Le Conte de Noël du romancier anglais Charles
Dickens, qui met en scène l’avare Ebenezer Scrooge et raconte sa
métamorphose suite à sa rencontre avec les Esprits des Noëls Passés,
Présent et À Venir, et que l’on passe chaque année sur l’une ou l’autre
chaîne de télévision au moment de Noël, est à l’origine de la grande
tradition festive de Noël.
LE COUP DE MASSUE DE CHARLES DICKENS QUI A CHANGE NOEL POUR TOUJOURS
Le phénomène culturel qu’a été A Christmas
Carol, un Conte de Noël
par James T. Summerhays
© Meridian Magazine
Noël n’a pas toujours été le phénomène mondial de réjouissances et de
convivialité qu’il est aujourd’hui. Il ressemblait autrefois davantage à
un dimanche de Pâques bien tranquille, où pères et mères emmenaient, l’air
grave, leurs enfants à un service religieux. Il y a deux cents ans, Noël
passait quasiment inaperçu. Certains assistaient sans doute à un programme
au temple ou à la messe, mais il ne se passait rien de bien extraordinaire
dans les foyers, seulement le passage normal du temps avec les travaux
habituels du jour.
Charles Dickens prend conscience de sa mission
À l’époque où Charles Dickens écrivait ses romans, un bouleversement
social massif était en cours. Beaucoup de ses contemporains faisaient
l’expérience du dépaysement que connaissent ceux qui passent de la vie
saine, pastorale et rustique à la campagne à un mode de vie étriqué, pâlot
et aliénant dans un quartier malodorant de Londres. C’était comme si tout
le monde fuyait vers les villes. L’industrialisation battait son plein et
Dickens, le sentimental, constatait que les liens sociaux étroits et
généreux engendrés par la vie à la ferme étaient en train d’être remplacés
par les exigences glaciales et solitaires de l’industrie moderne. Il est
possible que nous ne nous rendions pas bien compte de ce que cela a
représenté, étant donné toutes les merveilleuses inventions modernes dont
nous jouissons aujourd’hui, mais les débuts de la révolution industrielle
ont été à l’origine de grandes difficultés et de bouleversements sociaux.
Dans un article récent et pénétrant sur Noël dans BYU Studies, « Culture
Carol : Dickens’s Influence on LDS Christmas Fiction » (Un conte de Noël
culturel : L’influence de Dickens sur la fiction de Noël chez les saints
des derniers jours), Rosalynde Frandsen Welch décrit le contexte
dramatique qui a incité Dickens à écrire :
En mars 1843, Charles Dickens reçut un exemplaire du Deuxième Rapport de
la Commission sur la mise au travail des Enfants, deuxième partie d’une
enquête gouvernementale sur l’utilisation des enfants dans les mines et
les usines. Le rapport était illustré d’images atroces d’enfants nus
tirant des wagonnets à charbon deux fois plus grands qu’eux auxquels ils
étaient enchaînés, enterrés profondément dans des galeries de mine qui
n’étaient même pas assez grandes pour qu’ils puissent s’y tenir debout…
Dickens, tout comme ses contemporains bourgeois victoriens, fut choqué par
la misère que le rapport étalait au grand jour et écrivit le même jour
qu’il tenait vivement à publier « une brochure très bon marché intitulée
‘Un appel au Peuple anglais au nom de l’Enfant du Pauvre’ ». Quatre jours
plus tard, il avait changé de projet : il allait attendre jusqu’à la fin
de l’année, et alors « un coup de massue » allait s’abattre « avec une
force multipliée par vingt ». Ce coup de massue fut A Christmas Carol, Un
Conte de Noël, qui parut en décembre de cette année-là. (Voir BYU Studies,
numéro sur le thème de Noël, 40:3)
Les paroles de Dickens nous semblent prophétiques aujourd’hui, mais, quand
on voit le résultat, elles sont loin au-dessous de la vérité. Le coup de
massue dont il parlait s’est abattu avec une force bien plus forte que
vingt fois. Dickens espérait naturellement provoquer des changements
sociaux et sensibiliser l’opinion au triste sort des pauvres, mais il
n’aurait jamais imaginé le succès foudroyant du Conte de Noël. L’étonnante
métamorphose de l’avare Ebenezer Scrooge et de la famille Cratchitt,
pauvre mais bienveillante, a fait fondre le cœur des familles anglaises et
américaines de partout.
L’histoire a eu plus de lecteurs et a été adaptée à toutes les formes des
médias que n’importe quelle autre de ses œuvres. Ce n’était pas simplement
un livre à lire, mais une force pour inciter au changement culturel.
Beaucoup de savants s’accordent à dire que cela a été le moteur principal
qui a fait passer la fête de Noël du simple service religieux à une saison
universelle de générosité, de cadeaux et de traditions de famille.
Alors, au moment où nous nous réunissons avec notre famille et de vieux
amis, au moment où nous participons aux cantiques et aux réjouissances, au
moment où nous nous régalons de jambons et de ragoût, au moment où nous
échangeons des marques d’affection avec ceux que nous aimons et que nous
voyons l’émerveillement dans les yeux des enfants quand ils déballent
leurs cadeaux à côté d’un arbre étincelant et du crépitement de l’âtre,
nous pouvons remercier Charles Dickens d’avoir lancé la tradition grâce au
Conte de Noël.
L’intention sociale de Dickens
Cependant, l’intention de Dickens n’était pas nécessairement de provoquer
le renouveau d’une fête nationale de Noël ; comme Welch le fait bien
ressortir dans son article de BYU Studies, son intention visait le domaine
des réformes sociales qui rapprochent les gens et profitent aux pauvres. «
Dickens a bien entendu voulu commencer par le problème le plus flagrant,
et dans l’univers du Conte ce problème s’avère être l’aliénation
économique qui dissout les rapports humains aux niveaux de la classe, de
la famille et de l’individu. La réflexion a été faite que c’est dans la
foule la plus grande qu’on peut être le plus seul et Ebenezer Scrooge est
la preuve symbolique de cette ironie. » C’est entre autres pour cela que
les thèmes du Conte nous parlent aujourd’hui—l’aliénation et la solitude
glaciale de notre culture matérialiste moderne où tout se vend et s’achète
suscite chez des humains faits de chair et de sang la nostalgie d’une
époque où nous avions bien plus besoin des autres que des choses.
