CHAPITRE TROIS : Vers le désert Léhi le rêveur Léhi possède à un haut degré les traits et les caractéristiques du cheik
modèle du désert. Il est généreux, noble, impulsif, fervent, dévot et
visionnaire, et il possède une merveilleuse capacité pour l’éloquence
et les songes. Pour ce qui est de ceux-ci, lorsqu’ils errent, les Arabes
estiment qu’ils doivent être guidés par les songes, et leurs cheiks
sont souvent des rêveurs doués[1]. La
substance des songes de Léhi est extrêmement significative, puisque les
songes des hommes représentent nécessairement, même lorsqu’ils sont
inspirés, les choses qu’ils voient le jour, quoique dans des
combinaisons étranges et étonnantes. Il est, par exemple, courant que
des hommes à toutes les époques rêvent de bateaux, mais un homme du
temps de Léhi devait rêver d’espèces particulières de bateaux, et
aucune autre espèce ne fera l’affaire. Dans ses songes, Léhi se voit errer « dans un désert sombre et désolé
», une « solitude sombre et désolée » où il doit voyager «
pendant l’espace de nombreuses heures dans les ténèbres », perdu
et impuissant. (1 Néphi 8:4-8) De toutes les images qui hantent les
anciens poètes arabes, celle-ci est de loin la plus courante; c’est le
cauchemar classique de l’Arabe; et c’est le triomphe suprême de tout
poète de pouvoir dire qu’il a parcouru de longues distances seul dans
des déserts sombres et désolés[2].
Invariablement, ce sont les ténèbres qui sont censées être la source
principale de terreur (la chaleur et l’éclat du jour, quoique presque
toujours mentionnés, ne viennent qu’au second rang), et l’horreur
suprême, c’est presque toujours un « brouillard de ténèbres », un mélange
déprimant de poussière et de brouillard froid et humide qui, ajouté à
la nuit, complète la confusion de quiconque erre dans le désert[3]. Tout au
contraire de ce à quoi l’on pourrait s’attendre, ces brouillards
humides et froids sont décrits par les voyageurs dans toutes les régions
d’Arabie[4], et
al-Ajajj, un des plus grands d’entre les anciens poètes du désert,
raconte comment un « brouillard de ténèbres » le met dans
l’impossibilité de poursuivre un voyage vers Damas[5]. Dans sa
nature et son effet, le « brouillard de ténèbres » de Léhi (1 Néphi
8:23) correspond d’une manière extrêmement exacte à cet étrange phénomène. Lorsque Léhi rêve de la vanité du monde, il voit « un grand et
spacieux édifice » en suspension dans l’air, hors de portée et plein
de gens élégants et habillés d’une manière extrêmement raffinée (1
Néphi 12:18, 8:26). C’est exactement de cette manière que le Bédouin
du désert, pour qui les grandes maisons de pierre de la ville sont une
abomination, décrit le monde mauvais; et de même que les Arabes de la
ville se moquent toujours de leurs cousins du désert (qu’ils envient
secrètement) en leur faisant toutes les démonstrations possibles de mépris
public, de même les gens bien habillés de la grande maison « paraissent
se moquer et montrer du doigt » (1 Néphi 8:27) le pauvre petit groupe de
vagabonds dépenaillés, mangeant avidement les fruits d’un arbre et dûment
décontenancés de ce que leur pauvreté soit livrée à la honte
publique. Les images de Léhi rappellent les grandes maisons de pierre des
Arabes d’autrefois, « gratte-ciel de dix et douze étages qui... représentent
les survivances authentiques de l’antique architecture babylonienne »[6], dont
les fenêtres commencent, pour des raisons de sécurité, quinze mètres
plus haut que le niveau du sol. Le soir, ces fenêtres allumées devaient
certainement faire l’effet d’être suspendues au-dessus de la terre. Il est intéressant que Joseph Smith, père, eut, selon sa femme, presque
le même songe ; elle se consola en comparant les errances de sa
propre famille à celles de Léhi. Mais ce qui est significatif, ce
n’est pas la ressemblance qu’il y a entre les deux songes, mais leur
cadre tout à fait différent; lorsque le père du prophète se voyait
perdu « dans ce champ du monde », il « ne pouvait voir que du bois mort
et tombé », tableau qui rappelle évidemment avec fidélité le
paysage américain où il habitait[7]. Lorsque
Dante, un autre occidental, se voit perdu au milieu du voyage de la vie
