des réservoirs de poissons. Il n'y a pas la moindre objection à ce
qu'ils aient utilisé des chariots, surtout du fait que les animaux ne
manquaient pas pour les tirer. À propos de Deseret[18] Cher professeur F., Le
personnage de loin le plus intéressant et le plus attrayant du convoi de
Jared est deseret, l'abeille. Nous ne pouvons passer à côté de
cet insecte sans jeter un coup d'œil sur son nom et sa signification
possible, car notre texte manifeste pour deseret un intérêt qui dépasse
de loin le respect auquel a droit l'exploit de transporter des insectes,
aussi remarquable que cela soit. Le mot deseret, nous dit-on (Éther 2:3),
« par interprétation, est une abeille », le mot venant clairement de la
langue jarédite, puisque Éther (ou Moroni) doit l'interpréter. Or,
c'est là une coîncidence remarquable que le mot deseret, ou
quelque chose qui y ressemble très fort, ait joui d'une position rituelle
importante parmi les fondateurs de la civilisation égyptienne classique,
qui l'associaient de très près au symbole de l'abeille. Le peuple,
l'auteur de la Seconde Civilisation, comme on l'appelle, semble être entré
en Égypte depuis le nord-est dans le cadre de la même grande expansion
de peuples qui envoya les créateurs de la civilisation babylonienne
classique vers la Mésopotamie[19]. Nous voyons donc les fondateurs des deux principales
civilisations-mères de l'Antiquité entrer dans leur nouvelle patrie au même
moment environ, venant d'un centre commun, apparemment ce même centre d'où
les Jarédites partirent, eux aussi, mais nous en reparlerons plus tard.
Ce qui nous intéresse ici, c'est que les pionniers égyptiens apportaient
de leur patrie asiatique un culte et un symbolisme complètement développés[20]. Il semble qu'un de leurs
principaux objets de culte ait été l'abeille, car le pays qu'ils colonisèrent
d’abord en Égypte prit dorénavant le nom de « pays de l'abeille »
et était désigné dans l'écriture hiéroglyphique par l'image d'une
abeille, et d'autre part tous les rois d'Égypte, « en leur capacité de
roi de la Haute et de la Basse Égypte » portaient le titre : « ceIui
qui appartient au roseau et à l'abeille[21] ». Dés le début, les spécialistes
des hiéroglyphes se sont demandé quelle valeur de son il fallait donner
à l'image de l'abeille[22]. Selon Sethe, dès le Nouvel
Empire, les Égyptiens eux-mêmes avaient oublié le mot originel[23], et Grapow dit que le titre
honorifique qu’est celui de l'abeille est « illisible[24] ». N'est-il pas étrange
qu'un mot aussi courant et aussi important ait été oublié ? Que
s’est-il passé ? Quelque chose qui n'est pas rare du tout dans
l'histoire du culte et du rituel, à savoir le fait que l'on évitait ou
interdisait délibérément de prononcer le mot sacré. Nous savons que le
signe de l'abeille n'était pas toujours écrit mais que, « pour des
raisons superstitieuses, on lui substituait[25] » parfois l'image de la
Couronne rouge, la majesté de la Basse Égypte. Si nous ne connaissons
pas le nom original de l'abeille, nous connaissons le nom de cette
Couronne rouge, le nom qu'elle portait lorsqu'elle fut substituée à
l'abeille. Ce nom était dsrt (on ne connaît pas les voyelles,
mais nous pouvons être sûrs qu'elles étaient toutes brèves; le « s »
de dsrt avait un son fort, dont la meilleure représentation serait
peut-être « ch », mais désigné par un caractère spécial, un « s »
surmonté d'un minuscule coin par lequel les Égyptiens désignaient à la
fois leur pays et la couronne qu'ils servaient. Maintenant lorsque la
couronne apparaît à la place de l'abeille, on l'appelle parfois bit
« abeille[26] », et cependant l'abeille,
bien qu'étant l'équivalent exact de la couronne, n'est jamais, en vertu
du même principe, appelée dsrt. Ceci révèle certainement un
refus délibéré de le prononcer, surtout parce que dsrt veut dire
également « rouge », mot spécialement applicable aux abeilles. Si les
Égyptiens ne tenaient pas à dessiner l'image de l'abeille « pour des
raisons superstitieuses », ils hésiteraient certainement à prononcer
son vrai nom. Dans le sens de « rouge », on pouvait prononcer le mot
sans crainte, mais jamais dans le sens de « abeille ». Un parallèle
bien connu saute immédiatement aux yeux. À ce jour, personne ne sait
comment il faut prononcer le nom hébreu de Dieu, YHWH, parce qu'aucun bon
Juif n'oserait le prononcer même s'il le savait, mais au lieu de cela,
lorsqu'il voit le mot écrit, il lui substitue toujours un autre mot, Adonaï,
pour éviter de prononcer le son terrible du Nom. Cependant, la
combinaison des sons HWH est une racine verbale très courante en hébreu
et comme telle constamment utilisée. Il y a d'autres exemples de
substitution de ce genre-là en hébreu, et il a dû y en avoir beaucoup
dans les hiéroglyphes qui, comme le fait remarquer Kees, sont en réalité
un langage à double sens. Il y a un autre fait remarquable qui montre aussi
que les Égyptiens évitaient délibérément d'appeler l'abeille deseret
tout en appliquant le nom aux choses qu'elle symbolisait et même qui lui
