CHAPITRE 5 : CAUSES DE L'APOSTASIE - CAUSES EXTERIEURES (SUITE)

1. Comme déjà démontré, il est bon d'étudier les causes qui ont mené à la grande apostasie en deux parties : les causes extérieures et les causes intérieures, ou (1) les causes dues aux conditions adverses provenant de l'extérieur de l'Eglise et (2) les causes provenant des dissensions et de l'hérésie au sein de l'Eglise elle-même. Nous avons résumé les causes extérieures sous le terme général de persécution ; et nous avons fait la distinction entre les persécutions judaïque et païenne menées contre l'Eglise. Ayant parlé de l'opposition endurée par les premiers chrétiens de la part des Juifs ou sur l'instigation du judaïsme, nous devons maintenant examiner la persécution infligée à ceux qui croyaient au Christ par les nations païennes.

LA PERSECUTION PAIENNE

2. Le terme « païen » comme il est utilisé ici devra être compris comme faisant allusion à des personnes ou des peuples qui ne croyaient pas à l'existence du Dieu vivant et dont le culte était essentiellement idolâtre. Les motifs qui poussaient les Juifs incroyants à s'opposer à l'établissement et à la propagation de la doctrine du Christ peuvent facilement se comprendre, au vu du fait que la religion enseignée par le Christ apparut comme une rivale du judaïsme et que la croissance et la propagation de l'une signifiait le déclin, sinon l'extinction de l'autre. Le motif immédiat qui mena à une persécution cruelle et étendue des chrétiens par les peuples païens n'est pas aussi facile à découvrir, vu qu'il n'y avait pas de système uniforme de culte idolâtre dans les différentes nations, mais un vaste ensemble de divinités et de cultes idolâtres, le christianisme ne s'opposant pas plus à l'un qu'à l'autre. Cependant, nous trouvons les adorateurs d'idoles oubliant leurs propres différences pour s'unifier dans l'opposition à l'Evangile de paix - menant des persécutions avec une férocité incroyable et une cruauté indescriptible[1].

3. Malheureusement, les historiens diffèrent de beaucoup dans leurs récits de la persécution des chrétiens, ceci à cause du point de vue duquel chacun écrivait. Ainsi, d'une manière générale, les auteurs chrétiens ont donné des récits extrêmes des souffrances qu'ont endurées l'Eglise et ses adeptes, tandis que les historiens non chrétiens ont essayé de minimiser la portée et la gravité des cruautés pratiquées contre les chrétiens. Il y a cependant des faits qu'aucun des deux partis ne nie et auxquels chacun accorde une place dans ses annales distinctes. Donner une interprétation honnête de ces faits, en extrayant un aperçu juste et vrai, sera notre objectif.

4. Parmi les persécuteurs païens de l'Eglise, l'empire romain fut le principal agresseur. Cela peut paraître étrange vu la tolérance générale exercée par Rome envers les peuples qui lui étaient tributaires ; en vérité, la cause réelle de l'opposition romaine au christianisme a donné lieu à de nombreuses conjectures. Il est probable que le zèle intolérant des chrétiens eux-mêmes ait eu un lien étroit avec leur impopularité parmi les nations païennes. Cette idée est résumée prudemment par Mosheira de la manière suivante :