(un des songes les plus communs et les plus anciens, nous le répétons,
un classique parmi les songes), il erre au travers d’une forêt dense et
sombre, la forêt de sa Toscane natale. Dans une scène plus réjouissante, Léhi voit « un champ vaste et
spacieux comme si cela avait été un monde » (1 Néphi 8:20), tout
comme le poète arabe, décrit le monde comme un « maidan » ou
champ vaste et spacieux[8]. Lorsqu’il
rêve d’une rivière, c’est une vraie rivière du désert, un cours
d’eau clair de quelques mètres de large dont la source n’est qu’à
une centaine de pas (1 Néphi 8:13-14)[9] ou alors
un torrent furieux et boueux, un sayl d’ « eau souillée »,
qui emporte les gens vers leur perte (1 Néphi 8:32; 12:16. 15:27). Selon Bar Hebraeus, en 960
ap. J.-C.,
une grande compagnie de pèlerins revenant de la Mecque « campa dans
le lit d’un ruisseau où il n’avait plus coulé d’eau depuis
longtemps. Pendant la nuit, pendant qu’ils dormaient, un flot d’eau se
déversa sur eux tous, et les balaya, eux et tous leurs biens, dans la
Grande Mer, et ils périrent tous »[10]. Selon
Doughty, même un cavalier, s’il ne fait pas attention, peut se laisser
surprendre et emporter par un raz de marée de ce genre[11]. Un des
pires endroits où se déchaînent ces torrents de boue liquide balayant
le lit des ruisseaux se trouve dans « les montagnes couturées et dénudées
qui s’étendent parallèlement à la côte ouest de I’Arabie... les
averses torrentielles se brisent contre cette longue chaîne, et
provoquent presque instantanément des torrents furieux – le sayl arabe,
la crue – qui balaye tous les obstacles sans avertissement et est cause
de mort d’hommes et de bétail[12]. »
C’est dans cette région-là que Léhi voyagea lors sa grande migration. La source et le sayl, tels sont les deux seuls types de « rivières »
(car il les appelle rivières) que connaît l’Arabe du désert[13]. Lorsque
Léhi rêve de gens égarés, ils le sont dans un désert sans piste,
« errant sur des routes étranges » (1 Néphi 8:23-32) ou
entrant par erreur « sur de larges routes afin qu’ils périssent et se
perdent » (1 Néphi 12:17) à cause du « brouillard de ténèbres »
(1 Néphi 8:23). Perdre son chemin, c’est évidemment le sort qui hante
tout habitant du désert, qu’il dorme ou soit à l’état de veille, et
les poètes arabes sont pleins de la terreur des « routes étranges »
et de « larges routes[14] ».
Pour symboliser ce qui est tout à fait inaccessible, on montre à Léhi
« un gouffre grand et terrible » (1 Néphi 12:18), un « gouffre
affreux » (1 Néphi 15:28), un abîme gigantesque alors que,
supplice de Tantale, on voit de l’autre côté son objectif (I’arbre
de vie); tous ceux qui ont voyagé dans le désert connaissent le
sentiment d’impuissance et de contrariété totales que l’on éprouve
quand on constate soudain que la route est coupée par un de ces
terrifiants canyons aux parois verticales. Rien ne pourrait être plus
abrupt, plus absolu, plus déroutant dans les plans qu’on a faits, et il
en sera ainsi des méchants au jour du réglement des comptes[15]. En quelque autre endroit que I’on puisse trouver des parallèles à
ceci, une fois combinés, ils ne pourraient venir que d’un homme qui
connaît le désert. Rubah, l’un des poètes du désert, décrit en un
unique et court poème la terreur de la solitude, le long voyage, le
brouillard de ténèbres (étouffant de chaleur et épais), le « gouffre
affreux », les chemins larges et les sentiers qui s’écartent[16]. Le
Livre de Mormon, en nous donnant bon nombre d’instantanés clairs et
frappants de ce genre (il en viendra encore beaucoup) sur la vie dans un
autre monde, fournit une preuve pittoresque mais convaincante de son
authenticité La plainte de Néphi: « Ils cherchaient à m’ôter
la vie, à me laisser dans le désert pour être dévoré par les bêtes
sauvages » (1 Néphi 7:16) est constamment dans la bouche du poète
arabe, car laisser son ennemi dans le désert pour être dévoré par les
bêtes sauvages est le procédé habituel et correct quand les Arabes se
querellent et, en dépit de sa popularité chez les poètes, n’est pas
une simple façon de parler[17]. Tout ceci exclut entièrement la péninsule du Sinaï
comme scène de leurs errances, et correspond parfaitement à un voyage à