étaient substituées. Le symbole de l'abeille se répandit dans d'autres
directions à partir de sa patrie d'origine, quelle qu'elle ait été,
jouissant d'une place éminente dans les mystères royaux des Hittites,
apparaissant dans cette archive vivante de la préhistoire qu'est le Kalevala
et survivant même dans les rites pascals de certaines nations. Partout
ici, l'abeille est l'agent grâce auquel le roi ou héros mort ressuscite
d'entre les morts, et c'est en relation avec cela que l'abeille figure
aussi dans les rites égyptiens[27]. Or, le peuple originel de
« deseret », les fondateurs de la Seconde Civilisation, « Ies
intellectuels d'On » prétendaient que leur roi, et lui seul, possédait
le secret de la résurrection. C'était là en fait la pierre angulaire de
leur religion; ce n'était rien moins que « Ie secret du roi », le
pouvoir sur la mort par lequel il détenait son autorité tant parmi les
hommes que dans l'au-delà[28]. Si l'abeille avait un rôle
quelconque dans les rites profondément secrets de la résurrection royale
de l'Ancien Empire – et comment pourrions-nous autrement expliquer sa présence
dans les versions ultérieures et plus populaires des mêmes rites ? –
on comprend pourquoi son nom et son office véritables ont été
soigneusement cachés du monde. En outre, le fait que la couronne de dsrt
est la « couronne de l'abeille » est, me semble-t-il, clairement
indiqué par l'élément le plus frappant de la couronne, à savoir la
longue antenne qui sort de sa base et qui, dans les dessins les plus
anciens ne se termine pas par une boucle savamment tracée comme plus
tard, mais ressemble exactement aux antennes extrêmement longues et bien
visibles des plus anciennes abeilles hiéroglyphiques. Certains
entomologues ont prétendu que le signe de l'abeille n'est pas une abeille
du tout, mais un frelon, et certains égyptologues l'ont en conséquence
lu dans ce sens; mais cela ne fait que rendre l'affaire plus mystérieuse
puisqu'elle laisse les Égyptiens friands de miel sans mot pour abeille,
indiquant que le nom était soumis à une censure totale. Je suis
personnellement persuadé que la désignation archaïque et rituelle de
l'abeille était deseret, un « mot de pouvoir » trop sacré pour
être confié au vulgaire, étant une des clefs du « secret du roi ». Dans certaines éditions du Livre de Mormon, bien
que pas dans la première, le mot deseret a une majuscule, car les
éditeurs ont reconnu que c'est en réalité un titre, « qui, par interprétation,
est une abeille », tout à fait distinct des « essaims d'abeilles
» qui furent également emmenés. Dans ce cas, on pourrait être justifié,
mais nous n'y insisterons pas, si on voyait en Deseret le symbole national
ou pour ainsi dire le totem du peuple de Jared[29], puisque l'auteur de nos
annales semble y attacher une importance toute particulière. Àtravers
les brumes de la préhistoire, il nous semble vaguement distinguer les
tribus s'éloignant d'un centre commun quelque part au nord de la Mésopotamie
pour implanter une civilisation comme dans diverses régions de la terre.
« Toutes les grandes migrations, sans aucune exception, écrit Eduard
Meyer, qui ont à plusieurs reprises dans le cours de l'histoire du monde
changé la face du continent eurasiatique... se sont dirigées vers les régions
lointaines de l'ouest à partir d'un point d'Asie centrale[30]. » Et de toutes ces
grandes vagues d'expansion, les plus importantes se déplaçaient sous l'égide
de l'abeille donneuse de vie. Nous n'avons toutefois pas besoin de nous lancer
dans des conjectures pour présenter des arguments intéressants à propos
de deseret. Énumérons les faits connus et restons-en là. (1) Les
Jarédites, dans leurs errances, ont emporté « une abeille » qu'ils
appelaient dans leur langue deseret, aussi bien que « des ruches
d'abeilles ». (2) Les fondateurs de la Seconde Civilisation d'Égypte
avaient l'abeille comme symbole de leur pays, de leur roi et de leur
empire auxquels ils appliquaient la désignation deseret ou quelque
chose de très apparenté[31]. (3) Ils n'ont jamais appelé
l'abeille elle-même dsrt, mais le signe qui est souvent « pour
des raisons superstitieuses » écrit à sa place est désigné par ce
nom. (4) Le signe de l'abeille était toujours considéré par les Égyptiens
comme très sacré : « En tant que déterminant, dit Sethe, il est
significatif de remarquer qu'il est toujours placé avant n'importe
lequel des autres...[32] ». Comme on le sait bien,
cette priorité est la prérogative des objets les plus sacrés dans la rédaction
des hiéroglyphes. Son caractère extrêmement sacré et son rôle de
rituel strictement secret expliquent amplement, pour ne pas dire exigent,
la volonté de ne pas exprimer son vrai nom dans la lecture des textes. Pour en venir aux temps modernes, le moins que l'on
puisse dire, c'est que c'est une coïncidence très parlante que quand
le peuple du Seigneur a émigré vers une terre promise en ces derniers
jours, il a appelé le pays Deseret et a choisi l’abeille comme symbole