La réponse que Dickens donne à cela, observe Welch, est dans le monde de
la vertu personnelle. « Si ce sont les problèmes économiques qui font que
la machine sociale se grippe, alors c’est l’amour qui, selon le Conte, lui
permet de tourner rond. En d’autres termes, c’est la charité qui peut
contrebalancer les forces d’aliénation inhérentes à l’économie capitaliste.
»
Avec son Conte de Noël, Dickens nous lance une invitation. Il nous appelle
à ouvrir notre cœur dans une manifestation de philanthropie magnanime. Du
fond de la poussière, il nous invite à tendre la main à ceux qui se
débattent et n’en peuvent plus—qu’ils mangent avec nous à notre table, que
ceux qui sont rongés par les soucis sentent notre ouverture de cœur et
notre générosité, que nos bourses et nos portefeuilles s’ouvrent tout
grands non seulement à nos familles, mais également aux opprimés de la
terre dans d’autres pays. Le Conte est une invite pour que nous fassions
l’inventaire de tout ce qui, dans notre mentalité, conduit à l’aliénation
et ensuite à l’extirper en plein accord avec l’esprit de Noël.
LE CONTE DE NOEL
Charles Dickens
Le spectre de Marley
Marley était mort, pour commencer. Là-dessus, pas l'ombre d'un doute. Le
registre mortuaire était signé par le ministre, le clerc, l'entrepreneur
des pompes funèbres et celui qui avait mené le deuil. Scrooge l'avait
signé, et le nom de Scrooge était bon à la bourse, quel que fût le papier
sur lequel il lui plut d'apposer sa signature.
Le vieux Marley était aussi mort qu'un clou de porte.
Attention! je ne veux pas dire que je sache par moi-même ce qu'il y a de
particulièrement mort dans un clou de porte. J'aurais pu, quant à moi, me
sentir porté plutôt à regarder un clou de cercueil comme le morceau de fer
le plus mort qui soit dans le commerce; mais la sagesse de nos ancêtres
éclate dans les similitudes, et mes mains profanes n'iront pas toucher à
l'arche sainte; autrement le pays est perdu. Vous me permettrez donc de
répéter avec énergie que Marley était aussi mort qu'un clou de porte.
Scrooge savait-il qu'il fût mort? Sans contredits. Comment aurait-il pu en
être autrement? Scrooge et lui étaient associés depuis je ne sais combien
d'années. Scrooge était son seul exécuteur testamentaire, le seul
administrateur de son bien, son seul légataire universel, son unique ami,
le seul qui eût suivi son convoi. Quoiqu'à dire vrai il ne fût pas si
terriblement bouleversé par ce triste événement, qu'il ne se montrât un
habile homme d'affaires le jour même des funérailles et qu'il ne l'eût
solennisé par un marché des plus avantageux.
La mention des funérailles de Marley me ramène à mon point de départ.
Marley était mort: ce point est hors de doute, et ceci doit être
parfaitement compris; autrement l'histoire que je vais raconter ne
pourrait rien avoir de merveilleux. Si nous n'étions bien convaincus que
le père d'Hamlet est mort, avant que la pièce commence, il ne serait pas
plus étrange de le voir rôder la nuit, par un vent d'est, sur les remparts
de sa ville, que de voir tout autre monsieur d'un âge mûr se promener mal
à propos au milieu des ténèbres, dans un lieu rafraîchi par la bise, comme
serait, par exemple, le cimetière de Saint-Paul, simplement pour frapper
d'étonnement l'esprit faible de son fils.
Scrooge n'effaça jamais le nom du vieux Marley. Il était encore inscrit,
plusieurs années après, au-dessus de la porte du magasin: Scrooge et
Marley. La maison de commerce était connue sous la raison Scrooge et
Marley. Quelquefois des gens peu au courant des affaires l'appelaient
Scrooge-Scrooge, quelquefois Marley tout court; mais il répondait
également à l'un et à l'autre nom; pour lui c'était tout un.
Oh! il tenait bien le poing fermé sur la meule, le bonhomme Scrooge! Le
vieux pécheur était un avare qui savait saisir fortement, arracher, tordre,
pressurer, gratter, ne point lâcher surtout! Dur et tranchant comme une
pierre à fusil dont jamais l'acier n'a fait jaillir une étincelle
généreuse, secret, renfermé en lui-même et solitaire comme une huître. Le
froid qui était au dedans de lui gelait son vieux visage, pinçait son nez
pointu, ridait sa joue, rendait sa démarche raide et ses yeux rouges,
bleuissait ses lèvres minces et se manifestait au dehors par le son aigre
de sa voix. Une gelée blanche recouvrait constamment sa tête, ses sourcils
et son menton fin et nerveux. Il portait toujours et partout avec lui sa
température au-dessous de zéro; il glaçait son bureau aux jours
caniculaires et ne le dégelait pas d'un degré à Noël.
La chaleur et le froid extérieurs avaient peu d'influence sur Scrooge. Les
ardeurs de l'été ne pouvaient le réchauffer, et l'hiver le plus rigoureux
ne parvenait pas à le refroidir. Aucun souffle de vent n'était plus âpre
que lui. Jamais neige en tombant n'alla plus droit à son but, jamais pluie
battante ne fut plus inexorable. Le mauvais temps ne savait par où trouver
prise sur lui; les plus fortes averses, la neige, la grêle, les giboulées
ne pouvaient se vanter d'avoir sur lui qu'un avantage: elles tombaient
souvent "avec profusion". Scrooge ne connut jamais ce mot.