travers la péninsule arabique. La marche la plus lente possible « dans
une direction sud-sud-est » au Sinaï atteindrait la mer et devrait se
diriger vers le nord dans les dix jours; or le peuple de Léhi voyagea «
de nombreux jours », voire des mois, dans une direction sud-sud-est, en
restant, pendant tout ce temps, près de la côte de la mer Rouge. En dix
jours, quelqu’un qui voyage à pied parcourt tout la longueur de la côte
du Sinaï qui va en direction du sud-sud-est – et qu’adviendrait-il du
reste des huit années ? Le désert
particulier dans lequel Léhi fit son premier camp compte parmi les plus
hostiles de la terre; néanmoins, certains observateurs pensent que la région
jouissait d’un peu plus de chutes de pluie dans l’Antiquité
qu’aujourd’hui, mais tous sont d’accord pour dire que le changement
de climat n’a pas été considérable depuis les temps préhistoriques,
que le mieux qu’on puisse en dire c’est qu’il était presque aussi
mauvais alors que maintenant[32]. Même si Léhi prit la route
principale vers le sud à travers l’Arabah, comme il le fit très
probablement, comme c’était la route directe vers la mer Rouge, et une
route caravanière connue de tous les marchands, il se déplaçait dans un
désert si rébarbatif que même les bédouins endurcis l’évitent comme
la peste. Nous ne devons pas non plus y chercher le moindre monument de
son passage : « Les Égyptiens, les Patriarches, les Juifs, les Romains
et les Arabes ont tous passé sur ces pistes et nous ont donné des noms
de lieux, rien de plus. Il est probable qu’à leurs yeux la région était
trop détestable pour mériter qu’on en dise quoi que ce soit de plus[33]. » Détestable, voilà le mot
qui décrit certainement l’endroit aux yeux du peuple de Léhi, qui «
murmura » amèrement de ce qu’on le conduisait dans un tel enfer. C’est ainsi qu’en annonçant que son « père
demeurait sous une tente », Néphi nous avertit qu’il a adopté le mode
de vie du désert, comme il doit forcément le faire pour son voyage. Tout
Oriental se rendrait compte du sens et de l’importance de cette déclaration,
qui nous paraît, à nous, presque insignifiante. Si Néphi semble considérer
la tente de son père comme le nombril de l’univers, il ne fait
qu’exprimer le point de vue d’un Bédouin normal pour qui la tente du
cheik est l’ancre de salut de l’existence[43]. «
Un drapeau blanc, nous dit-on, est parfois hissé au-dessus de sa tente
pour guider les étrangers et les visiteurs. Tous les visiteurs sont
conduits directement à la tente du cheik[44]. »
Lorsqu’il exhorte Zoram, terrifié, à se joindre au groupe dans le désert,
Néphi dit: « Si tu veux descendre au désert, vers mon père, tu auras
ta place parmi nous » (1 Néphi 4:34). Le caractère correct de la
proposition est attesté non seulement par le rôle qui revient à Léhi
de recevoir dans la tribu les membres et les invités, mais aussi par
l’expression extrêmement caractéristique: « Tu auras ta place parmi
nous ». Car, depuis des temps immémoriaux, la formule d’accueil
appropriée pour recevoir l’étranger qui entre dans la tente de
quelqu’un est ahlan wa sahlan wa marhaban, littéralement (sans
doute) « une famille, un lieu doux et une grande place[45] !
». On trouve des expressions équivalentes dans l’Ancien Testament
comme lorsque Abraham invite son visiteur céleste à s’asseoir sous son
arbre (Genèse 18:4) et ici aussi de tels détails sont des touches
authentiques de la vie bédouine. Mais aucune des expressions bibliques
n’est aussi typiquement « arabe » que l’invitation de Néphi. Le nombre de jours que l’on passe à camper dans un
endroit quelconque varie (comme dans le Livre de Mormon) en fonction des
circonstances. « La durée moyenne pendant laquelle un camp bédouin de
grandeur ordinaire reste au même endroit est de dix à douze jours »,
selon Jennings Bramley, qui observe néanmoins: « J’en ai connu qui
restaient en un seul endroit jusqu’à cinq ou six mois[53]. »
Ce que l’on fait ordinairement, c’est camper le plus longtemps
possible dans un endroit donné jusqu’à ce que « il soit souillé par
les animaux, que la multiplication des puces devienne intolérable et que
les environs n’offrent plus de pâture, [alors] on démonte les tentes,
et les hommes décampent[54] ».