de sa société et de son gouvernement. Le Livre d'Éther est bien entendu
directement responsable de ceci, mais il est difficile de voir comment le
livre a pu produire une répétition aussi frappante de l'histoire sans
avoir lui-même une base historique réelle. Lorsqu'un document historique
d'une période quelconque cite des personnes et des institutions qui ont véritablement
existé, il est toujours supposé que le document, du moins en ce qui
concerne ces choses, a des liens authentiques avec le passé. Deseret
et l'abeille semblent toutes deux parfaitement chez elles dans le monde crépusculaire
de la préhistoire, se cachant et s’expliquant alternativement l'une
l'autre, mais jamais très éloignées l'une de l'autre. Les nombreux
liens et parallèles qui doivent finalement éclaircir la question
attendent encore d'être examinés. Qu'il suffise pour le moment de
montrer que ces indices existent réellement. En tant que naturaliste, vous protesterez
certainement ici en disant que l'abeille était inconnue dans l'Amérique
antique, ayant été introduite pour la première fois dans le Nouveau
Monde par l'homme blanc au dix-septième siècle. Il y a sept allusions
aux abeilles ou au miel dans le Livre de Mormon, et sans exception toutes
appartiennent à l'Ancien Monde. Les nomades de Léhi, affamés de
douceurs, se réjouirent extrêmement, comme le font toujours les Arabes,
à la découverte de miel, mais cela se passait en Arabie. Les Jarédites
emportèrent des ruches d'abeilles de Babel dans le désert pour un voyage
de plusieurs années, mais il n'est pas fait mention d'abeilles dans le
fret de leurs bateaux (Éther 6:4),
omission importante, puisque ailleurs notre auteur se donne la peine de
les mentionner. La survivance du mot abeille dans le Nouveau Monde après
que les abeilles elles-mêmes eussent été laissées en arrière est un
phénomène qui a beaucoup de parallèles dans l'histoire du langage, mais
le Livre de Mormon ne mentionne nulle part que des abeilles ou du miel
aient existé sur le continent américain. La
civilisation asiatique et jarédite ancienne : une vue générale Quelques lignes plus haut, j'ai suggéré que les
Jarédites n'étaient qu'une des « diverses tribus qui se répandirent
dans toutes les directions à partir d'un centre commun... pour implanter
une civilisation protohistorique commune dans diverses régions de la
terre ». Je parlais en fonction des dernières recherches, et il ne m'est
pas venu à l'esprit au moment même que le tableau de la grande
dispersion est exactement celui que décrivent la Bible et le Livre de
Mormon. Si nous devons les croire, au commencement, une civilisation
unique s'est répandue dans le monde entier et les historiens ont
maintenant appris que tel a réellement été le cas. Les savants ne
discutent plus du point de savoir si c’est l'Égypte ou la Mésopotamie
qui a été le véritable fondateur de la civilisation, car nous savons
maintenant que l'une et l'autre dérivaient d'une source commune, « une
civilisation mondiale, répandue sur un immense territoire et qui n’était
absolument pas localisée en Orient ». Avec la découverte des cimetières
royaux d'Ur, les savants ont commencé à se douter que l'Égypte et la
Babylonie ont tiré leur civilisation « d'une source commune
inconnue » qui, « du moins au commencement », unissait toutes
les civilisations du monde en une civilisation mondiale unique, dont
toutes les civilisations ultérieures ne sont que les variations sur un thème[33]. Dans mes études récentes
sur l'origine du super-État, j'ai essayé de montrer que le cœur et le
centre originel de cette civilisation mondiale doit être situé quelque
part en Asie centrale, lieu à partir duquel les hordes conquérantes ont
périodiquement débordé sur les régions provinciales ou périphériques
de l'Inde, de la Chine, de l'Égypte et de l'Europe pour y établir des
dynasties royales et sacerdotales. Et maintenant, il semblerait que le
Nouveau Monde doive être inclus dans ce système asiatique, car le
professeur Frankfort rapporte que « dans des cas aussi frappants que le
bronze chinois ancien ou le dessin de la sculpture mexicaine ou des
indiens américains du nord-ouest, on doit compter, dans une plus grande
mesure que la plupart d'entre nous n'étaient jusqu'à présent disposés
à l'admettre, avec la possibilité qu'il y ait eu une diffusion en
provenance de l'Europe orientale et du Proche-Orient[34] ». Il y a quelques années,
ceci aurait été de la haute trahison pour les archéologues américains.
Maintenant c'est une indication de plus de l'unité de la civilisation
mondiale qui, nous commençons à nous en rendre compte, était aussi
caractéristique de l'histoire ancienne que de l'histoire moderne. Dans le cas des Néphites, il était possible de
situer exactement les centres de culture de l'Ancien Monde d'où sortait
leur civilisation. Pouvons-nous faire la même chose pour les Jarédites ?
Je le pense, car ils venaient de cette région qui servait dans les temps
anciens de véritable lieu de recrutement pour les invasions mondiales.