Personne ne l'arrêta jamais dans la rue pour lui dire d'un air satisfait:
"Mon cher Scrooge, comment vous portez-vous? Quand viendrez-vous me voir?"
Aucun mendiant n'implorait de lui le plus léger secours, aucun enfant ne
lui demandait l'heure. On ne vit jamais personne, soit homme, soit femme,
prier Scrooge, une seule fois dans toute sa vie, de lui indiquer le chemin
de tel ou tel endroit. Les chiens d'aveugles eux-mêmes semblaient le
connaître, et, quand ils le voyaient venir, ils entraînaient leurs maîtres
sous les portes cochères et dans les ruelles, puis remuaient la queue
comme pour dire: "Mon pauvre maître aveugle, mieux vaut pas d'oeil du tout
qu'un mauvais oeil!"
Mais qu'importait à Scrooge. C'était là précisément ce qu'il voulait. Se
faire un chemin solitaire le long des grands chemins de la vie fréquentés
par la foule, en avertissant les passants par un écriteau qu'ils eussent à
se tenir à distance, c'était pour Scrooge du vrai nanan, comme disent les
petits gourmands.
Un jour, le meilleur de tous les bons jours de l'année, la veille de Noël,
le vieux Scrooge était assis, fort occupé, dans son comptoir. Il faisait
un froid vif et perçant, le temps était brumeux, Scrooge pouvait entendre
les gens aller et venir dehors, dans la ruelle, soufflant dans leurs
doigts, respirant avec bruit, se frappant la poitrine avec les mains et
tapant des pieds sur le trottoir, pour les réchauffer. Trois heures
seulement venaient de sonner aux horloges de la Cité, et cependant il
était déjà presque nuit. Il n'avait pas fait clair de tout le jour, et les
lumières qui paraissaient derrière les fenêtres des comptoirs voisins
ressemblaient à des taches de graisse rougeâtres qui s'étalaient sur le
fond noirâtre d'un air épais et en quelque sorte palpable. Le brouillard
pénétrait dans l'intérieur des maisons par toutes les fentes et les trous
de serrure; au dehors il était si dense, que, quoique la rue fût des plus
étroites, les maisons d'en face ne paraissaient plus que comme des
fantômes. À voir les nuages sombres s'abaisser de plus en plus et répandre
sur tous les objets une obscurité profonde, on aurait pu croire que la
nature était venue s'établir tout près de là pour y exploiter une
brasserie montée sur une vaste échelle.
La porte du comptoir de Scrooge demeurait ouverte, afin qu'il pût avoir
l'oeil sur son commis qui se tenait un peu plus loin, dans une petite
cellule triste, sorte de citerne sombre, occupé à copier des lettres.
Scrooge avait un très petit feu, mais celui du commis était beaucoup plus
petit encore: on aurait dit qu'il n'y avait qu'un seul morceau de charbon.
Il ne pouvait l'augmenter, car Scrooge gardait la botte à charbon dans sa
chambre, et, toutes les fois que le malheureux entrait avec la pelle, son
patron ne manquait pas de lui déclarer qu'il serait forcé de le quitter.
C'est pourquoi le commis mettait son cache-nez blanc et essayait de se
réchauffer à la chandelle; mais, comme ce n'était pas un homme de grande
imaginative, ses efforts demeurèrent superflus.
"Je vous souhaite un gai Noël, mon oncle, et que Dieu vous garde!", cria
une voix joyeuse. C'était la voix du neveu de Scrooge, qui était venu le
surprendre si vivement que l'autre n'avait pas eu le temps de le voir.
"Bah! dit Scrooge, sottise!"
Il s'était tellement échauffé dans sa marche raide par ce temps de
brouillard et de gelée, le neveu de Scrooge, qu'il en était tout en feu;
son visage était rouge comme une cerise, ses yeux étincelaient, et la
vapeur de son haleine était encore toute fumante.
"Noël, une sottise, mon oncle!" dit le neveu de Scrooge; "ce n'est pas là
ce que vous voulez dire, sans doute!"
- "Si fait," répondit Scrooge. "Un gai Noël! Quel droit avez-vous d'être
gai? Quelle raison auriez-vous de vous livrer à des gaietés ruineuses?
Vous êtes déjà bien assez pauvre!"
- "Allons, allons!" reprit gaiement le neveu, "quel droit avez-vous d'être
triste? Quelle raison avez-vous de vous livrer à vos chiffres moroses?
Vous êtes déjà bien assez riche!"
- "Bah!" dit encore Scrooge, qui, pour le moment, n'avait pas une
meilleure réponse prête; et son bah! fut suivi de l'autre mot: sottise!
"Ne soyez pas de mauvaise humeur, mon oncle, riposta le neveu."
- "Et comment ne pas l'être," repartit l'oncle "lorsqu'on vit dans un
monde de fous tel que celui-ci? Un gai Noël! Au diable vos gais Noëls!
Qu'est-ce que Noël, si ce n'est une époque où il vous faut payer
l'échéance de vos billets, souvent sans avoir d'argent? un jour où vous
vous trouvez plus vieux d'une année et pas plus riche d'une heure? un jour
où, la balance de vos livres établie, vous reconnaissez, après douze mois
écoulés, que chacun des articles qui s'y trouvent mentionnés vous a laissé
sans le moindre profit? Si je pouvais en faire à ma tête," continua
Scrooge d'un air indigné, "tout imbécile qui court les rues avec un gai
Noël sur les lèvres serait mis à bouillir dans la marmite avec son propre
pouding et enterré avec une branche de houx au travers du coeur. C'est
comme ça."
- "Mon oncle!" dit le neveu, voulant se faire l'avocat de Noël.
- "Mon neveu!" reprit l'oncle sévèrement, "fêtez Noël à votre façon, et
laissez-moi le fêter à la mienne."
- "Fêter Noël!" répéta le neveu de Scrooge; "mais vous ne le fêtez pas,
mon oncle."
- "Alors laissez-moi ne pas le fêter. Grand bien puisse-t-il vous faire!