5. « Une curiosité très naturelle nous pousse à nous demander comment il se fait que les Romains, qui n'ennuyaient pas les nations à cause de leur religion et qui permettaient même aux Juifs de vivre selon leurs propres lois et de suivre leurs propres méthodes de culte, traitèrent seulement les chrétiens avec une telle sévérité. Cette question importante semble encore plus difficile à résoudre quand nous considérons que la nature excellente de la religion chrétienne et son admirable tendance à encourager au bien-être publie de l'Etat et au bonheur personnel de chacun lui donnaient plus particulièrement droit à la faveur et à la protection des pouvoirs régnants. L'une des principales raisons de la dureté avec laquelle les Romains persécutèrent les chrétiens, en dépit de ces considérations, semble avoir été due à l'horreur et au mépris avec lequel ces derniers considéraient la religion de l'empire qui était si intimement liée à la forme et, en fait, à la quintessence de sa constitution politique. Car, bien que les Romains fussent d'une tolérance illimitée envers toutes les religions ne renfermant pas de principes dangereux à l'Etat, ils ne permettaient cependant pas que celle de leurs ancêtres, établie par les lois de l'Etat, fût tournée en dérision ni que les gens fussent détournés de leur attachement à celle-ci. Ce furent cependant les deux accusations que l'on formait à l'encontre des chrétiens et, à juste titre, bien que ce fût à leur honneur. Ils osaient ridiculiser les absurdités de la superstition païenne et ils gagnaient avec ardeur et assiduité des prosélytes à la vérité. Ils ne se contentaient pas d'attaquer la religion de Rome, mais ils attaquaient aussi toutes les formes de superstition dans les divers pays où ils exerçaient leur ministère. D'où la conclusion des Romains que la secte chrétienne n'était pas seulement intolérablement téméraire et arrogante, mais, de plus, ennemie de la tranquillité publique et propre en tout point à exciter des guerres civiles et des commotions dans l'empire. C'est probablement pour cette raison que Tacite leur reproche le caractère odieux d'ennemis de l'humanité et qualifie la religion de Jésus de superstition destructive ; et que Suétone parle des chrétiens et de leur doctrine en termes analogues.

6. « Une autre circonstance qui irrita les Romains contre les chrétiens fut la simplicité de leur culte qui ne ressemblait en rien aux rites sacrés de n'importe quel autre peuple. Les chrétiens n'avaient pas de sacrifices, pas de temples, pas d'images, pas d'oracles, pas d'ordres sacerdotaux ; cela suffit à attirer sur eux les reproches d'une foule ignorante qui s'imaginait qu'il ne pouvait y avoir de religion sans cela[2]. »

7. On peut dire que la persécution de l'Eglise par les Romains commença sous le règne de Néron (64 ap. J.-C.) et qu'elle se poursuivit jusqu'à la fin du règne de Dioclétien (305 ap. J.-C.). Pendant ce laps de temps, il y eut de nombreuses périodes d'accalmie, sinon de tranquillité relative ; néanmoins, l'Eglise fut l'objet de l'oppression païenne pendant environ deux siècles et demi. Des auteurs chrétiens ont tenté de diviser les persécutions en dix assauts séparés ; et certains prétendent trouver une relation mystique entre les dix persécutions ainsi classées et les dix plaies d'Egypte ainsi qu'une analogie avec les dix cornes mentionnées par Jean le Révélateur[3]. En tant que fait attesté par l'histoire, le nombre de persécutions d'une sévérité inhabituelle fut inférieur à dix ; alors que le total de tous les assauts, y compris les assauts locaux et restreints, serait bien supérieur[4].

8. Persécution sous Néron. La première persécution étendue et notable des chrétiens sous l'édit officiel d'un empereur romain fut celle provoquée par Néron, en l'an 64 ap. J.-C. Comme le savent les étudiants de l'histoire, ce monarque est connu principalement pour ses crimes. Au cours de la dernière phase de son règne infâme, une grande partie de la ville de Rome fut détruite par le feu. Certains le soupçonnèrent d'être responsable du désastre. Craignant le ressentiment du peuple furieux, il chercha à accuser les chrétiens impopulaires et durement traités d'être les incendiaires et, par la torture, essaya de les forcer à avouer. Pour ce qui fit suite à la folle accusation, voyons les paroles d'un auteur non chrétien, Tacite, dont on estime l'intégrité d'historien.

9. « Aussi, pour l'anéantir, il supposa des coupables et infligea des tourments raffinés à ceux que leurs abominations faisaient détester et que la foule appelait chrétiens. Ce nom leur vient de Christ, que sous le principat de Tibère, le procurateur Ponce Pilate avait livré au supplice ; réprimée sur le moment, cette détestable superstition perçait de nouveau, non pas seulement en Judée, où le mal avait pris naissance, mais encore dans Rome, où tout ce qu'il y a d'affreux et de honteux dans le monde afflue et trouve une nombreuse clientèle. On commença donc par se saisir de ceux qui confessaient leur foi, puis, sur les révélations, une multitude d'autres, qui furent convaincus moins du crime d'incendie que de haine contre le genre humain. On ne se contenta pas de les faire périr : on se fit un jeu de les revêtir de peaux de bêtes pour qu'ils fussent déchirés par la dent des chiens ; ou bien ils étaient attachés à des croix (ou enduits de matières inflammables, et), quand le jour avait fui, ils éclairaient les ténèbres comme des torches. Néron avait offert ses jardins pour ce spectacle, et donnait des jeux au Cirque, où tantôt en habit de cocher il se mêlait à la populace et tantôt prenait part à la course debout sur son char. Aussi, quoique ces gens fussent coupables et dignes des dernières rigueurs, on se mettait à les prendre en pitié, car on se disait que ce n'était pas en vue de l'intérêt public, mais pour la cruauté d'un seul qu'on les faisait disparaître[5]. »