C'est à cet endroit-là qu'appartient leur culture et c'est là qu'elle
s'insère. Il est encore trop tôt pour essayer une description détaillée
de la vie à l'époque de la dispersion. « L'archéologie de l'Asie
centrale nomade est encore dans sa tendre enfance » écrit G. N. Rœrich,
une nouvelle branche de la science de l'histoire est en train de naître,
dont le but sera de formuler les lois qui édifieront l'État nomade et d'étudier
les restes d'un grand passé oublié[35]. » Mais le tableau général
commence à prendre forme. Je vais vous en esquisser brièvement les
grands traits. Le fait de base, c'est l'espace – de gigantesques
étendues d’herbages, de bois et de montagnes que les chasseurs et les
bergers ont sillonnées depuis des temps immémoriaux, empiétant sur le
territoire les uns des autres, faisant des raids sur les installations les
uns des autres, se volant mutuellement le bétail, échappant de peu et
poursuivant tour à tour. Quand les temps sont bons, les tribus se
multiplient et il y a surpopulation; quand les temps sont mauvais, ils
sont forcés d'envahir leurs terrains mutuels à la recherche d'herbe. Le
résultat est un chaos chronique, situation qui a été un défi permanent
au génie et à l'ambition d'hommes qui avaient le talent de diriger. Périodiquement,
le Grand Homme apparaît en Asie pour unir les membres chamailleurs de sa
tribu en un dévouement fanatique à sa personne, soumettre ses voisins
les uns après les autres et finalement, en écrasant une grande
coalition, mettre fin à toute résistance, et amener enfin « la paix et
l'ordre » dans le monde. Les étendues sans fin des steppes et l'absence
de toute frontière naturelle réclament les talents d'un homme d'État de
grande envergure, l'idée et la technique de l'empire étant en fait tous
les deux d'origine asiatique. Pendant un certain temps, un esprit unique réussit
presque à gouverner le monde, mais un règlement de comptes se produit
rapidement lorsque le Grand Homme meurt. Pendant que ses ambitieux parents
se ruent sur le trône, l'empire mondial s'effondre promptement: l'espace,
la force qui a produit le super-État, le détruit maintenant en
permettant aux héritiers et aux prétendants mécontents et comploteurs
de s'en aller chacun de son côté vers des régions lointaines fonder de
nouveaux états en espérant, avec le temps, absorber tous les autres et rétablir
la domination mondiale. Le chaos des steppes n'est pas le désordre
primitif de petites tribus sauvages entrant accidentellement de temps à
autre en collision dans leurs errances. C'est plutôt, et cela a toujours
été, un jeu d'échecs astucieux, joué par des hommes d'une ambition
illimitée et de facultés intellectuelles formidables ayant à leur
disposition de puissantes armées[36]. Mais revenons-en aux Jarédites. Leur histoire tout
entière est celle d'une lutte féroce et implacable pour le pouvoir. Le
livre d'Éther est une chronique ancienne typique, une histoire militaire
et politique avec, au passage, des clins d’œil sur la richesse et la
splendeur des rois. Vous remarquerez que la structure tout entière de
l'histoire jarédite est axée sur une succession d'hommes forts, dont la
plupart sont des personnages assez terribles. Peu d'annales aussi
laconiques sont lestées d'un tel poids de méchanceté. Les pages d'Éther
sont assombries par des intrigues et une violence d'une facture
strictement asiatique. Lorsqu'un rival au trône est battu, il s'en va
tout seul dans le désert et attend son heure tout en rassemblant une «
armée de proscrits ». Pour ce faire, il « entraîne » de son
côté des hommes en leur distribuant cadeaux et pots-de-vin. Les forces
ainsi acquises, il se les assure en leur imposant des serments terribles.
Lorsque l'aspirant au trône devient suffisamment fort pour liquider ses
rivaux par l'assassinat, la révolution ou une bataille rangée, l'ancien
bandit et hors-la-loi devient roi et doit à son tour compter avec une
nouvelle fournée de rebelles et de prétendants. C'est exactement comme
si on lisait l'ouvrage sombre et déprimant d'Arab Shah, La vie de
Timour, biographie d'un conquérant asiatique typique, avec ses
sombres allusions au surnaturel et surtout aux œuvres du diable. C'est un
tableau étrange et sauvage de politique cauchemardesque que décrit le
livre d'Éther, mais, historiquement parlant, c'est un tableau profondément
vrai. Prenez quelques exemples tirés de l'Ancien Monde. Dans les plus anciens documents du genre humain,
nous trouvons le dieu suprême, fondateur de l'État et du culte, occupé
à « se frayer un chemin vers le trône par la bataille, souvent par la
violence contre les prédécesseurs de sa famille, ce qui implique généralement
des incidents atroces et obscènes[37] ». On voit ainsi que « Ies
abominations des anciens », sur lesquelles Éther a pas mal de choses à
dire, ont une antiquité respectable. Il y a maintenant d'amples raisons
de croire que les plus anciens empires que nous connaissons n'étaient
absolument pas les premiers et que le processus bien connu remonte aux
temps préhistoriques : « Les empires ont dû être formés et détruits
à ce moment-là comme ils devaient l'être plus tard[38] ». Ces empires « n'étaient
pas le résultat d'une expansion ou d'un développement graduels, mais
devenaient rapidement des empires énormes sous la direction d'un seul
grand homme, observe McGovern, et sous le règne de ses successeurs déclinaient
lentement mais sûrement », quoique dans beaucoup de cas ils « se désintégrassent
immédiatement après la mort de leurs fondateurs[39] ». Le fugitif qui rassemble des forces dans le désert[40] en attirant à lui des gens
appartenant à son rival est un procédé strictement conventionnel dans
les steppes. C'est ainsi que tout grand conquérant commence. Lu Fang, «
le chef d'une petite bande militaire, moitié soldats, moitié bandits »
fut, il y a deux mille ans, près de conquérir les empires hun et
chinois, et il y serait parvenu si certains de ses propres officiers
ambitieux ne l'avaient pas abandonné tout comme il en avait abandonné
d'autres[41]. C’est après avoir dépouillé
son frère du trône qu'Attila « chercha à soumettre les principaux pays
du monde[42] », et, après sa mort, deux
de ses descendants s'en allèrent dans le désert et y rassemblèrent
autour d'eux « des armées de proscrits », chacun espérant
s'adjuger l'empire mondial[43]. Vous vous souviendrez que
Gengis Khan vécut pendant des années comme proscrit et bandit tout en
rassemblant autour de lui les forces qui allaient dominer tous ses rivaux,
et que ces forces étaient bel et bien soutirées aux armées des rivaux
eux-mêmes. Dans le système nomade, « Ies chefs, les bagadours et
les noyans, s'efforçaient de devenir indépendants en attirant à
eux des sujets et des partisans[44] ». Les grands souverains
d’Asie sont régulièrement passés de la situation risquée de chef de
bande à celle à peine moins risquée de monarque du monde – et retour
– dans un monde où « chacun était rempli du désir de devenir un prince indépendant
» et tous les princes de devenir seigneur de tous[45]. « Les aventuriers les plus
hardis s'empressaient de s’attrouper autour de la bannière du nouveau
chef prospère de leur race », au commencement comme de nos jours, où
tous les jeunes d'Asie centrale se sont ralliés à la bannière du jeune
Ma Chung-Ying, quinze ans, lequel « mûrissait calmement un plan visant
à la conquête du monde entier[46] ». Non
seulement la pratique jarédite qui consiste à « entraîner »
à ses côtés les partisans d'un rival tout en se créant une armée dans
le désert est dans la meilleure tradition asiatique, mais la méthode
utilisée est également dans la meilleure tradition reconnue[47]. C'est ainsi qu'Akish unit
ses partisans autour du noyau de sa famille (les conquérants asiatiques
ont fanatiquement l'esprit de famille) en prodiguant les dons, car
« Ie peuple d'Akish était aussi avide de gain qu'Akish était avide
de pouvoir; c'est pourquoi les fils d'Akish lui offrirent de l'argent,
moyen par lequel ils entraînèrent la plus grande partie du peuple après
eux » (Éther 9:11).