Selon Burckhardt, « sur la plaine syrienne et arabe, les Bédouins
campent en été... près des puits, où ils restent souvent pendant tout
un mois »[55]. La
répartition du temps de Léhi semble donc être assez normale, et les
huit années qu’il lui a fallu pour traverser l’Arabie ne révèlent
une progression ni très rapide ni très lente – il fallut vingt-sept
ans aux Bani Hilal pour parcourir une distance qui n’était pas beaucoup
plus grande. Après être arrivé au bord de la mer, le peuple de Léhi y
campa tout simplement « pendant de nombreux jours » (1 Néphi 17:7)
jusqu’à ce qu’une révélation le mette de nouveau en mouvement. Un épisode
typiquement oriental de cette histoire est la poursuite effrénée hors de
la ville et dans le désert – combien d’expéditions de héros bédouins
en ville ne se sont pas terminées de cette façon ! « Je te chasse et tu
me chasses » : telle est, s’il faut en croire Philby, l’essence
de la tactique du désert[60]. À propos de cette chasse
mouvementée, Néphi rapporte (1 Néphi 3:27): « Et nous nous enfuîmes
dans le désert, et les serviteurs de Laban ne nous rattrapèrent pas, et
nous nous cachâmes dans la cavité d’un rocher. » Notez qu’ils furent
poursuivis jusqu’à l’intérieur du désert, car en arrivant au
désert ils n’étaient pas en sécurité, mais durent se cacher sous un
rocher. Les jeunes gens auraient pu fuir sur une courte distance à pied
dans la ville, mais fuir « dans le désert » était une autre affaire;
ils y auraient rapidement été rattrapés par des cavaliers, à moins
d’échapper tout d’abord à leurs regards, mais Néphi nous dit
qu’ils ne se cachèrent qu’après avoir semé leurs poursuivants, qui
ne réussirent pas à les rattraper. Le puissant et opulent
gouverneur militaire avait certainement une écurie de destriers capables
de rattraper un chameau, mais avec la fuite soudaine des frères, on
n’aurait pas eu le temps de les seller – un ancien poète et roi
arabe, Imrul-Qais, parle d’un cheval phénoménal qui « passait la nuit
avec une selle et une bride sur lui... sans qu’on l’envoie à l’étable[61] ». Mais les autres chevaux, y compris ceux de Laban, avaient
besoin de plus d’attention et perdaient plus de temps à se mettre en
route, et nous pouvons dire sans crainte de nous tromper que les
poursuivants aussi bien que les poursuivis montaient les chameaux
habituels. Quant aux chances que Néphi et ses frères aient monté des
chevaux, elles sont minces, car le cheval ne peut supporter de fardeaux
dans le désert, et même les Arabes éleveurs de chevaux montent rarement
leurs animaux pour de longs voyages mais, lorsque c’est possible, les
emmènent entravés à leurs chameaux, sans cavalier ni fardeau. Raswan en
donne beaucoup d’illustrations. L’utilisation des chameaux est sous-entendue à
chaque tournant de l’histoire de la mission chez Laban: Le transport
sinon insensé de tentes, le voyage à la campagne pour ramener vers le
palais de Laban « des biens extrêmement grands » (1 Néphi 3:25)
(vraisemblablement pas sur leurs épaules !), la fuite en terrain découvert
et la poursuite dans le désert, et finalement le long voyage de retour nécessairement
hâtif (car ils étaient signalés, et il se pouvait que la direction de
leur fuite ait été remarquée), vers le camp de base secret. Tout comme
les saints qui avaient le moyen de l’éviter ne traversèrent jamais les
plaines à pied, de même nous considérerions les fils de Léhi comme
bien sots s’ils ne profitaient pas du moyen de transport courant que
tout le monde utilisait, car les chameaux étaient alors aussi courants
que les autos aujourd’hui. Le problème de la nourriture Il n’y a pas bien longtemps de cela, le professeur
Frankfort écrivait à propos du désert du sud: « Le secret des déplacements
dans sa désolation a toujours été gardé par les Bédouins[62]. »
Cependant, des explorateurs intrépides de notre temps ont appris ce
secret, et Léhi le connaissait aussi. La déclaration que Léhi, sur
ordre divin, « nous conduisait dans les parties plus fertiles du désert
» (1 Néphi 16:16) est comme une illumination soudaine. Woolley et
Lawrence disent de ces « parties plus fertiles » qu’elles « s’étirent
sur le sol plat de la plaine en longues lignes semblables à des haies ».
Ce sont les dépressions de cours d’eau desséchés, longues parfois de
centaines de kilomètres[63].
Elles constituent, selon Bertram Thomas, « Ies artères de la vie dans la
steppe, le sentier des mouvements bédouins, l’habitat des animaux en
raison de la végétation – aussi rare qu’elle soit – qui ne fleurit
que dans leurs lits[64] ».
En Arabie, c’est cette pratique qui consiste à suivre « les parties
plus fertiles du désert » (1 Néphi 16 :16) qui seule permet aux
hommes et aux animaux de survivre. Cheesman appelle « touring » la
pratique adoptée par les hommes et les animaux d’aller d’un endroit
à l’autre dans le désert à mesure que les coins de fertilité se déplacent
avec les saisons[65]. L’Arabe à la recherche de provisions est éternellement
occupé à rôder, à partir en éclaireur, à suivre à la trace et à
espionner; en fait, certaines personnes croient que la racine originelle
des noms Arabe et Hébreu est une combinaison de sons
signifiant « être en embuscade ». « Tout Bédouin
est sportif tant par goût que par nécessité », écrit un observateur,
qui explique comment, dans de grandes familles, certains jeunes gens sont
envoyés en détachement pour passer tout leur temps à chasser[66]. Néphi
et ses frères s’occupent de chasser à plein temps et, dans ces
fonctions, révèlent l’existence de la tradition du désert dans la
famille, car Néphi avait amené de chez lui un excellent arc d’acier.
Nous reparlerons de l’acier lorsque nous traiterons de l’épée de
Laban, mais il faut d’ores et déjà noter qu’un arc d’acier n’était
pas nécessairement un morceau de métal massif, pas plus que les « chars
de fer » (Josué 17:16-18 ; Juges 1:19 ; 4:3) des Cananéens
n’étaient en fer massif ou que divers instruments mentionnés dans
l’Ancien Testament comme étant « de fer », par exemple les
instruments de menuisier ou les instruments de battage n’étaient en fer
et en fer seulement. C’était, selon toute probabilité, un arc renforcé
par de l’acier, puisqu’il se casse vers le moment où les arcs de bois
de ses frères perdent « leur ressort » (1 Néphi 16:21). On
ne se servait, en Palestine, que d’arcs composites, c’est-à-dire
d’arcs de plus d’une pièce, et on appelait arc d’acier un arc
renforcé d’acier tout comme on appelait
« char de fer » un char renforcé de fer. À ce propos,
le fondateur de la dynastie turque des Seldjoucides en Iran s’appelait
Yaqaq, ce qui veut dire en turc « un arc fait de fer[67] ».
Le fait que « Flèche de fer » était un nom assez courant
dans ces populations et désigne effectivement une flèche à pointe de
fer est une forte indication que le nom Arc d’acier puisse aussi désigner
une arme réelle. Aujourd’hui encore la chasse dans les montagnes
d’Arabie se fait à pied et sans faucons ni chiens. À l’époque
classique, le chasseur de cette région était équipé d’un arc et
d’une fronde – exactement comme Néphi[68]. La
découverte de Néphi que le meilleur terrain de chasse ne se situait que
« au sommet de la montagne » (1 Néphi 16:30) est confirmée par des expériences
ultérieures, car l’oryx est « un animal farouche, qui se déplace loin
et rapidement dans la steppe et le désert à la recherche de nourriture,
mais se réfugie toujours dans
les montagnes sablonneuses presque inaccessibles[69] ».
En Arabie occidentale, les montagnes ne sont pas de sable mais de roc, et
Burckhardt rapporte que « dans ces montagnes entre Médine et la mer, sur
toute l’étendue en direction du nord (et ceci comprend fatalement le
secteur de Léhi), on rencontre des chèvres de montagne, et les léopards
ne sont pas rares »[70].