Avec cela qu'il vous a toujours fait grand bien!"
- "Il y a quantité de choses, je l'avoue, dont j'aurais pu retirer quelque
bien, sans en avoir profité néanmoins," répondit le neveu; "Noël entre
autres. Mais au moins ai-je toujours regardé le jour de Noël, quand il est
revenu (mettant de côté le respect dû à son nom sacré et à sa divine
origine, si l'on peut les mettre de côté en songeant à Noël), comme un
beau jour, un jour de bienveillance, de pardon, de charité, de plaisir, le
seul, dans le long calendrier de l'année, où je sache que tous, hommes et
femmes, semblent, par un consentement unanime, ouvrir librement les
secrets de leurs coeurs et voir dans les gens au-dessous d'eux de vrais
compagnons de voyage sur le chemin du tombeau, et non pas une autre race
de créatures marchant vers un autre but. C'est pourquoi, mon oncle,
quoiqu'il n'ait jamais mis dans ma poche la moindre pièce d'or ou d'argent,
je crois que Noël m'a fait vraiment du bien et qu'il m'en fera encore;
aussi je répète Vive Noël!"
Le commis, dans sa citerne, applaudit involontairement; mais, s'apercevant
à l'instant même qu'il venait de commettre une inconvenance, il voulut
attiser le feu et ne fit qu'en éteindre pour toujours la dernière
apparence d'étincelle.
"Que j'entende encore le moindre bruit de votre côté", dit Scrooge, "et
vous fêterez votre Noël en perdant votre place. Quant à vous, monsieur",
ajouta-t-il en se tournant vers son neveu, "vous êtes en vérité un orateur
distingué. Je m'étonne que vous n'entriez pas au parlement."
- "Ne vous fâchez pas, mon oncle. Allons, venez dîner demain chez nous."
Scrooge dit qu'il voudrait le voir au... oui, en vérité, il le dit. Il
prononça le mot tout entier, et dit qu'il aimerait mieux le voir au d...
(Le lecteur finira le mot si cela lui plaît.)
"Mais pourquoi?" s'écria son neveu... "Pourquoi?"
- "Pourquoi vous êtes-vous marié?" demanda Scrooge.
- "Parce que j'aimais celle qui est devenue ma femme."
- "Parce que vous l'avez!" grommela Scrooge, "comme si c'était la plus
grosse sottise du monde après le gai Noël. Bonsoir!"
- "Mais, mon oncle, vous ne veniez jamais me voir avant mon mariage.
Pourquoi vous en faire un prétexte pour ne pas venir maintenant?"
- "Bonsoir", dit Scrooge.
- "Je ne désire rien de vous; je ne vous demande rien. Pourquoi ne
serions-nous pas amis?"
- "Bonsoir", dit Scrooge.
- "Je suis peiné, bien sincèrement peiné de vous voir si résolu. Nous
n'avons jamais eu rien l'un contre l'autre, au moins de mon côté. Mais
j'ai fait cette tentative pour honorer Noël, et je garderai ma bonne
humeur de Noël jusqu'au bout. Ainsi, un gai Noël, mon oncle!"
- "Bonsoir", dit Scrooge.
- "Et je vous souhaite aussi la bonne année!"
- "Bonsoir", répéta Scrooge.
Son neveu quitta la chambre sans dire seulement un mot de mécontentement.
Il s'arrêta à la porte d'entrée pour faire ses souhaits de bonne année au
commis, qui, bien que gelé, était néanmoins plus chaud que Scrooge, car il
les lui rendit cordialement.
"Voilà un autre fou", murmura Scrooge, qui l'entendit de sa place: "mon
commis, avec quinze schellings par semaine, une femme et des enfants,
parlant d'un gai Noël. Il y a de quoi se retirer aux Petites-Maisons."
Ce fou fieffé donc, en allant reconduire le neveu le Scrooge, avait
introduit deux autres personnes. C'étaient deux messieurs de bonne mine,
d'une figure avenante, qui se tenaient en ce moment, chapeau bas, dans le
bureau de Scrooge. Ils avaient à la main des registres et des papiers, et
le saluèrent.
"Scrooge et Marley, je crois?" dit l'un d'eux en consultant sa liste. "Est-ce
à M. Scrooge ou à M. Marley que j'ai le plaisir de parler?"
- "M. Marley est mort depuis sept ans", répondit Scrooge. "Il y a juste
sept ans qu'il est mort, cette nuit même."
- "Nous ne doutons pas que sa générosité ne soit bien représentée par son
associé survivant," dit l'étranger en présentant ses pouvoirs pour quêter.
Elle l'était certainement; car les deux associés se ressemblaient comme
deux gouttes d'eau. Au mot fâcheux de générosité, Scrooge fronça le
sourcil, hocha la tête et rendit au visiteur ses certificats.
"À cette époque joyeuse de l'année, monsieur Scrooge", dit celui-ci en
prenant une plume, "il est plus désirable encore que d'habitude que nous
puissions recueillir un léger secours pour les pauvres et les indigents
qui souffrent énormément dans la saison où nous sommes. Il y en a des
milliers qui manquent du plus strict nécessaire, et des centaines de mille
qui n'ont pas à se donner le plus léger bien-être."
- "N'y a-t-il pas des prisons?" demanda Scrooge.
- "Oh! en très grand nombre", dit l'étranger, laissant retomber sa plume.
- "Et les maisons de refuge", continua Scrooge, "ne sont-elles plus en
activité?"
- "Pardon, monsieur", répondit l'autre; "et plût à Dieu qu'elles ne le
fussent pas!"
- "Le moulin de discipline et la loi des pauvres sont toujours en pleine
vigueur, alors?" dit Scrooge.
- "Toujours; et ils ont fort à faire tous les deux."
- "Oh! j'avais craint, d'après ce que vous me disiez d'abord, que quelque
circonstance imprévue ne fût venue entraver la marche de ces utiles
institutions. Je suis vraiment ravi d'apprendre le contraire", dit
Scrooge.