Ce furent les fils de Gengis Khan qui, vous vous en souviendrez, firent la
plus grande partie de sa campagne pour lui, et dès le début le secret de
son pouvoir, c'était l'immense réserve d’objets précieux qu'il avait
toujours près de son trône et à l'aide desquels il récompensait, selon
la coutume immémoriale des steppes, tous ceux qui se joignaient à lui[48]. Au sixième siècle, Ménandre,
ambassadeur romain à la cour du Grand Khan, vit cinq cents chariots
pleins d'or, d'argent et de vêtements de soie qui accompagnaient le
monarque dans ses errances[49], car « l'antique loi des
Khans » était que nul n'entre les mains vides en la présence du
souverain et ne le quitte sans récompense[50]. Le processus typique de
l'impérialisme de la steppe, selon Vernadsky, commence par « Ia richesse
accumulée entre les mains d'un chef capable », qui lui permet d'étendre
sa popularité parmi les clans du voisinage[51]. Tous les observateurs du
système asiatique ont commenté sur le zèle ardent avec lequel les
hommes des steppes se consacrent à deux objectifs : la puissance et le
gain. L'un et l'autre sont inséparables, bien entendu, et chacun engendre
l'autre, mais nulle part le gouvernement tout entier n'est mis sur une
base aussi franchement mercenaire qu'en Asie, où les ambassadeurs les
plus vénaux de l'Ouest ont été embarrassés aussi bien par la franchise
que par l'astuce de leurs hôtes asiatiques pour qui toute vie n'est
qu'une transaction commerciale. Le fait que cette caractéristique est
propre à la société jarédite, se révèle dans le fait que les mobiles
jumeaux du pouvoir et du gain reçoivent beaucoup plus d'attention dans le
livre d'Éther qu’en n’importe quel autre endroit du Livre de Mormon,
comme le montre un coup d'œil sur la concordance. Mais si le chef ambitieux acquiert des adhérents
par la corruption, il les garde à lui par des serments. Le serment est la
pierre d'angle de l'État asiatique comme de l'État jarédite. Akish nous
fournit encore une fois un excellent exemple : « Et
il arriva qu'Akish rassembla dans la maison de Jared toute sa parenté et
lui dit: Me jurerez-vous que vous me serez fidèles dans ce que je vais vous demander ? Et il arriva
qu’ils lui jurèrent tous, par le Dieu du ciel, et aussi par les cieux,
et aussi par la terre, et par leur tête, que quiconque refusait l'aide
qu’Akish désirait perdrait la tête... Et Akish leur fit prêter les
serments donnés par ceux d'autrefois qui cherchaient aussi le pouvoir,
serments transmis depuis Cain... »
(Éther
8:13-15). Notez que l'on fait remonter explicitement ces
terribles serments à l'Ancien Monde. Les textes les plus anciens de «
la plus vieille langue du monde », selon Hommel, sont des
incantations « ayant la conclusion stéréotypée : ‘que cela soit juré
(ou conjuré) par le nom du ciel, que ce soit juré par le nom de la terre
!’[52] » Il ressort
clairement, de la foule de documents qui ont paru dans les dernières années
pour nous enseigner les voies des hommes à l'aube de l'histoire, que les
serments, les conspirations et les combinaisons étaient de pratique
courante depuis le commencement. Quelle meilleure illustration pourrait-on
en demander que le grand cantique du nouvel an babylonien, le « Enuma
Elish », dans lequel Tiamat, visant au gouvernement de l'univers,
« entraîne » de son côté les dieux, de sorte qu'ils «
conspirent sans cesse jour et nuit » contre le souverain légitime et «
se rassemblent en une armée pour livrer bataille ». Lorsqu'il apprit la
nouvelle, le vrai roi demeura assis sur son trône « sombre et
silencieux, sans dire un mot », puis « il se frappa la cuisse, se mordit
les lèvres, domina sa voix » et finalement donna l'ordre d'assembler son
armée, laquelle, par acclamation officielle, fit serment de fidélité à
son chef Mardouk[53]. Cette histoire, qui remonte au début
des choses (le texte proprement dit vient de la première dynastie
babylonienne)[54], n'est pas une simple
fantaisie primitive; c'est le tableau authentique et familier du grand
khan qui apprend qu'un parent et rival lève une armée contre lui dans le
désert. L'histoire de la montée et de la carrière de tout
grand conquérant est une longue série de serments terribles contractés
et violés. Les plus solennels de ces serments sont scellés en buvant du
sang, comme lorsque « Ie roi des Commains… ordonna que [l'empereur
de Constantinople] et son peuple… fussent saignés, et chacun but
alternativement le sang de l'autre[55] ». L'étude des plus
anciennes annales d'Asie nous conduit, comme l'étude des plus anciennes
langues, dans un monde de serments et d'alliances[56]. Et pourquoi devrait-il en être
ainsi ? L'explication en est simple, car le but du serment c'est de lier:
le mot égyptien qui veut dire « serment », pour donner un exemple, est
simplement ankh, originellement un « nœud ». Dans un monde aux