10. Les historiens ne s'accordent pas quant à savoir si la persécution de Néron doit être considérée comme un fléau local, pratiquement limité à la ville de Rome, ou général à toutes les provinces[6]. L'opinion s'accorde à penser que les provinces suivirent l'exemple de la métropole et que la persécution fut commune à toute l'Eglise.

11. Cette persécution, la première par édit romain, se termina pratiquement à la mort du tyran qu'était Néron, en 68 ap. J.-C. Selon la tradition perpétuée par les premiers auteurs chrétiens, les apôtres Paul et Pierre subirent le martyre à Rome, le premier par décapitation, le second par crucifixion, au cours de cette persécution ; on dit aussi que la femme de Pierre fut mise à mort peu de temps avant son mari, mais la tradition n'est ni confirmée ni infirmée par des écrits authentiques.

12. Persécution sous Domitien. La deuxième persécution officiellement reconnue sous l'autorité romaine commença en 93 ou 94 ap. J.-C., sous le règne de Domitien. Les chrétiens comme les Juifs n'eurent pas les faveurs de ce prince parce qu'ils refusaient de rendre hommage aux statues qu'il avait érigées comme objets d'adoration. Une cause supplémentaire de cette animosité spéciale à l'encontre des chrétiens, aux dires des premiers auteurs, est la suivante. L'empereur fut persuadé qu'il était en danger de perdre son trône, d'après une prédiction célèbre selon laquelle un homme issu de la famille à laquelle Jésus appartenait affaiblirait sinon renverserait le pouvoir de Rome. Avec cette prétendue excuse, ce dirigeant méchant frappa un peuple innocent d'une destruction terrible. Heureusement, la persécution ainsi commencée ne dura que quelques années. Mosheim et d'autres affirment que la fin de la persécution fut causée par la mort prématurée de l'empereur ; bien qu'Eusèbe, qui écrivit au quatrième siècle, cite un auteur antérieur qui déclara que Domitien fit comparaître devant lui les descendants vivants de la famille du Sauveur et qu'après interrogatoire, il fut convaincu qu'il n'avait pas à les craindre ; que sur ces entrefaites il les renvoya avec mépris et ordonna que la persécution cesse. On croit que c'est pendant que l'édit de Domitien était en vigueur que l'apôtre Jean fut envoyé en exil vers l'île de Patmos.

13. Persécution sous Trajan. Ce que l'on connaît dans l'histoire ecclésiastique comme la troisième persécution de l'Eglise chrétienne eut lieu sous le règne de Trajan qui occupa le trône impérial de 98 à 117 ap. J.-C. Il fut et est considéré comme l'un des meilleurs empereurs romains ; cependant il permit que les chrétiens soient persécutés avec violence à cause de leur « obstination inflexible » à refuser le sacrifice aux dieux romains. L'histoire a préservé pour nous une lettre très importante demandant des instructions de l'empereur, écrite par Pline le Jeune qui fut gouverneur du Pont et la réponse que l'empereur y fit. Cette correspondance nous renseigne sur la propagation de la doctrine chrétienne à cette époque et sur la manière dont les croyants étaient traités par les officiers de l'Etat.