- "Persuadés qu'elles ne peuvent guère fournir une satisfaction chrétienne
du corps et de l'âme à la multitude, quelques-uns d'entre nous s'efforcent
de réunir une petite somme pour acheter aux pauvres un peu de viande et de
bière, avec du charbon pour se chauffer. Nous choisissons cette époque,
parce que c'est, de toute l'année, le temps où le besoin se fait le plus
vivement sentir, et où l'abondance fait le plus de plaisir. Pour combien
vous inscrirai-je?"
- "Pour rien!" répondit Scrooge.
- "Vous désirez garder l'anonyme."
- "Je désire qu'on me laisse en repos. Puisque vous me demandez ce que je
désire, messieurs, voilà ma réponse. Je ne me réjouis pas moi-même à Noël,
et je ne puis fournir aux paresseux les moyens de se réjouir. J'aide à
soutenir les établissements dont je vous parlais tout à l'heure; ils
coûtent assez cher: ceux qui ne se trouvent pas bien ailleurs n'ont qu'à y
aller."
- "Il y en a beaucoup qui ne le peuvent pas, et beaucoup d'autres qui
aimeraient mieux mourir."
- "S'ils aiment mieux mourir", reprit Scrooge, "ils feraient très bien de
suivre cette idée et de diminuer l'excédent de la population. Au reste,
excusez-moi; je ne connais pas tout ça."
- "Mais il vous serait facile de le connaître", fit observer l'étranger.
- "Ce n'est pas ma besogne", répliqua Scrooge. "Un homme a bien assez de
faire ses propres affaires, sans se mêler de celles des autres. Les
miennes prennent tout mon temps. Bonsoir, messieurs."
Voyant clairement qu'il serait inutile de poursuivre leur requête, les
deux étrangers se retirèrent. Scrooge se remit au travail, de plus en plus
content de lui, et d'une humeur plus enjouée qu'à son ordinaire.
Cependant le brouillard et l'obscurité s'épaississaient tellement, que
l'on voyait des gens courir çà et là par les rues avec des torches
allumées, offrant leurs services aux cochers, pour marcher devant les
chevaux et les guider dans leur chemin. L'antique tour d'une église, dont
la vieille cloche renfrognée avait toujours l'air de regarder Scrooge
curieusement à son bureau par une fenêtre gothique pratiquée dans le mur,
devint invisible et sonna les heures, les demies et les quarts dans les
nuages avec des vibrations tremblantes et prolongées, comme si ses dents
eussent claqué là-haut dans sa tête gelée. Le froid devint intense dans la
rue même. Au coin de la cour, quelques ouvriers, occupés à réparer les
conduits du gaz, avaient allumé un énorme brasier, autour duquel se
pressaient une foule d'hommes et d'enfants déguenillés, se chauffant les
mains et clignant les yeux devant la flamme avec un air de ravissement. Le
robinet de la fontaine était délaissé et les eaux refoulées qui s'étaient
congelées tout autour de lui formaient comme un cadre de glace
misanthropique, qui faisait horreur à voir.
Les lumières brillantes des magasins, où les branches et les baies de houx
pétillaient à la chaleur des becs de gaz placés derrière les fenêtres,
jetaient sur les visages pâles des passants un reflet rougeâtre. Les
boutiques de marchands de volailles et d'épiciers étaient devenues comme
un décor splendide, un glorieux spectacle, qui ne permettait pas de croire
que la vulgaire pensée de négoce et de trafic eût rien à démêler avec ce
luxe inusité. Le lord-maire, dans sa puissante forteresse de
Mansion-House, donnait ses ordres à ses cinquante cuisiniers et à ses
cinquante sommeliers pour fêter Noël, comme doit le faire la maison d'un
lord-maire; et même le petit tailleur qu'il avait condamné, le lundi
précédent, à une amende de cinq schellings pour s'être laissé arrêter dans
les rues, ivre et faisant un tapage infernal, préparait tout dans son
galetas pour le pouding du lendemain tandis que sa maigre moitié sortait,
avec son maigre nourrisson dans les bras, pour aller acheter à la
boucherie le morceau de boeuf indispensable.
Cependant le brouillard redouble, le froid redouble! un froid vif, âpre,
pénétrant. Si le bon saint Dunstan avait seulement pincé le nez du diable
avec un temps pareil, au lieu de se servir de ses armes familières, c'est
pour le coup que le malin esprit n'aurait pas manqué de pousser des
hurlements. Le propriétaire d'un jeune nez, petit, rongé, mâché par le
froid affamé, comme les os sont rongés par les chiens, se baissa devant le
trou de la serrure de Scrooge pour le régaler d'un chant de Noël; mais au
premier mot de
Dieu vous aide, mon gai monsieur!
Que rien ne trouble votre coeur!
Scrooge saisit sa règle avec un geste si énergique que le chanteur
s'enfuit épouvanté, abandonnant le trou de la serrure au brouillard et aux
frimas qui semblèrent s'y précipiter vers Scrooge par sympathie.
Enfin l'heure de fermer le comptoir arriva. Scrooge descendit de son
tabouret d'un air bourru, paraissant donner ainsi le signal tacite du
départ au commis qui attendait dans la citerne et qui, éteignant aussitôt
sa chandelle, mit son chapeau sur sa tête.
"Vous voudriez avoir toute la journée de demain, je suppose?" dit Scrooge.
- "Si cela vous convenait, monsieur."
- "Cela ne me convient nullement, et ce n'est point juste. Si je vous
retenais une demi-couronne pour ce jour-là, vous vous croiriez lésé, j'en
suis sûr."
Le commis sourit légèrement.
"Et cependant", dit Scrooge, "vous ne me regardez pas comme lésé, moi, si
je vous paye une journée pour ne rien faire."
Le commis fit observer que cela n'arrivait qu'une fois l'an.