Julius Euting nous a laissé des descriptions frappantes des dangers, de
l’excitation et de l’épuisement qui accompagnent la chasse au gros
gibier, abondant dans ces montagnes, lesquelles sont, soit dit en passant,
très escarpées et accidentées[71]. Les perspectives étaient
sombres lorsque Néphi brisa son bel arc d’acier, car les arcs de bois
de ses frères avaient « perdu leur ressort » (1 Néphi 16:21), et
quoique habiles dans l’art de la chasse, ils ne savaient pas grand chose
de la fabrication des arcs, ce qui est une technique réservée aux spécialistes,
même parmi les primitifs. Soit dit en passant, les experts du tir à
l’arc disent qu’un bon arc garde son ressort pendant environ cent
mille coups; on peut en déduire qu’au moment de la crise, le groupe
voyageait depuis un à trois ans. Il était évidemment hors de question
de faire un arc composite d’acier et ce fut quasiment un miracle que Néphi
put faire « un arc dans du bois » (1 Néphi 16:23), car il ne
viendrait jamais à l’idée d’un chasseur, le plus conservateur de
tous les hommes, de passer d’un arc composite à un simple arc. Bien que
cela ait l’air tout simple lorsqu’on le lit, c’était un exploit
presque aussi grand pour Néphi de faire un arc que de faire un bateau, et
c’est à juste titre qu’il est fier de sa réalisation. Selon les anciens écrivains arabes, le seul bois pour
des arcs que l’on puisse obtenir dans toute l’Arabie c’était le nab’
qui ne poussait que « parmi les pics inaccessibles et en surplomb »
du mont Jasum et du mont Azd, qui se situent dans la région même où, si
nous suivons le Livre de Mormon, se produisit l’incident de l’arc brisé[72].
Combien de facteurs doivent être correctement conçus et coordonnés pour
donner un ton de vérité à l’histoire apparemment simple de l’arc de
Néphi ! La haute montagne proche de la mer Rouge à une distance considérable
le long de la côte, le gibier sur les pics, la chasse avec arcs et
frondes, la découverte de bois pour arcs considérée comme une espèce
de miracle par le groupe – quelles sont les chances de reproduire
pareille situation au jugé ? Pour ce qui est du grain transporté par Léhi, il ne
devait pas être mangé en cours de route, car c’étaient « des
semences de toute espèce » (1 Néphi 16:11), souci de variété inutile
si l’on n’avait pas l’intention de les semer. Bien que « les
voyageurs ordinaires n’emportent pour ainsi dire jamais de grain pour
leur nourriture » dans le désert[73], il
est de pratique courante chez les Bédouins migrateurs d’emporter des
semences, dans l’idée – parfois bien vague – que peut-être, si
l’année est bonne, ils trouveront l’occasion de faire des semailles hâtives.
Au Sinaï, « Ies Bédouins ensemencent annuellement les lits des oueds,
mais ils le font avec peu d’espoir de faire plus d’une récolte en
trois ou quatre ans[74] ».
Léhi, à la recherche d’une terre promise, ne se serait en aucun cas
mis en route sans de telles provisions pour assurer des cultures dans sa
nouvelle patrie. Au cours des voyages « le blé est mis dans les
sacs en poil de chèvre noir que l’on fait soi-même, les farde(t)…
Le farde, hébreu sak (Genèse 42:25), contient environ
soixante-quinze à quatre-vingt-dix kilos de blé. On en met deux sur un
chameau[75] ».
La mention de cette coutume dans la Genèse montre que c’était un usage
antique, même à l’époque de Léhi.
[1] W.
E. Jennings-Bramley, « The Bedouins of the Sinaitic Peninsula »,
PEFQ, 1906, p. 106 et 1907; p. 281. [2] Frank
E. Johnson, tr., Al-Mucallaqat, Bombay, Education
Society’s Steam Press, 1893, pp. 17-18, lignes 46-49; 42-44, lignes
34, 40-41; 106-7, lignes 40-43; 175-76, lignes 25-28; W. Ahlwardt, Sammlungen
alter arabischer Dichter, Berlin, Reuther & Reichard, 1903;
dans vol. 2, nos. 3:21-38; 5:58-63; 12:24-26; 15:4049; 22:1-45;
30:9-11* ; 31:47-80*; 40:51-69*; dans vol. 3, nos. 1; 10:37-56;
16:28-44; 18:33-44; 25:91-115; 27:29-36; 31-1-26; 33:48-77; 34:9-36;
40:114; 54:57-77; 55:34-66; 58:44-65. Tous les
passages marqués d’un astérisque dans le vol. 2, et tous les
passages donnés au vol. 3, parlent de brouillards déplaisants dans
le désert. D’autres poètes sont cités dans Carl Brockelmann, Geschichte
der arabischen Litteratur, Leiden, Brill, 1943, pp. 10, 16-17,
19-22, 54, 91. [3] Toute la
section sur les « Voyages », dans Kabir al-Din Ahmad &
Gholam Rabbani, dir. de publ., The Diwan Hammasah of Abu Tammam,
Calcutta, n. p., 1856, pp. 206-9,
est consacrée à l’épuisement et à la terreur des voyages
dans le noir. Le brouillard de ténèbres est mentionné dans presque
tous les passages donnés dans la note précédente.
[4] Dans le
pays situé entre l’Égypte et la Palestine, selon Sir Charles
Warren, « Notes on Arabia Petraea and the Country Lying between
Egypt and Palestine », PEFQ 1887, p. 44, « pendant les
mois de novembre, décembre et mars, il y a souvent des brouillards
denses... Ces brouillards dépendent du vent et alternent souvent avec
d’intenses sécheresses. » Harry S. J. B. Philby, The Empty
Quarter, New York, Holt, 1933, pp. 96, 134, 183, rapporte le même phénomène dans la partie la plus désertique
du sud de l’Arabie : « Un épais brouillard s’abattit
sur le sol et effaça le paysage après le lever du soleil… Tout était
encrassé par le sable, et le soleil était faible à l’extrême…
Une brise légère du nord, froide et moite, éventait doucement un
brouillard épais et humide... » [5] Ahlwardt, Sammlungen alter arabischer Dichter, 2, n° 1. [6] Edward
J. Byng, The World of the Arabs, Boston, Little, Brown, 1944,
pp. 64-65. [7] Lucy
Mack Smith, History of Joseph Smith, Salt Lake City, Bookcraft,
1958, pp. 47-50. Le songe ne doit pas être examiné minutieusement,
puisque ce n’est que le souvenir qu’a sœur Smith d’un rêve qui
lui fut raconté 34 ans plus tôt, voir « Introduction »,
pp. vii et ix. [8] Par
exemple, al-Buhturi, cité dans Brockelmann, Geschichte der
arabischen Litteratur, p. 88; cf. Lebid, cité dans id., p. 55. Maydan
signifie à la fois « champ vaste et spacieux » et
« vie ample » en arabe. [9] « Le
spectacle d’une oasis du désert, avec ses cours d’eau jaillissant
miraculeusement de nulle part et se déversant peut-être de nouveau
dans les sables du désert. »
James
L. Montgomery, Arabia and the Bible, Philadelphie, University of Pennsylvania
Press, 1934, p. 6. [10] E.
A. Wallis Budge, The Chronography of Bar Hebraeus, Londres,
Oxford University Press, 1932, 1:167. [11] Charles
M. Doughty, Travels in Arabia Deserta, Londres, Cape, 1926,
2:229. [12] Montgomery,
Arabia and the Bible, p. 85. [13] « Notre
mot ‘rivière’ est une manière imparfaite de rendre l’idée »,
mais puisque nous n’avons pas d’autre mot en français, le Livre
de Mormon doit l’utiliser. Richard
F. Burton, Pilgrimage to Al-Medinah and Meccah, Londres,
Tylston & Edwards, 1893, 1. 250, n. 2. [14] P.
ex., Al-Ajjaj, dans Ahlwardt, Sammlungen alter arabischer Dichter,
2, no. 1; Theodor Nöldeke, Delectus Veterum Carminum Arabicorum,
Berlin, 1890, p. 111 ; Psaume 1:6 en est un autre exemple. [15] En ce
qui concerne la présence de ces canyons dans les déserts de Léhi,
voir Burton, Pilgrimage to Al-Medinah and Meccah, 1:207 décrivant
« des murailles titanesques, tout en haut des donjons,
d’immenses bastions en surplomb et des fossés pleins d’une ombre
profonde. » Voir « Note sur les rivières », dans le
texte ci-dessous. [16] Dans Ahlwardt, Sammlungen alter arabischer Dichter, 3, n°
1. [17] Nöldeke, Delectus Veterum Carminum Arabicorum, p. 95,
Brockelmann, Geschichte der arabischen Litteratur, pp. 19, 21 ; Johnson, Al-Mucallaqat,
p. 188, ligne 61. [18] William
F. Albright, « A Brief History of Judah from the Days of Josiah to
Alexander the Great », BA 9, février 1946, p. 4. [19] Philip
J. Baldensperger, « The Immovable East », PEFQ, 1922, pp. 170-71. [20] C.
Leonard Wooley et Thomas E. Lawrence, The Wilderness of Zin,
Londres, J. Cape, 1936, p. 34. [21] William
F. Albright, Archaeology and the Religion of Israel, Baltimore,
Johns Hopkins Press, 1942, p. 101. [26] Stephen
L. Caiger, Bible and Spade, Londres, Oxford University Press,
1936, p. 188. [28] Carl
R. Raswan, Drinkers of the Wind, New York, Creative Age Press,
1942, illustre cette rencontre de la ville et du désert. [29] « La
souche hébraïque était à l’origine apparentée aux tribus de
l’est et du sud de la Palestine-Syrie, et surtout vers le sud...
L’entreprise maritime par excellence que poursuivait la politique
judéenne était le développement de la route de la mer Rouge (p. ex.
1 Rois 9:26 et suiv.); c’est dire que les perspectives commerciales
de l’Etat étaient tournées vers l’Arabie » Montgomery, Arabia
and the Bible, pp. 12, 51-52, 185. [31] Woolley
et Lawrence, The Wilderness of Zin, p. 11. [32] « Il
est, pensons-nous, à la fois naturel et correct de supposer qu’à
toutes les époques de l’histoire de l’homme, le désert du sud a
été, à peu de chose près, le désert qu’il est aujourd’hui »,
id., p. 36. [33] Id.,
p. 37. [44] Canaan, « The
Palestinian Arab House », JPOS 13, 1933, p. 55. [45] Frederic D. Thornton, Elementary
Arabic, Cambridge, Cambridge University Press, 1943, p. 156. [46] Max von
Oppenheim, Die Beduinen, Leipzig: Harrassowitz, 1939, 1:28. [47] Claude S. Jarvis, « The
Desert Yesterday and To-day », PEFQ 1937, 122. [48] Doughty, Travels in Arabia
Deserta, 1:259. [49] William G. Palgrave,
Narrative of a Year’s Journey Through Central and Eastern Arabia,
Londres, Macmillan, 1865, 1:12-13. [50] Robert E. Cheesman, In
Unknown Arabia, Londres, Macmillan, 1926, pp. 27, 52. [51] William J. T.
Pythian-Adams, « The Mount of God », PEFQ 1930, 199. [52] Albright, Archaeology and
the Religion of Israel, 97. [53] Jennings-Bramley, « The
Bedouin of the Sinaitic Peninsula », PEFQ 1907, 30. [54] Baldensperger, « The
Immovable East », PEFQ 1923, 180. [55] Burckhardt, Notes on the
Bedouins and Wahábys, 1:227-28. [56] John L. Burckhardt, Travels
in Arabia Londres, Colburn, 1829; réimpression Londres, Cass,
1968, p. 402 [57] Baldensperger, « The
Immovable East », PEFQ 1922, p. 163. [58] Raswan, Drinkers of the
Wind, p. 129. [59] Burckhardt, Notes on the
Bedouins and Wahábys, 1:157-60. [60] Philby, The Empty
Quarter, pp. 229-30. [61] Johnson, Al-Mucallaqat,
p. 26. [62] Henri Frankfort, « Egypt
and Syria in the First Intermediate Period », JEA 12 1926: 81. [63] Woolley & Lawrence, The
Wilderness of Zin, 32. [64] Bertram Thomas, Arabia
Felix, New York, Scribner, 1932, p. 141. [65] Cheesman, In Unknown
Arabia, pp. 338-39. [66] W. E. Jennings-Bramley, «
Sport among the Bedawin », PEFQ,1900 [67] Ibn ‘Ali al-Husayni,
Akhbar ‘al-Dawla al-Saljuqiyya Lahore, University of the Panjab,
1933, p. 1. [68] Baldensperger, « The
Immovable East », PEFQ 1925, pp. 82-90. [69] Philby, The Empty Quarter,
p. 249 [70] Burckhardt, « Travels
in Arabia », p. 403. [71] Julius
Euting, Tagebuch einer Reise in Inner-Arabien, Leiden, 1892,
2:76-80, 92-93. [72] Jacob, Altarabisches
Beduinenleben, pp. 131-33. Le
mont Jasum est dans la région de La Mecque; le mont Azd, dans les
monts Serat, est plus au sud, mais également près de la côte. [73] Jennings-Bramley, « The
Bedouin of the Sinaitic Peninsula », PEFQ 1907, p. 284. [74] Id., PEFQ 1914, p.
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