14. Pline demandait à l'empereur quelle était la conduite à tenir vis-à-vis des chrétiens sous sa juridiction. Les jeunes et les vieux, les faibles et les robustes devaient-ils être traités d'une manière identique, ou la punition devait-elle être graduée? Devait-on donner l'occasion à l'accusé de se rétracter, ou le fait qu'il eût professé être chrétien par le passé était-il une offense impardonnable? Ceux qui étaient condamnés en tant que chrétiens devaient-ils être punis pour leur seule religion ou seulement pour les offenses précises qui résultaient de leur appartenance à l'Eglise chrétienne? Après avoir soumis ces questions, le gouverneur rendit compte à l'empereur de ce qu'il avait fait en l'absence d'instructions précises. En réponse, l'empereur commanda que les chrétiens ne devaient pas être pourchassés ni recherchés d'une manière vindicative, mais que s'ils étaient accusés et comparaissaient en jugement et s'ils refusaient alors de renoncer à leur foi, ils devaient être mis à mort[7].

15. Persécution sous Marc Aurèle. Marc Aurèle régna de 161 à 180 ap. J.-C. Il passa pour quelqu'un qui rechercha le plus le bien pour son peuple ; cependant, sous son gouvernement, les chrétiens endurèrent des cruautés supplémentaires. La persécution fut vraiment sévère en Gaule. Parmi ceux qui souffrirent le martyre à cette époque se trouvaient Polycarpe, évêque de Smyrne, et Justin, martyr, connu dans l'histoire comme le philosophe. A propos de l'apparente anomalie selon laquelle même les meilleurs dirigeants permirent et même mirent à exécution une opposition vigoureuse aux adeptes chrétiens, selon l'exemple montré par cet empereur dans son comportement, un écrivain moderne a dit : « On remarquera que la persécution des chrétiens sous les empereurs païens avait des motifs politiques plutôt que religieux, et c'est pourquoi nous trouvons le nom des meilleurs empereurs ainsi que celui des pires dans la liste des persécuteurs. On croyait que le bien-être de l'Etat était lié à l'observance soigneuse des rites du culte national ; d'où le fait que, malgré leur grande tolérance, permettant toute sorte de culte parmi leurs sujets, les dirigeants romains demandaient cependant que les hommes de toute foi reconnaissent au moins les dieux romains et brûlent de l'encens devant leur statue. Les chrétiens refusaient fermement de le faire. La négligence du service du temple, croyait-on, irritait les dieux et mettait en danger la sécurité de l'Etat, amenait sur lui la sécheresse, la peste et tous les désastres. Ce fut là la principale raison de leur persécution par les empereurs romains[8]. »

16. Persécutions ultérieures. Avec des périodes d'interruption partielle de temps en temps, les chrétiens continuèrent à souffrir à cause des opposants païens pendant le deuxième et tout le troisième siècles. Une persécution violente marqua le règne de Sévère (193-211 ap. J.-C.) dans la première décennie du troisième siècle ; une autre caractérisa le règne de Maximien (235-238 ap. J.-C.). Les chrétiens connurent une période de sévérité inhabituelle de persécution et de souffrance pendant le court règne de Décius, connu aussi sous le nom de Décius Trajan (249-251 ap. J.-C.). La persécution sous Décius est désignée dans l'histoire ecclésiastique comme la septième persécution de l'Eglise chrétienne. D'autres se suivirent à brefs intervalles. Nous passons certaines de ces périodes d'oppression particulière et nous en venons à l'examen de la persécution sous Dioclétien.

17. La persécution sous Dioclétien. C'est, dit-on, la dixième et, heureusement, la dernière. Dioclétien régna de 284 à 305 ap. J.-C. Il fut d'abord très tolérant envers la religion et la pratique chrétiennes ; il est en effet connu que sa femme et sa fille étaient chrétiennes bien que « d'une certaine manière, en secret ». Plus tard, cependant, il prit position contre l'Eglise et entreprit la suppression totale de la religion chrétienne. A cette fin, il commanda la destruction générale des livres chrétiens et décréta la peine de mort contre quiconque gardait en sa possession des livres de ce genre.