"Pauvre excuse pour mettre la main dans la poche d'un homme tous les 20
décembre", dit Scrooge en boutonnant sa redingote jusqu'au menton. "Mais
je suppose qu'il vous faut la journée tout entière; tâchez au moins de
m'en dédommager en venant de bonne heure après-demain matin."
Le commis le promit et Scrooge sortit en grommelant. Le comptoir fut fermé
en un clin d'oeil, et le commis, les deux bouts de son cache-nez blanc
pendant jusqu'au bas de sa veste (car il n'élevait pas ses prétentions
jusqu'à porter une redingote), se mit à glisser une vingtaine de fois sur
le trottoir de Cornhill, à la suite d'une bande de gamins, en l'honneur de
la veille de Noël, et, se dirigeant ensuite vers sa demeure à Camden-Town,
à y arriva toujours courant de toutes ses forces pour jouer à
colin-maillard.
Scrooge prit son triste dîner dans la taverne où il mangeait d'ordinaire.
Ayant lu tous les journaux et charmé le reste de la soirée en parcourant
son livre de comptes, il alla chez lui pour se coucher. Il habitait un
appartement occupé autrefois par feu son associé. C'était une enfilade de
chambres obscures qui faisaient partie d'un vieux bâtiment sombre, situé à
l'extrémité d'une ruelle où il avait si peu de raison d'être, qu'on ne
pouvait s'empêcher de croire qu'il était venu se blottir là un jour que,
dans sa jeunesse, il jouait à cache-cache avec d'autres maisons et ne
s'était plus ensuite souvenu de son chemin. Il était alors assez vieux et
assez triste, car personne n'y habitait, excepté Scrooge, tous les autres
appartements étant loués, pour servir de comptoirs ou de bureaux. La cour
était si obscure, que Scrooge lui-même, quoiqu'il en connût parfaitement
chaque pavé, fut obligé de tâtonner avec les mains. Le brouillard et les
frimas enveloppaient tellement la vieille porte sombre de la maison, qu'il
semblait que le génie de l'hiver se tînt assis sur le seuil, absorbé dans
ses tristes méditations.
Le fait est qu'il n'y avait absolument rien de particulier dans le marteau
de la porte, sinon qu'il était trop gros; le fait est encore que Scrooge
l'avait vu soir et matin, chaque jour, depuis qu'il demeurait en ce lieu;
qu'en outre Scrooge possédait aussi peu de ce qu'on appelle imagination
qu'aucun habitant de la Cité de Londres, y compris même, je crains d'être
un peu téméraire, la corporation, les aldermen et les notables. Il faut
bien aussi se mettre dans l'esprit que Scrooge n'avait pas pensé une seule
fois à Marley, depuis qu'il avait, cette après-midi même, fait mention de
la mort de son ancien associé, laquelle remontait à sept ans. Qu'on
m'explique alors, si on le peut, comment il se fit que Scrooge, au moment
où il mit la clef dans la serrure, vit dans le marteau, sans avoir
prononcé aucune parole magique pour le transformer, non plus un marteau,
mais la figure de Marley.
Oui, vraiment, la figure de Marley! Ce n'était pas une ombre impénétrable
comme les autres objets de la cour, elle paraissait au contraire entourée
d'une lueur sinistre, semblable à un homard avarié dans une cave obscure.
Son expression n'avait rien qui rappelât la colère ou la férocité, mais
elle regardait Scrooge comme Marley avait coutume de le faire, avec des
lunettes de spectre relevées sur son front de revenant. La chevelure était
curieusement soulevée comme par un souffle ou une vapeur chaude, et,
quoique les yeux fussent tout grands ouverts, ils demeuraient parfaitement
immobiles. Cette circonstance et sa couleur livide la rendaient horrible;
mais l'horreur qu'éprouvait Scrooge à sa vue ne semblait pas du fait de la
figure, elle venait plutôt de lui-même et ne tenait pas à l'expression de
la physionomie du défunt. Lorsqu'il eût considéré fixement ce phénomène,
il n'y trouva plus qu'un marteau.
Dire qu'il ne tressaillit pas ou qu'il ne ressentit point une impression
terrible à laquelle il avait été étranger depuis son enfance, serait un
mensonge. Mais il mit la main sur la clef, qu'il avait lâchée d'abord, la
tourna brusquement, entra et alluma sa chandelle.
Il s'arrêta, un moment irrésolu, avant de fermer la porte, et commença par
regarder avec précaution derrière elle comme s'il se fût presque attendu à
être épouvanté par la vue de la queue effilée de Marley s'avançant jusque
dans le vestibule. Mais il n'y avait rien derrière la porte, excepté les
écrous et les vis qui y fixaient le marteau; ce que voyant, il dit: "Bah!
bah!" en la poussant avec violence.
Le bruit résonna dans toute la maison comme un tonnerre. Chaque chambre
au-dessus et chaque futaille au-dessous, dans la cave du marchand de vin,
semblait rendre un son particulier pour faire sa partie dans ce concert
d'échos. Scrooge n'était pas homme à se laisser effrayer par des échos. Il
ferma solidement la porte, traversa le vestibule et monta l'escalier,
prenant le temps d'ajuster sa chandelle, chemin faisant.
Vous parlez des bons vieux escaliers d'autrefois par où l'on aurait fait
monter facilement un carrosse à six chevaux ou le cortège d'un petit acte
du parlement; mais moi, je vous dis que celui de Scrooge était bien autre
chose; vous auriez pu y faire monter un corbillard, en le prenant dans sa
plus grande largeur, la barre d'appui contre le mur, et la portière du
côte de la rampe, et c'eût été chose facile: il y avait bien assez de
place pour cela et plus encore qu'il n'en fallait. Voilà peut-être
pourquoi Scrooge crut voir marcher devant lui, dans l'obscurité, un convoi
funèbre. Une demi-douzaine des becs de gaz de la rue auraient eu peine à
éclairer suffisamment le vestibule; vous pouvez donc supposer qu'il y
faisait joliment sombre avec la chandelle de Scrooge.