vastes espaces libres et à la population limitée, où les nomades
errants peuvent opter pour l'indépendance en chassant les animaux ou en
poussant le bétail sur des herbages sans limites, comment peut-on lier
les hommes à un endroit ou à un chef ? Il faut les lier par des
serments, parce qu'il n'y a aucun autre moyen de les retenir. Bien
entendu, on faisait l'impossible pour rendre le serment aussi
contraignant, c'est-à-dire aussi terrible que possible, et, bien entendu,
de tels serments étaient rompus dès que cela convenait. La facilité
avec laquelle les hommes des steppes peuvent passer d'un camp à l'autre a
toujours maintenu leurs rois dans un état d'éveil soupçonneux, de sorte
que la monarchie asiatique est constamment enveloppée dans une atmosphère
étouffante – et très jaréditique – de soupçons et d'intrigues. Mithra
gouverne, dit l'Avesta, en vertu de ses dix mille espions, qui font
que lui seul, de tous les rois, ne peut être dupé[57]. C'est l'institution des «
yeux du Roi et des oreilles du Roi » perfectionnée par les Perses et héritée
par les monarques de beaucoup de pays. Le succès de toute conspiration
contre une royauté qui est tellement sur ses gardes dépend par conséquent
avant tout du secret et de la surprise, et c'est pourquoi nous avons comme
adjonction et nemesis inévitables de la royauté asiatique la société
secrète, imprégnant toute vie d'un sentiment paralysant d'insécurité,
comme le note Hœrnes, et renversant dynasties et empires en une seule
nuit[58]. Le cadeau que l'Asie a fait
au monde a bien souvent sauvé le monde du gouvernement de l'Asie, car
combien de conquérants assyriens, perses ou mongols n'ont pas été obligés
de tourner le dos à l'Occident au moment où ils étaient sur le point de
conquérir le monde, pour étouffer les incendies des révoltes allumés
par les conspirations secrètes de parents derrière leur dos ! La
constitution normale de l'empire asiatique, écrivent Huart et Delaporte,
est « un despotisme tempéré par des détrônements et des assassinats »,
dans lesquels le clergé joue le rôle principal[59]. Pour le meilleur ou pour le
pire, tout souverain des steppes, quelque grands que soient son pouvoir et
son prestige personnels, doit compter avec la présence d'une catégorie
de prêtres ambitieux et puissants, ordinairement des shamans. Même
Gengis Khan, le plus puissant de tous, fut presque renversé de son trône
par un grand prêtre ambitieux, et à l'aube de l'histoire, plus d'un
grand prêtre de ce genre s'est adjugé le gouvernement[60]. Le cas du frère de Shared,
dont le « grand prêtre l'assassina tandis qu'il était assis sur son trône
» (Éther 14:9)
est par conséquent tout à fait typique et ce n'est pas une simple
coincidence. Car non seulement on nous dit que le système fut hérité «
de ceux d'autrefois » et perpétué par les mêmes méthodes des sociétés
secrètes, des pactes familiaux, des corruptions, des serments, des
assassinats, etc. que dans l'Ancien Monde, mais on nous donne encore une
image claire du cadre dans lequel tout ceci se passe. On nous
dit, par exemple, qu'un fils du roi Akish, furieux contre son père à
cause de la mort inhumaine de son frère, qu'on avait laissé mourir de
faim (comme c'est typique !), s'en alla se joindre aux armées sans cesse
croissantes du roi déposé, Omer, qui, depuis qu'il avait été renversé
par « une combinaison secrète d'Akish et de ses amis », demeurait dans
des tentes et rassemblait des forces pour revenir (3 Éther 9:3,
9).
Notez la fluidité manifeste de la société jarédite, la possibilité
pour de grands groupes de gens d’errer çà et là dans un continent peu
habité. Notez aussi comme la géographie « de la face de ce pays du nord
» correspond bien à celle qui existait sous les mêmes latitudes de
l'autre côté du monde, où l'on trouve en grande partie le même
paysage. Ceci, nous le verrons plus tard, est très significatif, car cela
montre qu'il est fort possible qu'une bonne partie du mode de vie indien
trouve son origine chez les chasseurs et les nomades d'Asie à une date très
reculée. La thèse même qui a souvent été proposée comme l'argument
le plus fort contre le Livre de Mormon, c'est le Livre de Mormon lui-même
qui est le premier à l'avancer ! Mais nous y reviendrons plus tard.
[1] Hugh W.
Nibley, « The Hierocentric State », WPQ 4, 1951, pp. 245-46. [2] Ammianus
Marcellinus, Rerum Gestarum XXXI, 2, surtout les sections
18-22. [3] Voir la
description frappante dans Priscus Rhetor, De Legationibus
Romanorum ad Gentes, dans PO 113:7-9. Écrit
en 433 apr. J.-C. [4] William
of Rubruck, ch. 12, dans Manuel Komroff, dir. de publ., Contemporaries
of Marco Polo, New York, Liveright, 1928, p. 76. [5] Raphael
Pumpelly, Explorations in Turkestan, 2 vols.,
Washington, Carnegie Institution, 1908, 2:260. [6] David D.