18. Le feu éclata deux fois dans le palais royal de Nicomédie, et chaque fois l'incendie fut imputé aux chrétiens, ce qui eut de terribles résultats. Quatre édits séparés, chacun surpassant les précédents décrets en véhémence, furent lancés contre les croyants ; pendant dix ans ils furent les victimes de rapine, de spoliation et de torture sans limites. A la fin de la décennie de terreur, l'Eglise était éparpillée et apparemment dans une situation désespérée. Les annales sacrées avaient été brûlées ; les lieux de culte avaient été complètement détruits ; des milliers de chrétiens avaient été mis à mort et tous les efforts possibles avaient été faits pour détruire l'Eglise et pour abolir la doctrine du Christ sur terre. Les descriptions des extrêmes horribles de brutalité sont profondément révoltants. Un simple exemple doit suffire. Eusèbe, faisant allusion aux persécutions en Egypte, dit : « Tel fut donc le combat des Egyptiens qui, à Tyr, soutinrent publiquement la lutte pour la religion. « On pourrait encore admirer ceux d'entre eux qui rendirent témoignage dans leur propre pays : là, des milliers de personnes, hommes, femmes et enfants, méprisèrent pour l'enseignement de notre Sauveur la vie du .,temps et supportèrent différentes sortes de mort. Les uns, après les ongles de fer, les chevalets, les fouets les plus cruels, et mille autres tourments variés et effrayants à entendre, furent livrés au feu ; d'autres noyés dans la mer ; d'autres encore, courageusement, tendirent leur tête à ceux qui devaient les couper ; d'autres moururent dans les tortures ; d'autres succombèrent à la faim ; d'autres enfin furent crucifiés, les uns de la façon ordinaire pour les malfaiteurs, les autres d'une manière pire, car on les cloua la tête en bas et on les laissa vivre jusqu'à ce qu'ils périssent de faim sur les gibets mêmes[9]. »

19. Un écrivain moderne dont la tendance fut toujours de minimiser la portée de la persécution des chrétiens est Edward Gibbon. Son récit des conditions du temps du crime de Dioclétien est le suivant : « Les magistrats reçurent l'ordre d'employer toutes les méthodes de sévérité qui pouvaient les faire sortir de leur superstition odieuse et les obliger à revenir au culte établi des dieux. Cet ordre rigoureux fut étendu, par un autre édit, au corps entier des chrétiens qui furent exposés à une persécution violente et générale. A la place de ces restrictions salutaires qui avaient requis le témoignage direct et solennel d'un accusateur, les officiers impériaux furent chargés de découvrir, de poursuivre et de tourmenter les plus mal vus parmi les fidèles. De lourdes peines furent prononcées contre tous ceux qui osaient soustraire un sectaire à la juste indignation des dieux et des empereurs[10]. »

20. La persécution de Dioclétien fut si générale et son effet si destructeur que quand elle prit fin, on pensa que l'Eglise chrétienne était détruite à jamais. Des monuments furent élevés pour commémorer le zèle persécuteur de l'empereur, notamment deux colonnes dressées en Espagne. L'une d'elles porte une inscription vantant le puissant Dioclétien « pour avoir réduit à néant le nom des chrétiens qui amenaient la république vers la ruine ». Une deuxième colonne commémore le règne de Dioclétien et rend honneur à l'empereur « pour avoir aboli partout la superstition du Christ, pour avoir propagé le culte des dieux>. Une médaille frappée en l'honneur de Dioclétien porte l'inscription « Le nom des chrétiens étant réduit à néant » [3]. Les événements ultérieurs témoignent de l'illusion de ces déclarations.

21. L'oppression de Dioclétien fut la dernière des grandes persécutions infligées par la Rome païenne au christianisme entier. Un changement étonnant, du niveau d'une révolution, fait maintenant son apparition dans les affaires de l'Eglise. Constantin, connu dans l'histoire comme Constantin le Grand, devint empereur de Rome en 306 ap. J.-C. et régna pendant 31 ans. Au début de son règne, il embrassa la cause jusqu'alors impopulaire des chrétiens et prit l'Eglise sous sa protection officielle. Une légende se répandit selon laquelle la conversion de l'empereur serait due à une manifestation surnaturelle dans laquelle il vit une croix lumineuse apparaître dans les cieux portant l'inscription « Par ce signe, sois vainqueur ». L'authenticité de cette prétendue manifestation est douteuse et l'histoire témoigne contre elle. L'incident est ici mentionné pour montrer les moyens imaginés pour rendre le christianisme populaire à l'époque.