Il montait toujours, ne s'en souciant pas plus que de rien du tout.
L'obscurité ne coûte pas cher, c'est pour cela que Scrooge ne la détestait
pas. Mais, avant de fermer sa lourde porte, il parcourut les pièces de son
appartement pour voir si tout était en ordre. C'était peut-être un
souvenir inquiet de la mystérieuse figure qui lui trottait dans la tête.
Le salon, la chambre à coucher, la chambre de débarras, tout se trouvait
en ordre. Personne sous la table, personne sous le sofa; un petit feu dans
la grille; la cuiller et la tasse prêtes; et sur le feu la petite
casserole d'eau de gruau (car Scrooge avait un rhume de cerveau). Personne
sous son lit, personne dans le cabinet, personne dans sa robe de chambre
suspendue contre la muraille dans une attitude suspecte. La chambre de
débarras comme d'habitude: un vieux garde-feu, de vieilles savates, deux
paniers à poisson, un lavabo sur trois pieds et un fourgon. Parfaitement
rassuré, Scrooge tira sa porte et s'enferma à double tour, ce qui n'était
point son habitude. Ainsi garanti de toute surprise, il ôta sa cravate mit
sa robe de chambre, ses pantoufles et son bonnet de nuit, et s'assit
devant le feu pour prendre son gruau.
C'était, en vérité, un très petit feu, si peu que rien pour une nuit si
froide. Il fut obligé de s'asseoir tout près et de le couver en quelque
sorte, avant de pouvoir extraire la moindre sensation de chaleur d'un feu
si mesquin qu'il aurait tenu dans la main. Le foyer ancien avait été
construit, il y a longtemps, par quelque marchand hollandais, et garni
tout autour de plaques flamandes sur lesquelles on avait représenté des
scènes de l'Écriture. Il y avait des Caïn et des Abel, des filles de
Pharaon, des reines de Saba, des messagers angéliques descendant au
travers des airs sur des nuages semblables à des lits de plume, des
Abraham, des Balthazar, des apôtres s'embarquant dans des bateaux en forme
de saucières, des centaines de figures capables de distraire sa pensée; et
cependant ce visage de Marley, mort depuis sept ans, venait, comme la
baguette de l'ancien prophète, absorber tout le reste. Si chacune de ces
plaques vernies eût commencé par être un cadre vide avec le pouvoir de
représenter sur sa surface unie quelques formes composées des fragments
épars des pensées de Scrooge, chaque carreau aurait offert une copie de la
tête du vieux Marley.
"Sottise!", dit Scrooge; et il se mit à marcher dans la chambre de long en
large.
Après plusieurs tours, il se rassit. Comme il se renversait la tête dans
son fauteuil, son regard s'arrêta par hasard sur une sonnette hors de
service, suspendue dans la chambre et qui, pour quelque dessein depuis
longtemps oublié, communiquait avec une pièce située au dernier étage de
la maison. Ce fut avec une extrême surprise, avec une terreur étrange,
inexplicable, qu'au moment où il la regardait, il vit cette sonnette
commencer à se mettre en mouvement. Elle s'agita d'abord si doucement,
qu'à peine rendit-elle un son; mais bientôt elle sonna à double carillon,
et toutes les autres sonnettes de la maison se mirent de la partie.
Cela ne dura peut-être qu'une demi-minute ou une minute au plus, mais
cette minute pour Scrooge fut aussi longue qu'une heure. Les sonnettes
s'arrêtèrent comme elles avaient commencé, toutes en même temps. Leur
bruit fut remplacé par un choc de ferrailles venant de profondeurs
souterraines, comme si quelqu'un traînait une lourde chaîne sur les
tonneaux, dans la cave du marchand de vin. Scrooge se souvint alors
d'avoir ouï dire que, dans les maisons hantées par les revenants, ils
traînaient toujours des chaînes après eux.
La porte de la cave s'ouvrit avec un horrible fracas, et alors il entendit
le bruit devenir beaucoup plus fort au rez-de-chaussée, puis monter
l'escalier, et enfin s'avancer directement vers sa porte.
"Sottise encore que tout cela!" dit Scrooge; "je ne veux pas y croire."
Il changea cependant de couleur lorsque, sans le moindre temps d'arrêt, le
spectre traversa la porte massive et, pénétrant dans la chambre, passa
devant ses yeux. Au moment où il entrait, la flamme mourante se releva
comme pour crier: "Je le reconnais! c'est le spectre de Marley!", puis
elle retomba.
Le même visage, absolument le même: Marley avec sa queue effilée, son
gilet ordinaire, ses pantalons collants et ses bottes dont les glands de
soie se balançaient en mesure avec sa queue, les pans de son habit et son
toupet.
La chaîne qu'il traînait était passée autour de sa ceinture; elle était
longue, tournait autour de lui comme une queue, et était faite (car
Scrooge la considéra de près) de coffres-forts, de clefs, de cadenas, de
grands-livres, de paperasses et de bourses pesantes en acier. Son corps
était transparent, si bien que Scrooge, en l'observant et regardant à
travers son gilet, pouvait voir les deux boutons cousus par derrière à la
taille de son habit.
Scrooge avait souvent entendu dire que Marley n'avait pas d'entrailles,
mais il ne l'avait jamais cru jusqu'alors.
Non, et même il ne le croyait pas encore. Quoique son regard pût traverser
le fantôme d'outre en outre, quoiqu'il le vît là debout devant lui,
quoiqu'il sentit l'influence glaciale de ses yeux glacés par la mort,
quoiqu'il remarquât jusqu'au tissu du foulard plié qui lui couvrait la
tête, en passant sous son menton, et auquel il n'avait point pris garde
auparavant, il refusait encore de croire et luttait contre le témoignage
de ses sens.
"Que veut dire ceci?" demanda Scrooge, caustique et froid comme toujours.
"Que désirez-vous de moi?"
- "Beaucoup de choses!"
C'est la voix de Marley, plus de doute à cet égard
"Qui êtes-vous?"
- "Demandez-moi qui j'étais."
- "Qui étiez-vous alors?" dit Scrooge, élevant la voix. "Vous êtes bien
puriste... pour une ombre."
- "De mon vivant j'étais votre associé, Jacob Marley."
- "Pouvez-vous... pouvez-vous vous asseoir?" demanda Scrooge en le
regardant d'un air de doute.
- "Je le puis."
- "Alors faites-le."
Scrooge fit cette question parce qu'il ne savait pas si un spectre aussi
transparent pouvait se trouver dans la condition voulue pour prendre un
siège, et il sentait que, si par hasard la chose était impossible, il le
réduirait à la nécessité d'une explication embarrassante. Mais le fantôme
s'assit en face de lui, de l'autre côté de la cheminée, comme s'il ne
faisait que cela toute la journée.
"Vous ne croyez pas en moi?" fit observer le spectre.
- "Non", dit Scrooge.
- "Quelle preuve de ma réalité voudriez-vous avoir, outre le témoignage de
vos sens?"
- "Je ne sais trop", répondit Scrooge.
- "Pourquoi doutez-vous de vos sens?"
- "Parce que", répondit Scrooge, "la moindre chose suffit pour les
affecter. Il suffit d'un léger dérangement dans l'estomac pour les rendre
trompeurs; et vous pourriez bien n'être au bout du compte qu'une tranche
de boeuf mal digérée, une demi-cuillerée de moutarde, un morceau de
fromage, un fragment de pomme de terre mal cuite. Qui que vous soyez, pour
un mort vous sentez plus la bierre que la bière."
Scrooge n'était pas trop dans l'habitude de faire des calembours, et il se
sentait alors réellement, au fond du coeur, fort peu disposé à faire le
plaisant. La vérité est qu'il essayait ce badinage comme un moyen de faire
diversion à ses pensées et de surmonter son effroi, car la voix du spectre
le faisait frissonner jusque dans la moelle des os.
Demeurer assis, même pour un moment, ses regards arrêtés sur ces yeux
fixes, vitreux, c'était là, Scrooge le sentait bien, une épreuve
diabolique. Il y avait aussi quelque chose de vraiment terrible dans cette
atmosphère infernale dont le spectre était environné. Scrooge ne pouvait
la sentir lui-même, mais elle n'était pas moins réelle; car, quoique le
spectre restât assis, parfaitement immobile, ses cheveux, les basques de
son habit, les glands de ses bottes étaient encore agités comme par la
vapeur chaude qui s'exhale d'un four.
"Voyez-vous ce cure-dent?" dit Scrooge, retournant vivement à la charge,
pour donner le change à sa frayeur, et désirant , ne fût-ce que pour une
seconde, détourner de lui le regard du spectre, froid comme un marbre.
- "Oui", répondit le fantôme.
- "Mais vous ne le regardez seulement pas", objecta Scrooge.
- "Cela ne m'empêche pas de le voir", dit le spectre.
- "Eh bien!" reprit Scrooge, "je n'ai qu'à l'avaler, et le reste de mes
jours je serai persécuté par une légion de lutins, tous de ma propre
création. Sottise, je vous dis... sottise!"
A ce mot le spectre poussa un cri effrayant et secoua sa chaîne avec un
bruit si lugubre et si épouvantable, que Scrooge se cramponna à sa chaise
pour s'empêcher de tomber en défaillance. Mais combien redoubla son
horreur lorsque le fantôme, ôtant le bandage qui entourait sa tête, comme
s'il était trop chaud pour le garder dans l'intérieur, de l'appartement,
sa mâchoire inférieure retomba sur sa poitrine.
Scrooge se jeta à genoux et se cacha le visage dans ses mains.
"Miséricorde!" s'écria-t-il. "Épouvantable apparition!... pourquoi
venez-vous me tourmenter?"
- "Ame mondaine et terrestre!" répliqua le spectre; "croyez-vous en moi ou
n'y croyez-vous pas?"
- "J'y crois", dit Scrooge; "il le faut bien. Mais pourquoi les esprits se
promènent-ils sur terre, et pourquoi viennent-ils me trouver?"
- "C'est une obligation de chaque homme", répondit le spectre, "que son
âme renfermée au dedans de lui se mêle à ses semblables et voyage de tous
côtés; si elle ne le fait pendant la vie, elle est condamnée à le faire
après la mort. Elle est obligée d'errer par le monde... (oh! malheureux
que je suis!).... et doit être témoin inutile de choses dont il ne lui est
plus possible de prendre sa part, quand elle aurait pu en jouir avec les
autres sur la terre pour les faire servir à son bonheur!"
Le spectre poussa encore un cri, secoua sa chaîne et tordit ses mains
fantastiques.
"Vous êtes enchaîné?" demanda Scrooge tremblant; "dites-moi pourquoi."
- "Je porte la chaîne que j'ai forgée pendant ma vie", répondit le fantôme.
"C'est moi qui l'ai faite anneau par anneau, mètre par mètre; c'est moi
qui l'ai suspendue autour de mon corps, librement et de ma propre volonté,
comme je la porterai toujours de mon plein gré. Est-ce que le modèle vous
en paraît étrange?"
Scrooge tremblait de plus en plus.
"Ou bien voudriez-vous savoir", poursuivit le spectre, "le poids et la
longueur du câble énorme que vous traînez vous-même? Il était exactement
aussi long et aussi pesant que cette chaîne que vous voyez, il y a
aujourd'hui sept veilles de Noël. Vous y avez travaillé depuis. C'est une
bonne chaîne à présent!"
Scrooge regarda autour de lui sur le plancher, s'attendant à se trouver
lui-même entouré de quelque cinquante ou soixante brasses de câbles de fer;
mais il ne vit rien.
"Jacob", dit-il d'un ton suppliant, "mon vieux Jacob Marley, parlez-moi
encore. Adressez-moi quelques paroles de consolation, