Le Monde des Jarédites

 

CHAPITRE UN : Un monde crépusculaire

 

Note de l’auteur : La forme épistolaire, de cette série d’articles est le style dans lequel l’auteur présente le plus communément ses idées. « Bien que le  Professeur F », à qui ces lettres sont adressées, soit un anthropologue purement fictif d’une université de l’Est [des États-Unis], il est typique de bien des correspondants réels et les lettres elles-mêmes ne sont pas moins typiques. Si « F.» paraît anormalement humble et ouvert, c’est parce qu’il serait insensé, du fait de l’espace limité dont nous disposons, de nous lancer dans des controverses longues et inutiles.

 

Le problème[1]

 

Cher professeur F.,

 

Je vous ai averti que vous trouveriez le Livre de Mormon plein de choses étranges et curieuses. N’hésitez pas à me dire ce que vous pensez et, surtout, n’ayez pas peur d’offenser ma sensibilité religieuse. Le Livre de Mormon a les reins solides : plus on l’approfondit, mieux il se porte. Vous pouvez taper dessus comme sur un ballon, comme beaucoup l’ont fait, je peux vous garantir que vous serez épuisé bien avant d’avoir pu l’érafler.

 

Pour ce qui est de votre première objection, vous dites que cela vous chiffonne que le Livre de Mormon essaie apparemment de faire remonter l’origine des tribus indiennes à une unique ville du Proche-Orient et à une époque aussi récente que 600 av. J. C. À vos yeux, c’est vouloir tout expliquer d’une manière trop simple et trop limitée. C’est aussi mon avis. Mais puisque vous venez seulement de commencer à lire le Livre de Mormon, je vous exhorte vivement à continuer à le lire ! Une grande surprise vous attend dans l’avant-dernier livre. Loin d’être simplifiée à l’extrême, cette étrange histoire est extrêmement variée et compliquée. Comme vous le savez, les missionnaires des premiers temps de l’Église, en recommandant le Livre de Mormon au monde, disaient que c’était « l’histoire des Indiens », les Indiens étant l’un des rares sujets sur lesquels les Américains en général possédaient quelques renseignements et sur lesquels on pouvait facilement éveiller leur intérêt. En réalité, le Livre de Mormon est moins l’histoire des Indiens que celle de leurs lointains ancêtres – de gens, qui, à beaucoup d’égards, différaient autant d’eux que nos ancêtres celtiques de nous. L’histoire des Indiens commence seulement là où le Livre de Mormon prend fin; avant cela, elle traite surtout des grandes nations bâtisseuses de villes du sud, sur lesquelles vous en savez tellement plus que moi.

 

Mais avant même d’approcher de votre fascinant domaine, le Livre de Mormon a pas mal de choses à dire sur une autre culture, une culture qui a beaucoup été étudiée de nos jours et peut toujours être examinée de première main, à savoir celle des Arabes du désert, que l’on nous met sous les yeux dans le premier livre de Néphi avec un réalisme et une clarté qui, je le crois, en disent long sur l’authenticité de l’ouvrage. Ce même livre nous donne également un aperçu de la vie des « Juifs » prospères et civilisés « de Jérusalem » à l’époque de Sédécias, aperçu plus court, il est vrai, mais pas moins clair ni moins précis que la description de la vie dans le désert.

 

Déjà, vous le voyez, ce document remarquable propose de donner des renseignements sur pas moins de quatre cultures extrêmement différentes. Je vous laisse le soin de décider si une description précise de l’une d’elles, n’importe laquelle, à l’exception peut-être de certaines tribus indiennes, aurait été possible à partir des sources dont on disposait à l’époque de Joseph Smith. Mais c’est sur la culture numéro cinq que je voudrais maintenant attirer votre attention. La dernière histoire que l’on trouve dans le Livre de Mormon, qui a pour titre le livre d’Éther, est, à mon avis, encore plus merveilleuse que la première. Elle nous conduit dans le monde crépusculaire de la protohistoire où les empires asiatiques, silhouettes vaguement discernables et à moitié décrites, commencent seulement à prendre, à notre époque, une forme reconnaissable. Comme vous le savez, mon faible naturel pour tout ce qui est vague et imprécis m’a irrésistiblement attiré vers ce dangereux secteur, et je me suis rendu coupable d’un certain nombre de longs articles sur des questions que les gens sensés prétendent inaccessibles à tout examen. Libre à vous d’en rire, mais si vous pensez que je dépasse, moi, les bornes, que diriez-vous d’un homme qui essayerait de faire un récit de la vie dans ce monde préhistorique d’après ce que l’on en savait il y a cent vingt ans !

 

Du même pas assuré et posé qui nous a fait traverser les sables de l’Arabie (et vous devez nous accorder que c’était un exploit merveilleux), l’auteur du Livre de Mormon nous conduit maintenant dans un monde si lointain, si absolument différent de tout ce qui se trouve à la portée du savant biblique ou classique, que si nous voulons le suivre, nous devons acquérir un tout nouvel attirail pour le voyage. Je pense que nous sommes d’accord pour dire qu’il faudrait beaucoup de formation pour acquérir la base nécessaire pour composer le premier livre de Néphi. Imaginez maintenant un homme suffisamment fou pour essayer, après des efforts aussi colossaux, d’écrire encore une histoire de ce genre, égale en longueur et en détails mais cette fois sur une race de gens tout à fait différente, vivant à une époque extrêmement éloignée de l’autre et dans un cadre géographique entièrement différent ! Autant que je le sache, même Joseph Smith n’a jamais attiré l’attention de qui que ce soit sur cet exploit prodigieux ; nous le considérons tous comme naturel. Vous allez cependant vite vous apercevoir que l’auteur d’Éther n’aurait pas pu trouver grand chose comme aide dans la matière utilisée pour écrire 1 Néphi. Au contraire, cette première expérience ne pouvait que tendre à embarrasser toute tentative d’essayer une nouvelle histoire, laquelle exigerait une formation et une préparation tout à fait nouvelles.

 

Ce que l’auteur d’Éther doit fournir, ce n’est pas une nouvelle intrigue, mais des accessoires et des décors entièrement nouveaux. Chaque siècle connaît ses guerres, ses traités, ses migrations, etc, mais toujours dans un cadre différent, de sorte que la mise à l’épreuve d’un document historique réside, comme nous l’avons si souvent souligné, non dans l’histoire qu’il raconte, mais dans les petits détails mentionnés au passage, que seul un témoin oculaire pourrait avoir vus. L’histoire de Jared et celle de Léhi ont le même thème, celui bien connu du juste qui fait sortir son peuple d’un monde condamné et méchant. Il n’y a rien d’original à cela. C’est également l’histoire de Noé, d’Énoch, d’Abraham, de Moïse, de « I’Église dans le désert » et, tant que nous y sommes, de l’Église rétablie. Mais quel cadre ! Quelles institutions et pratiques étranges ! Comment pourrons-nous jamais vérifier un sujet aussi abscons ? Il va falloir se démener un peu et je vous conseille donc de vous préparer à un long siège.

 

Comme vous le savez, j’ai la regrettable habitude d’écrire des lettres épouvantablement longues (vingt pages déjà) ou rien du tout. Puisque vous avez mis la machine en route en accusant le Livre de Mormon de proposer une histoire simpliste des Indiens, je ne lâcherai votre poignet palpitant que lorsque, pareil à Hamlet, je vous aurai forcé à contempler un certain nombre de tableaux étranges et troublants. Si les Jarédites avaient vécu dans le vide, leur histoire serait aujourd’hui hors de portée de la critique. Mais ils ne vivaient pas dans le vide : le livre d’Éther nous dit qu’ils perpétuèrent dans le Nouveau Monde les coutumes et les vices qui avaient fleuri dans l’ancien. Ainsi donc, si seulement nous pouvions trouver ce que les gens fabriquaient dans la mère patrie à cette époque reculée, nous aurions notre « contrôle » pour l’histoire d’Éther. Telle est, vous vous en souviendrez, la manière dont nous avons traité le problème de Léhi dans le désert : nous avons découvert ce qui se passait dans le monde que Néphi était censé décrire et puis nous avons comparé les données avec ce que Néphi avait à nous dire. La tâche de contrôler les activités de Léhi a été fortement simplifiée par le fait que les Bédouins d’Arabie font les choses aujourd’hui essentiellement comme ils les faisaient de son temps. Ce que nous trouvons en Asie centrale – le pays de Jared – ce sont des coutumes tout aussi stables.

 

Oui, mais, vous entends-je déjà grogner, et les preuves ? Lire l’arabe, je le reconnais, est une chose, zézayer le chaste mongol en est une autre. De cet endroit isolé qu’est l’Utah, il n’est pas possible de faire plus qu’effleurer le sujet ; mais si vous voulez vous hâter de consulter les bibliographies d’ouvrages classiques tels que McGovern et Vernadsky, vous verrez que même eux n’ont guère fait plus. Tant que n’apparaîtra pas quelqu’un de compétent pour traiter des documents difficiles, un classique qui soit également sinologue, indologue, expert en sémitique, turc, slave, que sais-je encore, bref un autre Vambery, nous devrons nous contenter de baser nos suppositions sur la documentation limitée que nous avons à notre disposition. Tout ce que nous avons comme justification, c’est qu’elle suffit, comme dans le cas de Léhi, à prouver ce que nous voulons prouver, rien de plus. Et qu’allons-nous prouver ? Que certaines choses étranges et inusitées décrites dans Éther ont réellement pu se produire telles que décrites, parce qu’elles se sont réellement produites – d’une manière caractéristique et répétée – dans les régions culturelles même où, selon le Livre de Mormon, les Jarédites ont acquis leur culture et leur civilisation.

 

Et quelle est cette « documentation » à laquelle nous avons si vaguement fait allusion ? On la trouve à diverses  périodes. Pour illustrer, disons qu’il y a une coutume étrange – celle de la cour royale ou de la chasse, par exemple – qui est décrite dans Éther. Nous trouvons la même coutume décrite par des voyageurs modernes en Asie centrale (source numéro un) ; des marchands chrétiens et musulmans, des géographes et des missionnaires signalent la même coutume étrange dans la même région au Moyen Âge (source numéro deux) ; ensuite nous remontons encore de sept ou huit cents ans et voici : les espions et les ambassadeurs de la cour byzantine décrivent la même coutume (source numéro trois, etc.), pour laquelle nous commençons maintenant à éprouver un certain respect ! En remontant le cours des siècles, nous voyons que des historiens classiques depuis Cassiodore jusqu’à Hérodote, séparés d’un bon millier d’années, mentionnent la même coutume, et puis, lorsque nous reculons de quinze cents à deux mille ans encore, nous la retrouvons dans les documents des Assyriens et des Babyloniens. Et finalement, les archéologues russes trouvent des traces de la même chose à l’époque préhistorique. À partir de ces nombreux repères, nous pouvons tracer, pour ainsi dire, une courbe régulière remontant jusqu’aux Jarédites et en déduire, sans risque de nous tromper, que lorsqu’il décrit les institutions mêmes que l’on retrouve dans ces documents de l’Asie ancienne, le livre d’Éther s’appuie sur de bonnes bases. Néanmoins, dans chaque cas, ce sera à vous de juger, car tout ce que nous pouvons donner pour le moment, c’est un échantillonnage des preuves. Vous devrez peut-être encore attendre trente ans pour avoir le reste.

 

Veuillez remarquer que nous limitons notre curiosité au genre de choses qui se sont produites. L’époque et le lieu exacts d’un événement donné ne nous intéressent pas. De telles choses prêtent toujours à controverse et, dans le cas des Jarédites, c’est troop vague pour qu’on puisse ne serait-ce que se risquer à émettre des conjectures. Souvenez-vous que ces gens vivaient dans un milieu extrêmement éloigné du courant de l’histoire du monde ; à une époque que l’on ne peut dater, ils ont tiré leur culture de la source commune, et, à partir de ce moment-là, se sont retrouvés livrés à eux-mêmes jusqu’au moment où ils ont disparu de la terre. Quelle différence cela fait-il qu’ils aient eu une bataille dans un endroit ou dans un autre, une année ou une autre ? L’important, c’est qu’ils ont eu des batailles et, pour ce qui nous intéresse, que ces batailles respectaient les techniques de combat propres à l’Asie centrale. Ce qui nous préoccupe, c’est la façon dont les choses se font.

 

Le premier chapitre de notre texte d’Éther nous avertit que nous ne devons pas être dogmatiques en matière de chronologie. À trois reprises dans la liste généalogique de trente noms remontant jusqu’à « la grande tour », on trouve le mot « descendant », une fois où cela peut couvrir plusieurs générations (Éther 1:23; 10:9), et deux fois de manière interchangeable avec le mot « fils » (Éther 1:6, 16; cf. 10:31; 11:23). Comme vous le savez, en hébreu et dans d’autres langues, « fils » et « descendant » se rendent tous deux par le même mot très courant. Un seul et même mot fait du Juif moderne et d’Isaac des « fils » d’Abraham – on comprend le mot d’une manière différente dans chaque cas, mais on ne l’écrit pas différemment. Une personne qui est limitée à un texte écrit n’a aucun moyen de savoir à quel moment ben doit être pris dans le sens de « fils » au sens littéral et quand il signifie simplement « descendant ». Les anciens Hébreux savaient parfaitement bien quand il fallait faire la distinction : comme les Arabes et les Maoris, ils apprenaient leurs annales par cœur, et quand on parlait d’un certain patriarche, on présumait que l’auditeur connaissait son lignage jusqu’à son prochain descendant important, les listes écrites n’étant qu’un simple schéma pour établir les relations entre les lignages particuliers – le nom d’un patriarche suffisait pour indiquer son lignage, lequel n’avait pas besoin d’être écrit en entier. Sir Leonard Woolley a un certain nombre de choses intéressantes à dire à ce sujet dans son livre Abraham. Or Éther prouve, du moins pour les saints des derniers jours, que « fils » et « descendant » étaient tous deux utilisés dans les généalogies antiques, qui ne présentent donc pas une filiation ininterrompue de père à fils. On nous dit que la généalogie que l’on trouve dans Éther appartient à la deuxième partie d’un document et que « la première partie de ces annales... existe parmi les Juifs » (Éther 1:3). Nous pouvons donc considérer les généalogies de l’Ancien Testament comme étant la partie la plus ancienne de cette même liste et nous nous trouvons donc devant la possibilité, dont beaucoup ont longtemps soupçonné l’existence, que, dans les généalogies bibliques, ben doive tantôt être interprété comme voulant dire « fils » et tantôt comme voulant dire « descendant », bien que les hommes aient depuis longtemps perdu la connaissance qui permettait aux dirigeants d’autrefois de faire la distinction nécessaire. Il en résulte évidemment que nos généalogies bibliques, telles que nous les lisons aujourd’hui, sont probablement beaucoup trop courtes.

 

Soit dit en passant, la généalogie d’Éther, chapitre 1, explique pourquoi ni le frère de Jared ni ses enfants ne sont jamais nommés (on ne nous dit même pas combien de fils il avait, quoique les propres fils de Jared soient indiqués par leur nom). Ceci m’intriguait jadis, puisque le frère de Jared est de loin le personnage le plus important du Livre. Cela tient évidemment au fait que celui qui a écrit ceci est un descendant direct de Jared (Éther 1:2, 32), et ne raconte que l’histoire de son propre lignage. Si nous entrions dans les quatre-vingt-huit versions que donne Andree de l’histoire du déluge ou les soixante-quatre récits contradictoires de la dispersion énumérés par Von Schwarz, cela se ferait au détriment du laconisme et de la concision qui donnent à nos petites notes toute leur valeur. Reléguons donc ce genre de choses à la décente obscurité d’une note de fin de chapitre[2]. À ce propos, tant que vous tenez absolument à ce que l’on vous fournisse la preuve de tout, vous ne pouvez faire objection à une référence occasionnelle en petits caractères. L’ennui dans l’histoire de Babel, c’est qu’on nous en dit si peu de choses. Quelques courts versets énigmatiques de la Genèse ne suffisent pas par eux-mêmes pour justifier les reconstructions dogmatiques et les théories fantaisistes qui ont fait rage à propos de la tour. Éther a le soutien des conclusions les plus récentes, basées sur Genèse 10, que lorsque l’on construisit la tour, le peuple était déjà « dispersé au loin sur la terre après le déluge » depuis un certain temps[3]. Il est intéressant de constater que tous les récits sont très vagues sur le point de savoir où vivait la famille humaine avant le déluge, la meilleure version, celle de Berossos, racontant que « les survivants du déluge sont ‘perdus’ et doivent apprendre par révélation divine où ils sont »[4].

 

Lorsque notre source décrit une région particulière comme étant « cette contrée où il n’y avait jamais eu d’homme » (Éther 2:5), cela implique que des hommes avaient déjà certainement été dans d’autres contrées. En outre, le peuple de Jared n’était guère disposé à partir de chez lui, et lorsqu’il fut finalement « chassé du pays », il emmena des troupeaux de gros et de petit bétail, et des semences de toute espèce, en même temps que la connaissance et l’artisanat (il emmena même des livres) nécessaires pour fonder une grande civilisation – tout cela étant le produit nécessaire d’une économie établie depuis longtemps et largement répandue. Dans les pages d’Éther, la civilisation nous apparaît pleinement épanouie et même décadente. C’est en vain que l’on chercherait de nombreux signes d’évolution dans le Livre de Mormon. Je sais que c’est agiter une cape rouge devant les sociologues, mais cela tient seulement au fait que les sociologues ne lisent pas les documents historiques, lesquels, si seulement ils le savaient, sont les inépuisables notes prises sur le terrain et en laboratoire, du genre humain. Pour les gens dont la conception du monde découle des questionnaires et des manuels, il paraît incroyable que l’antique civilisation dynastique de Sumer, par exemple, soit tellement en avance sur les cultures ultérieures que, « comparé avec elles, tout ce qui vient plus tard semble presque décadent; l’artisanat a dû atteindre une stupéfiante perfection. »[5]. On a du mal à croire que la grande civilisation babylonienne, au cours des nombreux siècles pendant lesquels elle fleurit, faisait simplement roue libre, en jouant les pique-assiette sur les réalisations d’une civilisation beaucoup plus ancienne, qui normalement aurait dû être « primitive » ; pourtant c’est exactement l’image que nous donne Meissner dans sa grande étude[6]. Il est contraire aux règles que ces réalisations artistiques pour lesquelles l’Égypte est le plus connue : les portraits incomparables, les merveilleux récipients de pierre, les tissages exquis, soient parvenus à leur point culminant à l’aube même de l’histoire égyptienne, à la période pré-dynastique, et pourtant c’est bien le cas. C’est dans les dynasties les plus anciennes, pas dans les dynasties postérieures que la perfection technique et le goût artistique des Égyptiens en bijouterie, en mobilier, en céramique, etc. sont le plus « avancés ». « Voilà une chose très étrange », disait récemment une autorité britannique, « dans la littérature, le meilleur dans chaque genre vient d’abord, vient tout d’un coup et ne revient plus jamais. C’est là une idée déroutante, dérangeante, inacceptable pour des gens qui défendent une doctrine simpliste de l’évolution. Mais je pense qu’on doit la reconnaître pour vraie. Dans les choses les plus grandes de chaque genre de littérature, le chef d’oeuvre est sans précédent, unique, incomparable et dorénavant sans rival[7]. Plus impressionnant encore est le rapport de l’égyptologue Siegfried Schott : « Maintes et maintes fois, dans le développement de la culture égyptienne, les monuments d’une période nouvelle présentent quelque chose de jusqu’alors inconnu, dans un état de perfection complètement développé. » Il donne comme exemple l’apparition soudaine des textes des pyramides, « la naissance surprenante de l’architecture des temples et de ses décorations murales, sans aucune forme préalable pour en indiquer un développement antérieur », les bâtiments de Zoser, à Sakkara, les grandes pyramides elles-mêmes, et les reliefs des temples qui manifestent, dès leur première apparition, une maîtrise complète de la technique et du style[8]. Les peintures les plus anciennes du genre humain ne sont-elles pas sans égales à ce jour ? Veuillez noter que nous ne sommes en mesure de juger que les choses qui, par hasard, ont survécu depuis ces temps reculés. Nous supposons que ces peuples étaient grossiers et primitifs dans toutes les autres choses, jusqu’à ce que certaines de ces autres choses apparaissent et montrent qu’ils sont loin en avance sur nous. Nous devons reconnaître, par exemple, que la taille de la pierre par certains chasseurs paléolithiques n’a jamais été égalée depuis leur temps ; il se fait que les outils de pierre sont tout ce qui a survécu de ces gens – avons-nous le droit de leur refuser la perfection dans d’autres choses ? Y a-t-il une raison de penser que leur travail du bois ou du cuir étaient inférieurs ? Quiconque a une instruction moderne, vous dira sans hésitation que les tissages les plus anciens de nos ancêtres ont dû être vraiment très grossiers. Mais lorsque, contre toute attente, on a découvert certains de ces tissus, les experts français les ont examinés soigneusement et ont déclaré qu’ils valaient les matériaux les plus fins que nous sommes capables de produire aujourd’hui[9]. Les seules armes qui ont survécu aux temps préhistoriques conviennent bien plus à leur usage qu’un fusil moderne. La plus mortelle de toutes les armes de chasse reste aujourd’hui encore la flèche à tête de pierre (et non pas à tête d’acier). Dans mes travaux récents sur les flèches marquées, j’ai eu l’occasion de réunir une quantité impressionnante de preuves dans ce domaine[10]. Eyre a récemment fourni pas mal de preuves pour montrer que nos ancêtres « primitifs » jouissaient de bien plus de sécurité, de confort et de plaisir dans la vie que nous[11]. En outre, vous qui êtes anthropologue, vous savez parfaitement bien que les gens arriérés et primitifs peuvent avoir des pouvoirs mentaux qui égalent ou dépassent les nôtres. Regardez les aborigènes australiens d’Elkin ou, s’ils sont trop éloignés, je peux vous mener auprès de certains Indiens qui dans certaines choses peuvent nous donner l’impression que nous sommes des crétins. Si cela ne nous écartait pas trop de notre propos, je pourrais vous montrer que le dogme de l’avancement évolutif de la race humaine dans son ensemble n’est rien d’autre qu’un diplôme impressionnant que le dix-neuvième siècle s’est accordé à lui-même avec les palmes académiques. L’homme moderne se proclame être un génie, qui, s’étant épinglé à lui-même le ruban bleu sur son revers de veston, se met en devoir de décerner toutes les autres récompenses selon que les divers candidats sont plus ou moins semblables à lui.

 

Je vous entends déjà dire : « Oui, mais il doit y avoir eu une longue évolution derrière toutes ces anciennes réalisations. » C’est là une chose que vous devez prouver, et non pas supposer, si vous êtes un savant. Ce qui est certain à ce jour, c’est que (a) on n’a pas découvert leur passé évolutif, et (b) il n’y a aucune trace d’amélioration ultérieure au cours de tous ces milliers d’années. Que les biologistes parlent donc d’évolution ; pour l’historien, elle n’a pas de sens. En effet, le professeur Van der Meer, qui est sans doute le spécialiste vivant le plus éminent de la chronologie antique, ne peut que regretter « l’influence d’une théorie de l’évolution que l’on a eu le malheur d’introduire dans l’étude de l’histoire ancienne »[12].

 

Je suppose que je vous ai maintenant mis dans un tel état que vous refuseriez de continuer à lire même si j’avais le temps d’en écrire davantage. Je vous laisse maintenant en vous promettant des attractions futures, si toutefois vous êtes disposé à continuer la discussion. Ayez la bonté de me manifester vos réactions à toutes ces paroles, et je me conduirai en conséquence.

 

La Tour[13]

 

Cher professeur F.,

 

En réponse à mon barrage d’artillerie du 17 écoulé, vous m’accusez « d’accepter avec naïveté et crédulité l’histoire de la Tour de Babel ». Je m’y attendais. La plupart des gens croient très naïvement que Lincoln a écrit le discours de Gettysburg, mais le fait qu’ils l’acceptent d’une manière absolument dépourvue de sens critique ne l’empêche pas d’être vrai. Vous pouvez accepter n’importe quelle histoire naïvement ou vous pouvez la voir avec un esprit critique. Que diriez-vous si je vous accusais d’être très simple et crédule parce que vous rejetez l’histoire de la Tour ? La pierre angulaire de « l’érudition saine » à notre époque est la doctrine confortable que la réponse non ne peut jamais être tout à fait aussi mauvaise que la réponse oui, proposition qui, à ma connaissance, n’a jamais été démontrée. Excusez-moi si je parais récalcitrant, mais je trouve étrange que le talent par excellence qui est le plus apprécié et le plus récompensé dans ces cercles où l’on entend éternellement parler de « l’esprit chercheur » et de l’importance de « découvrir personnellement » est le don et le pouvoir de considérer les choses comme acquises. Même nos intellectuels mormons sont convaincus que la manière d’impressionner les Gentils n’est pas d’acquérir la maîtrise de leurs outils critiques (rares sont ceux qui connaissent ne serait-ce que le latin !) mais simplement de s’en remettre pour tout à leur opinion.

 

Repensez, mon cher ami, au premier acte de l’histoire écrite. Qu’est-ce qui frappe notre regard lorsque le rideau se lève ? Des gens qui construisent partout des tours. Et pourquoi construisent-ils des tours ? Pour arriver au ciel. La tour était, pour utiliser la formule babylonienne, le markas shame u irsitim, le « Iieu de liaison du ciel et de la terre », endroit unique où l’on pouvait établir le contact avec les mondes supérieurs et inférieurs[14]. Cela vaut non seulement pour la Babylonie, mais également pour le monde antique tout entier, comme je l’ai montré d’une manière impitoyablement longue dans mon étude récenter sur « l’Etat hiérocentrique »[15]. Les tours étaient des montagnes artificielles, comme vous le dira n’importe quel manuel, et un complexe de temples ne pouvait pas s’en passer. Les travaux de Dombart, Jeremias, Andrae, Burrows et d’autres nous épargneront la peine de vous montrer ces tours répandues partout dans l’ancien monde pour permettre aux hommes d’atteindre le ciel[16]. Les légendes les concernant sont légion, mais elles rentrent toutes dans le même cadre : au commencement une race ambitieuse d’hommes a essayé d’atteindre le ciel en escaladant une montagne ou une tour ; elle a échoué et puis s’est mise en devoir de conquérir le monde. Une version tout à fait typique de l’histoire est une variante que l’on trouve dans les écrits apocryphes juifs et chrétiens dans lesquels les fils de Seth (les anges, dans certaines versions), désirant vivement récupérer le paradis qu’Adam avait perdu, montèrent sur le mont Hermon, et y menèrent une vie d’ascétisme religieux, se donnant le nom de « Veilleurs » et de « fils d’Elohim ». C’était une tentative d’établir l’ordre divin et elle échoua, la colonie aigrie descendit de la montagne pour enfreindre l’alliance, épouser les filles de Caïn et engendrer une race « d’hommes notoires pour les meurtres et les pillages ». Décidés à posséder la terre s’ils ne pouvaient posséder le ciel, les hommes de la montagne nièrent avoir échoué, contrefirent la prêtrise et forcèrent les habitants de la terre à accepter les rois qu’ils leur imposaient[17]. Cette histoire, vous la reconnaîtrez comme étant une variante évidente du cycle extrêmement ancien et répandu du Chasseur Fou, dont j’ai traité dans un article sur l’origine de l’Etat[18]. Le Chasseur Fou, vous vous en souviendrez, prétendit être le souverain légitime de l’univers, défia Dieu à un concours de tir à l’arc et construisit une grande tour du haut de laquelle il espérait lancer ses flèches dans le ciel. Sir James Frazer a réuni un grand nombre de versions amérindiennes de cette histoire pour illustrer les parallèles de l’Ancien Monde, car on rencontre cette histoire chez les chasseurs primitifs du monde entier[19]. Dans (Genèse 10:9), nous lisons que Nimrod, « vaillant chasseur devant l’Eternel »[20], fonda le royaume de Babel, et au chapitre suivant que Babel était le nom de la tour construite pour atteindre le ciel. Ce Nimrod semble être l’archétype originel du Chasseur Fou[21]. Son nom représente en tous temps pour les Juifs le symbole même de la révolte contre Dieu et de l’autorité usurpée; c’est lui qui « devint chasseur d’hommes », établit une fausse prêtrise et une fausse royauté sur la terre en imitation du gouvernement de Dieu et « fit pécher tous les hommes »[22]. Un écrit chrétien très ancien raconte comment les descendants de Noé se livrèrent une guerre acharnée après sa mort, pour voir qui posséderait sa royauté ; finalement quelqu’un du sang de Cham l’emporta, et c’est de lui que les Égyptiens, les Babyloniens et les Perses tirent leur prêtrise et leur royauté. « De la race de Cham, dit le texte, en vint un par la succession magique (opposée à la succession sacrée) appelé Nimrod, qui était un géant contre le Seigneur... que les Grecs appellent Zoroastre et qui gouverna le monde, forçant tous les hommes, par ses faux arts magiques, à reconnaître son autorité[23]. Le Chronicon Paschale rapporte une tradition très répandue selon laquelle ce géant qui construisit Babylone n’était pas seulement le premier roi de Perse, le Cosmocrator terrestre, mais aussi le premier homme à enseigner à tuer et à manger les animaux, croyance également exprimée dans le Coran[24]. Il y a une autre tradition courante selon laquelle la couronne de Nimrod était un faux, et qu’il gouverna sans en avoir le droit sur la terre sur tous les fils de Noé, et ils furent tous sous son pouvoir et à sa discrétion; il ne suivit pas les voies du Seigneur et fut plus corrompu que tous les hommes qui l’avaient précédé[25] ». On peut juger de l’antiquité de ces histoires grâce à un très ancien récit babylonien parlant d’un roi mauvais qui fut le premier à mélanger « petits et grands… sur le tertre » et les fit pécher, s’acquérant le titre de « roi du noble tertre » (cf. la tour), « dieu de l’illégalité », dieu du non gouvernement[26].

 

Dans les toutes premières traditions indo-européennes, ce personnage est un Dahhak, « type du dregvant, l’homme du Mensonge et le roi des fous », qui siégea sur le trône pendant mille ans et obligea tous les hommes à inscrire leur nom dans le livre du Dragon, les assujettissant ainsi à lui[27]. Cela nous rappelle la tradition très antique selon laquelle, lorsqu’il succéda à Adam dans la prêtrise, Seth commanda que l’on tienne un registre spécial, que l’on appela le livre de vie et qui était caché des fils de Caïn. Le Livre du Dragon en était l’imitation[28]. Il y a une tendance constante dans les documents anciens à confondre Jemshid, fondateur du royaume terrestre et père du genre humain, non pas avec Adam, mais avec le faux Adam ou usurpateur[29]. Dans le livre d’Éther, le nom de Nimrod est attaché à « la vallée qui était située du côté du nord » et qui menait « dans cette contrée où il n’y avait jamais eu d’homme » (Éther 2:2, 5), qui correspond très bien à la personnalité légendaire de Nimrod, chasseur fou des steppes. Le nom de Nimrod a toujours dérouté les philologues, qui n’ont jamais pu le situer, bien que Kraeling accepte maintenant la théorie très controversée d’Eduard Meyer qui veut que le nom soit égypto-lybien, ce qui va très bien avec notre propre croyance concernant la malédiction de Cham[30], mais à la fin du siècle dernier, l’explorateur et savant Emin trouva ce nom attaché à des légendes (pour la plupart de l’espèce Chasseur fou) et à des noms de lieu dans la région du Lac Van, le grand système de vallées situé au nord de la Mésopotamie supérieure[31]. Je n’affirme pas le moins du monde que le légendaire Nimrod ait jamais existé. Comme je vous l’ai déjà dit, je m’intéresse uniquement au genre de choses qui s’est produit, et après avoir examiné des centaines de légendes de toutes les parties du monde antique, toutes racontant substantiellement la même histoire, je pense qu’on aurait du mal, étant donné l’évidence, à nier qu’il y ait eu un événement commun derrière elles. En outre l’événement semble avoir été unique.

 

Comment cela ? J’ai dit plus haut que nous trouvons des tertres et des tours, accompagnés de rituels, dans tout le monde antique ; j’irai maintenant plus loin et je dirai que ces tertres et ces tours et les grands complexes cultuels qui les accompagnent n’étaient pas autant d’inventions locales indépendantes, mais en réalité des imitations tirées en fin de compte d’un original unique. Tous les grands sanctuaires nationaux de l’Antiquité ont une légende fondatrice racontant, comment, au début, ils ont été apportés à travers les airs d’un pays lointain et mystérieux. Et ce pays lointain se révèle toujours avoir été en Asie centrale. Notre Othinn norvégien vient du pays des géants à l’est, le culte national grec du pays des Hyperboréens, loin au nord-est de la Grèce, les gens du Proche-Orient situaient dans une mystérieuse montagne blanche du nord le siège de leur culte primordial, les Chinois dans le paradis ou la montagne de l’Ouest, etc. Vous pouvez énumérer les diverses légendes fondatrices et les faire remonter selon votre bon plaisir jusqu’à un lieu d’origine unique[32]. Je trouve étrange que le père fondateur et summus deus de chaque nation de l’Antiquité ait été déclaré quelque part être un charlatan et un imposteur, un vagabond errant venu de loin dont les prétentions à l’autorité suprême ne peuvent résister à un examen trop attentif. Pensez au défi lancé par Prométhée à Zeus, au chantage auquel se livre Loki sur la personne d’Othinn, à la louche « justification d’Osiris », à la terreur du tout-puissant Anu lorsque Tiamat conteste son autorité, et ainsi de suite[33]. Passez en revue ces légendes et vous verrez dans tous les cas que l’usurpateur vient d’Asie centrale. Même Ésaïe (Ésaïe 14:12-14) Esaïe 14 :12-14) rappelle qu’au commencement l’adversaire lui-même éleva son trône « sur la montagne de l’assemblée, à l’extrémité du septentrion », et y prétendit être « semblable au Très-Haut ». Pour tout cela on indique une origine unique ; qu’elle soit historique ou rituelle, cela ne change pas grand chose.

 

Il y a un aspect du cycle de Nimrod qui est trop intéressant pour qu’on le laisse de côté, surtout pour un anthropologue. C’est la tradition du vêtement volé.

 

Le vêtement volé

 

Nimrod prétendait à sa royauté pour avoir vaincu ses ennemis[34] ; mais il prétendait à sa prêtrise parce qu’il possédait « Ie vêtement d’Adam ». Le Talmud nous assure que c’est en vertu de la possession de ce vêtement que Nimrod put prétendre avoir le pouvoir de gouverner sur toute la terre, et qu’il était assis dans sa tour tandis que les hommes venaient l’adorer[35]. Les écrivains apocryphes, juifs et chrétiens ont pas mal de choses à dire sur ce vêtement. Pour citer l’un d’eux : « Les vêtements de peau que Dieu fit pour Adam et sa femme lorsqu’ils sortirent du jardin furent donnés… après la mort d’Adam... à Énoch »; de là ils passèrent à Metuschélah, et ensuite à Noé, à qui Cham les vola pendant que le peuple quittait l’arche. Le petit-fils de Cham, Nimrod, les obtint de son père Cusch[36]. Quant à l’héritage légitime de ce vêtement, un fragment très ancien récemment découvert dit que Michel « dévêtit Énoch de ses vêtements terrestres et mit sur lui son vêtement angélique », l’emportant dans la présence de Dieu[37]. Ce vêtement d’Énoch était censé être le vêtement de peau même que Jean-Baptiste portait, appelé par les premiers chrétiens, « Ie vêtement d’Élias[38] ». Une « Vie de Jean-Baptiste » arabe dit que Gabriel l’apporta du ciel à Jean comme étant le « vêtement d’Élie » ; « il remontait, dit Jean Chrysostome, au commencement du monde, à l’époque qui précédait celle où Adam avait besoin d’être couvert. C’était donc le symbole du repentir[39] ». D’autres croyaient que c’était ce même vêtement que Hérode et plus tard les Romains mirent sous clef lorsqu’ils voulurent empêcher le peuple de le mettre sur un candidat de son propre choix et racontent comment les Juifs essayèrent de s’emparer du vêtement par la force et de le mettre sur Jean-Baptiste, le faisant ainsi leur grand prêtre à la place d’Hérode[40]. Quelle qu’en soit l’origine, le port d’un vêtement de repentir, symbolisant la vie de l’homme dans son état déchu, était connu des chrétiens les plus anciens et pratiqué par certains cultes ultra-conservateurs jusqu’à l’époque moderne[41].

 

Soit dit en passant, l’histoire du vêtement volé, telle que la racontent les vieux rabbins, y compris le grand Éléazer, demande une lecture tout à fait différente de cette étrange histoire que l’on trouve dans Genèse 9 que celle que l’on trouve dans notre Bible. Ils semblaient penser que le ‘erwath de Genèse 9:22 ne signifiait pas du tout « nudité » mais devait recevoir le sens originel de sa racine qui est « couverture de peau ». Ainsi lu, nous devons entendre par là que Cham prit le vêtement de son père pendant qu’il dormait et le montra à ses frères, Sem et Japhet, qui en prirent un patron ou une copie (salmah), ou encore un vêtement tissé qui lui ressemblait (simlah) qu’ils se mirent sur leurs propres épaules, après avoir rendu le vêtement de peau à leur père. En s’éveillant, Noé reconnut la prêtrise de deux fils, mais maudit celui qui avait essayé de le dépouiller de son vêtement. Par un genre extrêmement courant de substitution, le simlah de Genèse 9:23 pouvait très facilement représenter un tsimlah original, une copie, imitation, patron ou par un type de transposition tout aussi commun  salmah, un vêtement ou manteau, comme dans Michée 2:8. Même tel qu’il est, simlah signifie seulement un vêtement tissé et ne peut absolument pas désigner le vêtement originel de peau. Telle est apparemment la source de la légende généralement répandue selon laquelle Cham vola le vêtement de Noé et prétendit posséder la prêtrise en vertu de ses insignes illégitimes. Les descendants de Cham, Cusch et Nimrod – tous les deux Africains, bien que Nimrod dans ses errances se fût dirigé vers l’Asie[42] – eurent la même prétention. Il est intéressant que, selon certaines Écritures anciennes, que les saints des derniers jours affirment avoir été rendues par la révélation à notre époque, Pharaon (qui représente la lignée afro-asiatique de Cusch-Nimrod), fut béni quant à la royauté, mais maudit quant à la prêtrise, et il offrit à Abraham le droit de porter ses propres insignes royaux, dans l’espoir qu’Abraham lui rendrait le compliment en permettant au pharaon de porter ses insignes sacerdotaux (Abraham 1:26-27). Selon une tradition très ancienne, le pharaon convoita la prêtrise de Moïse, tout comme Nimrod convoita celle d’Abraham, et on disait que les pharaons d’Égypte se vêtaient d’un vêtement de peau « pour montrer que leur origine était plus ancienne que le temps lui-même[43] ».

 

Selon le Talmud, le « grand succès de Nimrod à la chasse provenait du fait qu’il portait le vêtement de peau que Dieu avait fait pour Adam et Eve[44] ». Il y a une tradition qui veut que Nimrod, devenu jaloux de son rival chasseur Ésaü (tant pis pour la chronologie !), lui tendit une embuscade mais fut battu par Ésaü, lequel lui coupa la tête et « prit les précieux vêtements de Nimrod... grâce auxquels Nimrod régnait sur tout le pays (ou toute la terre !), et courut les cacher dans sa maison ». Ces vêtements, dit le rapport, n’étaient rien moins que le droit d’aînesse qu’ Ésaü vendit plus tard à Jacob[45].

 

De tout dela découlent deux conclusions importantes : (1) que toute reconstitution historique de tout ce qui s’est réellement passé est hors de question, ce qui est venu jusqu’à nous étant une masse de légendes et de rapports contradictoires et (2) que ces légendes et rapports contradictoires sont néanmoins d’accord sur certains points principaux, qu’ils sont très anciens, et que les Juifs les plus savants considéraient qu’ils présentaient des sujets d’une grande importance dont la signification a échappé aux époques ultérieures. Les prêtres et les rois de l’Antiquité portaient certainement des vêtements[46] de ce genre, et le vêtement de peau était souvent imité dans les pièces tissées[47] ; en fait, le vêtement de peau était lui-même considéré comme remplaçant un vêtement encore plus ancien fait avec les feuilles du ficus religiosus[48].

 

C’est sans scrupule que je vous conduis dans ces chemins détournés et perdus du passé. Vous avez souvent proclamé que c’est votre obligation professionnelle de vous intéresser à tout et surtout à l’insolite. On peut cependant aller trop loin, et il est grand temps que je vous montre à quel point le livre d’Éther est un document sobre, réaliste et sensé. Revenons à Babel.

 



[1] La 1e partie de « The World of the Jaredites », [Le monde des Jarédites] IE [Improvement Era, prédécesseur de l’Ensign] 54, septembre 1951,  pp. 628-30, 673-75, commençait ici.

[2] Richard Andree, Die Flutsagen, Braunschweig, Bieweg, 1891; Franz von Schwarz, Sintfluth und Völkerwanderungen, Stuttgart, Enke, 1894, pp. 358 & passim.

[3] Emil G. Kraeling, « The Earliest Hebrew Flood Story », JBL 66, 1947, pp. 290, 280-85.

[4] Id., p. 285.  

[5] Albrecht Götze, Hethiter, Churriter und Assyreer, Oslo, Aschehoug, 1936, p. 11.

[6] Meissner, Babylonien und Assyrien, 2 vols., Heidelberg, Winter, 1926, illustre la dépendance permanente de toute la civilisation bablyonienne postérieure vis-à-vis de la culture des premiers colons de la vallée, p. ex., dans la littérature, 2:154-55; cf. Alexandre Moret, Histoire de l'Orient, 2 vols., Paris, Presses Universitaires, 1929-36, 1:130.

[7] A. Richards, cité par A. C. Bouquet, Comparative Religion, 6e éd., Baltimore, Penguin, 1962, p. 24.

[8] Siegfried Schott, Mythe und Mythenbildung im alten Ägypten, Leipzig, Hinrich, 1945; réimpression Hildesheim, Olm, 1964, pp. 10-11.

[9] « La finesse des fils est telle qu'avec nos machines les plus récentes, nous ne l'avons guère dépassée. » Lacasine, cité par Moret, Histoire de l'Orient, 1:66. Le tissu le plus ancien connu présente un degré de perfection élevé, F.-M. Bergounioux et André Glory, Les Premiers Hommes, Paris, Didier, 1952, pp. 388-90.

[10] La supériorité de la flèche à pointe de pierre a été pleinement démontrée par Saxton Pope, Hunting with the Bow and Arrow, New York, Putnam, 1947.

[11] Wilhelm Schmidt, « The Injury Done to the Study of Primitive Man by Evolutionary Preconceptions », dans Edward Eyre, dir. de publ., European Civilization, 7 vols., Oxford, Oxford University Press, 1934-38, 1:36-51. « Les artistes  paléolithiques », dit Moret, Histoire de l'Orient 1:23, « ont dû vivre à une époque où ils pouvaient travailler de manière continue, en sécurité et dans la permanence. » Nous pourrions les envier !

[12] P. van der Meer, The Ancient Chronology of Western Asia and Egypt, Leiden, Brill, 1947, p. 13.

[13] La 2e partie de « The World of the Jaredites », IE 54, octobre 1951,  pp. 704-6, 752-55, commençait ici.

[14] Alfred Jeremias, Handbuch der altorientalischen Geisteskultur, Leipzig, Hinrich, 1913, pp. 33-34, 48, 51, 55-57, 92, 128.

[15] Hugh W. Nibley, « The Hierocentric State », WPQ 4, 1951,  pp. 226-53.

[16] On trouvera les traitements classiques de la tour dans Jeremias, Handbuch der altorientalischen Geisteskultur, pp. 7, 85-86, 149-50, 230, 236, 275, 286-89, 319, citant de nombreuses autorités; Alfred Jeremias, Das Alte Testament im Lichte des Alten Orients, 3e éd., Leipzig, Hinrich, 1916, pp. 168-80; Theodor Dombart, Der Sakralturm, Munich, Beck 1920; Dombart, « Der Babylonische Turm », Das Alte Orient 29, 1930, Heft 2; Eric Burrows, « Some Cosmological Patterns in Babylonian Religion », dans Samuel H. Hooke, dir. de publ., The Labyrinth, Londres, Society for Promoting Christian Knowledge, 1935, pp. 45-70, et en bas, n. 19.

[17] Enoch 6:2-8; The Book of Jasher 9:20-39; E. A. Wallis Budge, The Chronography of Bar Hebraeus, 2 vols., Oxford, Oxford University Press, 1932, 1:3-4.

[18] Hugh W. Nibley, « The Arrow, the Hunter, and the State », WPQ 2, 1949,  pp. 339-40.

[19] Id., 339-43; cf. Wilhelm Nestle, « Legenden vom Tod der Gottesverächter », ARW 33, 1936,  pp. 246-69.

[20] Le vague « devant l’Eternel » de la Bible, "(Genèse 10:9) cache la véritable signification, rendue par « contre l’Eternel » par les auteurs rabbiniques et les premiers auteurs chrétiens; sur ce thème, voir Karl Preisendanz, « Nimrod », dans RE 17:624. Au sujet des crimes de Nimrod, voir Nibley, « The Arrow, the Hunter, and the State », pp. 339-41.

[21] Sous la direction de Nimrod, les hommes dirent: « Nous monterons au ciel, et nous le frapperons (Dieu) avec des arcs et des lances; et Dieu connut toutes leurs œuvres… et il vit la ville et la tour qu’ils construisaient », Jasher 9:20; cf. G. Sale, The Koran, Philadelphie, Lippincott, 1870, p. 269. On signale la même coutume et la même arrogance à propos des anciens Thraces, Hérodote, Histoires IV, p. 94.

[22] Voir l’article « Nimrod », JE 9:309-11; cf. 1 Enoch 10:7-10 sur Azazel, le chasseur fou à qui « sont attribués tous les péchés », qui « a conduit les anges dans leur recherche des filles des hommes », etc. Preisendanz, « Nimrod », p. 624.

[23] Clément de Rome, Homilia (Homélie) IX, 3-5, dans PG 2:241-44.

[24] Chronicon Paschale 36, dans PG 92:145. Coran 16:5, 66; 33:70-72; 40:79 parle de la consommation d’animaux. Cf. Chronicon Anonymi 3, dans PL 3:680

[25] Mahbub, (Agapius) of Menbij, Alexandre Vasiliev, dir. de publ., Kitab al-Unwan, dans PO 5:631; Budge, Chronography of Bar Hebraeus 1:8; à propos de Nimrod, l’usurpateur qui « tua son père et prit sa mère pour épouse », Charles M. Doughty, Travels in Arabia Deserta, New York, Random House, 1937, 2:32, p. 657.

[26] W. St. Chad Boscawen, « The Legend of the Tower of Babel », TSBA 5, 1876,  pp. 303-12.

[27] A. J. Carnoy, Indian/Iranian Mythology, vol. 6 de Mythology of All Races, Boston, Marshall Jones, 1917, p. 321.

[28] Selon l’historien perse Tha'labi, Kitab Qisas al-Anbiyya, Le Caire, Mustafa al-Babli al-Halabi wa-Awladuhu, A. H., 1345, p. 33.

[29] Ad-Diyarbakri, Tarikh al-Khamis, Le Caire, A. H., 1283, 1:67; Clément Huart et Louis Delaporte, L'Iran antique, Paris, Michel, 1952, pp. 454-55.

[30] Preisendanz, « Nimrod », p. 626. Kraeling, « The Earliest Hebrew Flood Story », p. 289, n. 28; Eduard Meyer, Geschichte des Altertums, 5 vols., Stuttgart, Cotta, 1925-58, vol. 2, pt. 2, pp. 31-32.

[31] O. Emin, Izsledovania i Statyi, Moscou, 1896, pp. 301-3.

[32] J’ai traité de ce sujet d’une manière assez détaillée dans mon article « The Hierocentric State », WPQ 4, 1951, pp. 226-253. On trouvera un passage en revue de diverses montagnes primordiales de ce genre dans Theodor H. Gaster, Thespis, New York, Schuman, 1950, pp. 184-85, 169-71; H. R. Hall, « Notices of Recent Publications », JEA 10, 1924,  pp. 185-187.

[33] C. J. Gadd, Ideas of Divine Rule in the Ancient East, Londres, Oxford University Press, 1948, pp. 1-3; Dahhad-Jemshid en est un exemple typique, Carnoy, Indian/Iranian Mythology, pp. 321-22.

[34] Jasher 7:39-46.

[35] Jeremias, Das Alte Testament im Lichte des Alten Orients, 159-60, citant bin Gorion et le Pirke de R. Eliezer; « Nimrod », JE 9:309; Preisendanz, « Nimrod », p. 627.

[36] La citation est tirée de Jasher 7:24-30; d’autres sont données dans « Nimrod », JE 9:309-11, cf. Jeremias, Das Alte Testament im Lichte des Alten Orients, pp. 159-60.

[37] August F. von Gall, Basileia tou Theou, Heidelberg, Winter, 1926, p. 330, citant 2 Enoch 22:8.

[38] Robert Eisler, Iesous Basileus ou Basileusas, 2 vols., Heidelberg, Winter, 1929-30, 2:33-38. Eisler, 33, cite la tradition que Jean-Baptiste portait l’habit de peau, 'or, (Genèse 3:21) au lieu de l’habit de lumière originel, ('or) porté avant la chute; divers cultes anciens, interdisant l’abattage d’animaux, changèrent l’habit de peau en habit de poils, id., (Genèse 2:16, 34, 118-19), cf. Friedrich Dieterici, dir. de publ., Thier und Mensch vor dem König der Genien, Leipzig, Hinrich, 1879; réimpression Hildesheim, Olms, 1969, pp. 22, 97.

[39] Jean Chrysostome, Commentarius in Sanctum Matthaeum Evangelistam, Commentaire sur Matthieu) 10, 4  dans PG 57:188-89; ceci et la vie anonyme de Jean-Baptiste  sont tous deux cités dans Eisler, Iesous Basileus 2:36, n. 6. Selon le R. H. Charles, Book of Jubilees, Jérusalem, Makor, 1972, 3:30-31, écrit au 2e s. av. J.-C., dorénavant cité sous le nom Jubilés, « c’est à Adam seul qu’il [Dieu] a donné pour couvrir sa honte... À cause de cela, il est prescrit sur les tablettes célestes concernant tous ceux qui connaissent le jugement de la loi, qu’ils doivent couvrir leur honte et ne doivent pas se dénuder comme le font les païens. »

[40] Eisler, Iesous Basileus, 2:78-81; Josèphe, Histoirs ancienne des Juifs, 3:182-87, cf. Eusèbe, Historia Ecclesiastica, (Histoire ecclésiastique) I, 6, dans PG 20:533-36.

[41] Eisler, Iesous Basileus, 2:35, 78, 109-10; von Gall, Basileia tou Theou, pp. 330-32, cit.  Apocalypse de Baruch grecque, (3 Baruch) Baruch 4:16; 1 Enoch 62:15; 2 Enoch 22:8; "Apocalypse 3:4-5; " Apocalypse 16:11; les Mandéens croyaient que le vêtement de Jean-Baptiste serait donné à tous ceux qui étaient admis au salut, Eisler, Iesous Basileus, 2:33, cf. Odes de Salomon 25:8; et l’écrit apostolique du 2e s. publié par Carl Schmidt, Gespräche Jesu mit seinen Jüngern nach der Auferstehung, Leipzig, Hinrich, 1919, p. 72. Lié au baptismi vestamentum des premiers chrétiens, Tertullien, De Baptismo, (Du baptême) p. 13, dans PL 1:1323, 1215).

[42] Voir ci-dessus, n. 7; cf. Joseph Poplicha, « The Biblical Nimrod and the Kingdom of Eanna », JAOS 49, 1929,  pp. 304-5.

[43] Selon des auteurs apocryphes, la véritable raison pour laquelle Abraham fut expulsé d’Egypte fut son refus de faire l’échange. Dieterici, Thier und Mensch, 112; A. Wünsche, Salomons Thron und Hippodrom Abbilder des Babylonischen Himmelsbildes, Ex Oriente Lux 2, 3, Leipzig, Pfeiffer, 1906, p. 26. Il y a pas mal de documentation égyptienne qui traite de cette coutume d’échange royal de vêtements et d’honneurs, mais nous n’avons pas le temps d’approfondir cela ici. Je voudrais simplement attirer l’attention sur le fait que nous nous trouvons ici dans un monde de coutumes et de notions bien établies, quelque bizarres qu’elles puissent paraître au profane.

[44] « Nimrod », JE 9:309: « Quand les animaux virent [Nimrod] revêtu de ces habits, ils se couchèrent devant lui, de sorte qu’il n’eut aucun mal à les attraper. »

[45] Jasher 27:2-13.

[46] Ci-dessus n. 29; les prêtres, les membres de la famille royale et les morts égyptiens étaient tous revêtus du vêtement classique de peau du sacredoce égyptien; cf. T. J. C. Baly, « Notes on the Ritual of Opening the Mouth », JEA 16, 1930, pp. 173-186. Le kaunakes des Sumériens était un vêtement épais de peau, qui ne convenait absolument pas au climat de la Babylonie et a, pour cette raison, été considéré comme la preuve que les Sumériens venaient du nord, Moret, Histoire de l'Orient 1:21, n. 81; vs. George A. Barton, « Whence Came the Sumerians? » JAOS 49, 1929, pp. 263-64. Montague R. James, The Apocryphal New Testament, Oxford, Clarendon, 1924, p. 414; cf. p. 412, on a trouvé, en 1939, sur les vêtements du roi, une statuette d’ambre montrant le roi d’Assyrie portant les insignes du souverain sacrificateur juif, « A Unique Example of Assyrian Sculpture: A Portrait in Amber », ILN, 7 janvier 1939,  p. 25.

[47] Plus tard, le prêtre égyptien ne porta plus de « peau de léopard, mais une tunique serrante de lin fin en forme de peau de léopard », H. R. Hall, « The Bronze Statuette of Khonserdaisu in the British Museum », JEA 16, 1930,  p. 1, cf. T. J. C. Baly, « Notes on the Ritual of Opening the Mouth », 178. Les chrétiens syriens disaient que le vêtement donné à Adam était en coton, la « peau » de l’arbre, Eisler, Iesous Basileus, 2:34; ce point de doctrine, disent-ils, n’était connu que de Moïse, « qui appelait le coton ‘peau’, parce que parmi les arbres il prend la place de la peau » ; de là l’idée que Jean-Baptiste tirait ses vêtements des arbres. Les Juifs conservèrent des traces de l’ancien vêtement dans leurs phylactères et dans les tsitsit, les quatre fils que tous les Juifs avaient autrefois au bord de leur vêtement, Ferris J. Stephens, « The Ancient Significance of Sisith », JBL 50, 1931,  pp. 59-70. Comparez avec l’Irham des musulmans dans John L. Burckhardt, Travels in Arabia, 2 vols., Londres, Colburn & Bently, 1831, 1:104-5, 163-64.

[48] Références dans Eisler, Iesous Basileus, 2:34, n. 11.

 

 

 

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