22. Beaucoup d'historiens sensés disent que la prétendue conversion de Constantin fut plutôt une affaire politique qu'une acceptation sincère de la vérité de la doctrine du Christ. L'empereur lui-même resta un catéchumène, c'est-à-dire un croyant non baptisé, presque jusqu'à sa mort avant laquelle il devint membre par le baptême. Mais, quels qu'aient été ses motifs, il fit du christianisme la religion d'Etat, promulguant un décret officiel à cet effet en 313. « Il fit de la croix l'étendard royal ; et les légions romaines défilaient sous l'emblème du christianisme » (Myers).

23. Immédiatement après le changement, la compétition fut grande pour la promotion dans l'Eglise. L'office d'évêque en vint à être plus prisé que celui de général. L'empereur lui-même devint le chef réel de l'Eglise. Il devint impopulaire et décidément défavorable au sens matériel d'être connu comme non-chrétien. Les temples païens furent transformés en églises et les idoles païennes furent détruites. Nous lisons que douze mille hommes et un nombre comparable de femmes et d'enfants furent baptisés, devenant membres de l'Eglise, à Rome, rien qu'en l'espace d'un an. Constantin déplaça la capitale de l'empire de Rome à Byzance, ville qu'il rebaptisa selon son propre nom, Constantinople. Cette ville, la capitale actuelle de la Turquie, devint le siège de l'Eglise d'Etat.

24. Comme la prétention de Dioclétien d'avoir détruit à jamais le christianisme paraît futile ! Cependant quelle différence entre l'Eglise sous le patronage de Constantin et celle établie par le Christ et édifiée par ses apôtres ! L'Eglise était déjà devenue apostate si l'on en juge d'après les principes de sa constitution d'origine.

* * * * * * *

[1] Voir note 1 à la fin du chapitre.
[2] Mosheim, Eccl History, Cent. 1, Part 1, chap. 5 :6
[3] Voir Apocalypse 17 :14.
[4] Voir note 2 à la fin du chapitre.
[5] Tacite, Annales, livre 15, chapitre 44 (traduction de Henri Goelzer).
[6] Voir note 3 à la fin du chapitre.
[7] Voir note 4 à la fin du chapitre.
[8] General History, P. V. N. Myers, ed. 1889, p. 322.
[9] Eusèbe. Histoire ecclésiastique, livre 8, chap. 8.
[10] Decline and Fail of the Roman Empire, chap. XVI.
[11] Milner, Church History, Cent. 4, chap. 1 :38.


NOTES

1. Cause de l'opposition païenne au christianisme. « Tout le groupe des chrétiens refusait unanimement de communier avec les dieux de Rome, de l'empire et de l'humanité. Ce fut en vain que le croyant opprimé revendiquait les droits inaliénables de conscience et de jugement privé. Bien que sa situation pût inciter à la pitié, ses arguments ne purent jamais toucher l'entendement, soit de la partie philosophe soit de la partie païenne du monde. Comme ils le craignaient, ce n'était pas moins un sujet de surprise que toute personne dût entretenir des scrupules contre le fait de se soumettre au mode de culte établi que s'ils avaient conçu une aversion soudaine contre les coutumes, l'habillement et le langage de leur pays d'origine. La surprise des païens fut bientôt suivie par le ressentiment ; et les hommes les plus pieux furent exposés à l'accusation injuste mais dangereuse d'impiété. La malice et les préjugés concoururent à présenter les chrétiens comme une société d'athées qui, par l'attaque la plus osée contre la constitution religieuse de l'empire, avait mérité l'animosité la plus sévère du magistrat civil. Ils s'étaient séparés (ils se glorifiaient de le confesser) de toute forme de superstition qui était acceptée dans n'importe quelle partie du globe par les divers courants de polythéisme ; mais la divinité ou la forme de culte qu'ils avaient substituée aux dieux et aux temples de l'antiquité n'apparaissait cependant pas avec évidence. L'idée pure et sublime qu'ils entretenaient de l'Etre Suprême échappait à la conception grossière de la multitude païenne qui n'était pas à même de découvrir un Dieu spirituel et solitaire qui n'était ni représenté sous aucune apparence corporelle ou symbole visible, ni adoré avec la pompe habituelle de libations et de festivités, d'autels et de sacrifices » (Gibbon, Decline and Fall of the Roman Empire, chapitre XVI).

2. Concernant le nombre de persécutions par les Romains. On dit que les Romains ont poursuivi les chrétiens avec la plus grande violence au cours de dix persécutions, mais ce nombre n'est pas vérifié par l'histoire ancienne de l'Eglise. Car si, par ces persécutions, on ne comprend que celles qui furent particulièrement sévères et universelles dans tout l'empire, il est alors certain qu'elles n'atteignent pas le nombre mentionné ci-dessus. Et, si nous prenons les persécutions dans les provinces et celles de moindre importance en compte, elles le dépassent de loin. Au cinquième siècle, certains chrétiens (furent) poussés par certains passages d'Ecritures saintes et spécialement par une Ecriture qui se trouve dans Apocalypse (Apocalypse 17 :14), à imaginer que l'Eglise devrait souffrir dix calamités de la nature la plus grave. A cette notion, ils essayèrent donc, bien que pas tous de la même façon, d'accommoder le langage, même à l'encontre du témoignage de ces anciennes annales, à partir desquelles seule l'histoire peut parler avec autorité » (Mosheim, Ecclesiastical History, Cent. I, Part 1, chap. 5 :4). Parlant du même sujet, Gibbon dit : « Aussi souvent que l'on se livrait à des sévices dans différentes parties de l'empire, les premiers chrétiens se lamentaient et amplifiaient peut-être leurs propres souffrances ; mais le nombre célèbre de dix persécutions a été déterminé par les auteurs ecclésiastiques du cinquième siècle qui possédaient une vision plus distincte du sort favorable ou défavorable de l'Eglise depuis l'époque de Néron jusqu'à celle de Dioclétien. Les ingénieux parallèles entre les dix plaies d’Egypte et les dix cornes de l'Apocalypse leur firent d'abord imaginer ce calcul ; et dans leur application de la foi dans les prophéties à la vérité de l'histoire, ils choisirent soigneusement les règnes qui furent vraiment les plus hostiles à la foi chrétienne » (Gibbon, Decline and fall of the roman Empire, chapitre 16).

3. Etendue de la persécution de Néron. « Les érudits ne sont pas tout à fait d'accord quant à l'étendue de cette persécution sous Néron. Certains la limitent à la ville de Rome, tandis que d'autres la présentent comme ayant fait rage dans l'empire entier. La deuxième opinion, qui est aussi la plus ancienne, est sans doute à préférer puisqu'il est certain que les lois promulguées contre les chrétiens furent décrétées contre le groupe entier, et non contre des Eglises particulières, et furent donc appliquées dans les provinces les plus éloignées » (Mosheim, Ecclesiastical History, Cent. 1, Part 1, 5 :14).

4. Correspondance entre Pline et Trajan. Les questions posées par Pline le Jeune, gouverneur du Pont, à Trajan, empereur de Rome, et la réponse impériale que ce dernier y fait, sont tellement intéressantes qu'elles sont dignes d'être reproduites complètement. La version donnée ici est celle de Sacy telle qu'elle apparaît dans l'édition Dubochet.

« Pline à l'empereur Trajan
« Je me fais une religion, seigneur, de vous exposer tous mes scrupules ; car qui peut mieux, ou me déterminer, ou m'instruire? Je n'ai jamais assisté à l'instruction et au jugement du procès d'aucun chrétien. Ainsi je ne sais sur quoi tombe l'information que l'on fait contre eux, ni jusqu'où l'on doit porter leur punition. J'hésite beaucoup sur la différence des âges. Faut-il les assujettir tous à la peine, sans distinguer les plus jeunes des plus âgés? Doit-on pardonner à celui qui se repent? Ou est-il inutile de renoncer au christianisme quand une fois on l'a embrassé? Est-ce le nom seul que l'on punit en eux? Ou sont-ce les crimes attachés à ce nom? Cependant, voici la règle que j'ai suivie dans les accusations intentées devant moi contre les chrétiens. Je les ai interrogés s'ils étaient chrétiens. Ceux qui l'ont avoué, je les ai interrogés une seconde et une troisième fois, et je les ai menacés du supplice. Quand ils ont persisté, je les y ai envoyés. Car, de quelque nature que fût ce qu'ils confessaient, j'ai cru que l'on ne pouvait manquer à punir en eux leur désobéissance et leur invincible opiniâtreté. Il y en a eu d'autres, entêtés de la même folie, que j'ai réservés pour envoyer à Rome, parce qu'ils sont citoyens romains. Dans la suite, ce crime venant à se répandre, comme il arrive ordinairement, il s'en est présenté de plusieurs espèces. On m'a remis entre les mains un mémoire sans nom d'auteur, où l'on accuse d'être chrétiennes différentes personnes qui nient de l'être et de l'avoir jamais été. Elles ont, en ma présence, et dans les termes que je leur prescrivais, invoqué les dieux, et offert de l'encens et du vin à votre image, que j'avais fait apporter exprès avec les statues de nos divinités ; elles se sont même emportées en imprécations contre Christ. C'est à quoi, dit-on, l'on ne peut jamais forcer ceux qui sont véritablement chrétiens. J'ai donc cru qu'il fallait les absoudre. D'autres, déférés par un dénonciateur, ont d'abord reconnu qu'ils étaient chrétiens ; et aussitôt après ils l'ont nié, déclarant que véritablement ils l'avaient été, mais qu'ils ont cessé de l'être, les uns, il y avait plus de trois ans, les autres depuis un plus grand nombre d'années ; quelques-uns depuis plus de vingt. Tous ces gens-là ont adoré votre image et les statues des dieux. Tous ont chargé Christ de malédictions. Ils assuraient que toute leur erreur ou leur faute avait été renfermée dans ces points : qu'à un jour marqué, ils s'assemblaient avant le lever du soleil et chantaient tour à tour des vers à la louange du Christ, comme s'il eût été Dieu ; qu'ils s'engageaient par serment, non à quelque crime, mais à ne point commettre de vol, ni d'adultère ; à ne point manquer à leur promesse ; à ne point nier un dépôt ; qu'après cela ils avaient coutume de se séparer, et ensuite de se rassembler pour manger en commun des mets innocents ; qu'ils avaient cessé de le faire depuis mon édit, par lequel, selon vos ordres, j'avais défendu toutes sortes d'assemblées. Cela m'a fait juger d'autant plus nécessaire d'arracher la vérité par la force des tourments à deux filles esclaves qu'ils disaient être dans le ministère de leur culte ; mais je n'y ai découvert qu'une mauvaise superstition portée à l'excès ; et, par cette raison, j'ai tout suspendu pour vous demander vos ordres. L'affaire m'a paru digne de vos réflexions, par la multitude de ceux qui sont enveloppés dans ce péril ; car un très grand nombre de personnes de tout âge, de tout ordre, de tout sexe, sont et seront tous les jours impliquées dans cette accusation. Ce mal contagieux n'a pas seulement infecté les villes, il a gagné les villages et les campagnes. Je crois pourtant que l'on y peut remédier, et qu'il peut être arrêté. Ce qu'il y a de certain, c'est que les temples, qui étaient déserts, sont fréquentés, et que les sacrifices, longtemps négligés, recommencent. On vend partout des victimes, qui trouvaient auparavant peu d'acheteurs. De là, on peut juger quelle quantité de gens peuvent être ramenés de leur égarement, si l'on fait grâce au repentir. »

La réponse de l'empereur fait suite : « Trajan à Pline »

« Vous avez, mon très cher Pline, suivi la voie que vous deviez dans l'instruction du procès des chrétiens qui vous ont été déférés ; car il n'est pas possible d'établir une forme certaine et générale dans cette sorte d'affaires. Il ne faut pas en faire perquisition : s'ils sont accusés et convaincus, il faut les punir. Si pourtant l'accusé nie qu'il soit chrétien, et qu'il le prouve par sa conduite, je veux dire en invoquant les dieux, il faut pardonner à son repentir, de quelque soupçon qu'il ait été auparavant chargé. Au reste, dans nul genre de crime l'on ne doit recevoir des dénonciations qui ne soient souscrites de personne ; car cela est d'un pernicieux exemple, et très éloigné de nos maximes. »



 

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