Luckenbill, Ancient Records of Assyria and
Babylonia, 2 vols., Chicago, University of Chicago Press,
1926-27, vol. 1. [7] Le sentiment d’être
perdu et à la recherche d’une terre promise a toujours dominé chez
les nomades d’Asie et est finement illustré dans une étude récente
sur les Kirghizes, Semen I. Lipkin, Manas Vyelikodushnyi,
Moscou, Sovietski Posaty, 1947. [8] William
M. McGovern, The Early Empires of Central Asia, Chapel Hill,
University of North Carolina Press, 1939, pp. 73-78. Cf. Pumpelly, Explorations
in Turkestan 1:39, 41, 67-69. [9] Henning
Haslund, Men and Gods in Mongolia, New York, Dutton, 1935, p.
264. [10] William
of Rubruck, ch. 2, dans Komroff, Contemporaries of Marco Polo,
p. 59. [11] T.
Wright, dir. de publ., The Travels of Marco Polo, Londres,
Bohn, 1854, 129, livre 1, ch. 47. [12] Comme source,
Alexandre Moret, Histoire de l'Orient, 2 vols., Paris, Presses
Universitaires, 1929-36, 2:584, n. 150. [13] Xénophon, Cyropédie
VI, 1, 52, 29, où il décrit les immenses chariots-tours de bois
utilisés à la guerre. [14] M. A.
Czaplicka, Aboriginal Siberia, Oxford, Clarendon, 1914, pl. 16. [15] Xénophon, Cyropédie
VI, 1, 27, note que « dans les temps anciens, les Mèdes, les
Syriens, les Araméens et tous les habitants de l’Asie faisaient
usage de ces chariots qui ne survivent aujourd’hui que chez les Cyrénéens.
» [16] Gertrud Hermes, Anthropos
31, 1925, pp. 94, cf. 32,
1926, pp. 105-27. Pour le char de Tel Agrab, découvert après la
parution de l’ouvrage faisant autorité d’Hermes, voir Henri
Frankfort, « Revelations of Early Mesopotamian Culture », ILN,
6 décembre 1937, pp. 794-95. [17] McGovern, The Early Empires of Central
Asia, p. 47; Meissner, Babylonien und Assyrien, 2
vols., Heidelberg, Winter, 1926, 1:93. [18] La 5e
partie de « The World of the Jaredites », IE 55, janvier
1952, pp. 22-24, commence
ici. [19] Voir, d’une
manière générale, Moret, Histoire de l'Orient, vol. 1. [20] Id.,
1:173. [21] Alan H.
Gardiner, Egyptian Grammar, Oxford, Oxford University Press,
1950, pp. 73-74. Le carex est le signe de la
Haute-Égypte et l’abeille, celui de la Basse-Égypte. Ce sujet est
traité en grand détail dans Hugh W. Nibley, Abraham in Egypt,
Salt Lake City, Deseret, 1981, pp. 225-45. [22] Voir les
suppositions de W. Pleyte, « La Guêpe », ZASA 4, 1866, pp. 14-15; Kurt H. Sethe, « Über einen vermeintlichen
Lautwerth des Zeichens der Biene », ZASA 30, 1892, pp. 113-19; Karl Piehl, « La Lecture du Signe (Abeille) », ZASA
36, 1898, pp. 85. [23] Sethe, «
Über einen vermeintlichen Lautwerth des Zeichens der Biene », pp.
117. [24] Adolf Erman
et Hermann Grapow, Aegyptisches Handwörterbuch, Berlin,
Reuther & Reichard, 1921, pp. 223. [25] Gardiner, Egyptian
Grammar, p. 504. Le « t » final de deseret est la forme du féminin,
qui ne fait pas partie de la racine, celle-ci étant dsr. On ne
peut néanmoins pas l’omettre pour désigner l’abeille, la
couronne ou la Basse-Égypte, tous mots qui sont féminins. Le texte
original disait à cet endroit: «
La substitution était naturelle, car l’abeille, comme la couronne
rouge, était identique à la majesté de la Basse-Égypte. » [26] Erman et
Grapow, Wörterbuch der aegyptischen Sprache, 1:435. [27] Theodor
H. Gaster, Thespis, New York, Schuman, 1950, pp. 364-67. Dans ses notes sur le
mythe de Telepinu, Gaster attire l’attention sur les liens qui
relient les rites de l’abeille dans tout le monde antique. Sur
l’abeille dans le rituel chrétien, voir L. Duchesne, Origines du
culte chrétien, 5e éd., Paris, Boccard, 1920, p. 266. [28] Moret, Histoire
de l'Orient, 1:175-180, 189, 207-22, 230-37, surtout pp. 257-58. [29] En Égypte, «
les rois du Nord étaient incarnés dans le totem de Bouto : une
abeille (bit) »; id., 1:178. [30] Eduard
Meyer, Geschichte des Altertums, 2e éd., Stuttgart, Cotta,
1928, vol. 2, 1e partie, p. 36. [31] Erman et
Grapow, Wörterbuch der aegyptischen Sprache, 1:434. [32] Sethe, «
Über einen vermeintlichen Lautwerth des Zeichens der Biene », p.
118; « Als Determinativ steht es aber, was zu beachten ist, stets
allen anderen voran. » [En tant que déterminant, elle
précède, et il faut y faire attention, toujours tous les autres.] [33] Moret, Histoire
de l'Orient, 1:12. [34] Henri Frankfort, Cylinder
Seals, Londres, Macmillan, 1939, p. 311. [35] G. N.
Roerich, Trails to Inmost Asia, New Haven, Yale University
Press, 1931, p. 123. [36] On
trouvera un traitement général de ce thème dans Ellsworth
Huntington, Mainsprings of Civilization, New York, Wiley, 1945,
pp. 187-207. [37] C. J.
Gadd, Ideas of Divine Rule in the Ancient East, Londres, Oxford
University Press, 1948, p. 1. [38] George
Vernadsky, Ancient Russia, New Haven, Yale University Press,
1943, p. 27. [39] McGovern,
The Early Empires of Central Asia, 116-117, p. 124. [40] La 6e partie de
« The World of the Jaredites », IE 55, février 1952, pp. 92-94, 98, 100, 102,
104-105, commençait ici. L’article originel dans le magazine commençait
comme ceci: « Cher F.: Pour poursuivre le thème de ma lettre: En ce
qui concerne le fugitif qui rassemble des forces dans le désert en détournant
des gens de son rival, il y avait, au premier siècle, Lu Fang. » [41] McGovern,
The Early Empires of Central Asia, pp. 224-26. [42] C. C.
Mierow, The Gothic History of Jordanes, Princeton, Princeton
University Press, 1915, pp. 101-3; ch. 35. [43] C’étaient
Dinzio, id., 129-131; ch. 53, et Mundo, id., pp. 137-38; ch. 58. [44] B. Ya.
Vladimirtsov, The Life of Chingis-Khan, New York, Houghton
Mifflin, 1930, p. 3. [45] Fikret
Isiltan, Die Seltschuken-Geschichte des Akserayi, Sammlung
Orientalistischer Arbeiten 12, Leipzig, Harrassowitz, 1943, p. 88. [46] La première
citation est de E. S. Creasy, History of the Ottoman Turks, 2
vols., Londres, Bentley, 1854-56, 1:5, la deuxième, de Sven Hedin, The
Flight of Big Horse, trad. F. H. Lyon, New York, Dutton, 1936, p.
16. Cf. Mildred Cable, The Gobi Desert, New York, Macmillan,
1945, pp. 222-32. [47] F. E. A. Krause, Cingis
Han, Heidelberg, Winter, 1922, p. 13. Michael Prawdin, The
Mongol Empire, Londres, Allen & Unwin, 1940, pp. 47-49. On
trouve une description de la technique utilisée pour détourner les
partisans d’un autre dans Al-Fakhari, Al-Adab al-Sultaniah
wal-Daula-l-Islamiah, Le Caire, p. 5. [48] Prawdin,
The Mongol Empire, p. 86 [49] Menander
Protector, De Legationibus Romanorum ad Gentes 8, dans PG 113:888. [50] Selon Odoric de
Pordennone, ch. 18, dans Komroff, Contemporaries of Marco Polo, pp.
249-50 « la loi antique » des Khans dit, « Tu n’apparaîtras pas
les mains vides en ma présence », avec pour conséquence que «
Aucun Mongol, aujourd’hui, n’entrait dans la tente de son
souverain sans être richement récompensé », Prawdin, The Mongol
Empire, p. 86. La nature strictement mercenaire de toute
l’affaire est bien décrite par Peter Patricius en 230 apr. J.-C.,
dans PG 113:665-68, et par Priscus, en 449 apr. J.-C., dans PG
113:748-52. E. A. Wallis Budge, The Chronography of Bar
Hebraeus, 2 vols., Oxford, Oxford University Press, 1932, 1:505,
raconte comment Baidu, le Mongol, quand il voulut supplanter son frère
sur le trône d’Asie, « rendit les hommes riches par des dons et il
rendit les hommes splendides par des vêtements royaux. » C’est
ainsi qu’il s’assurait leur allégeance. On pourrait citer des
parallèles innombrables. [51] Vernadsky, Ancient
Russia, p. 80. [52] Fritz Hommel, Ethnologie
und Geographie des alten Orients, Munich, Beck, 1926, pp. 22-23. [53]
Je suis le texte de René Labat, Le poème babylonien de la création,
Paris, Maisonneuve, 1935, pp. 98-101. [54] Id., p. 24. [55] Mémoires de
Saint Louis, dans Jean de
Joinville, Chroniques des Croisades, trad. angl., Londres, Bohn,
1848, p. 482. L’histoire tout entière de Gengis Khan est une longue
succession de serments terribles, dont le plus solennel est prêté
avec un sac plein de sang, pour suivre Krause, Cingis Han, pp.
17-18, 23-24, etc. Hérodote, Histoires IV, p. 64, décrit les
serments prêtés en buvant du sang par les Scythes deux mille ans
plus tôt. [56] Moritz Hoernes, Natur
und Urgeschichte des Menschen, 2 vols., Vienne, Hartleben, 1909,
1:582, qui traite de la situation dans les sociétés préagraires en
général. [57] James
Darmesteter, The Zend-Avesta, 3 vols., Oxford, Oxford
University Press, 1895, 2:135, 140, Yasts 15:63; 21:82. [58] Hoernes, Natur
und Urgeschichte des Menschen 2:418. Le lecteur doit se rappeler que les confréries et les sociétés
secrètes ont toujours été le fondement du gouvernement et de la
religion asiatique, qu’elle soit chamaniste, (p. ex. le Bn), lamiste
ou bouddhiste, de Pékin au Caire. [59] Clément Huart et
Louis Delaporte, L'Iran antique, Paris, Michel, 1952, p. 399. [60] J’ai une longue note sur
ce sujet dans mon article, Hugh W. Nibley, « Sparsiones », CJ 40,
1945, p. 526, n. 70.
|
l Accueil l
Écritures l Livres
l Magazines l Études
l Médias l Art
l |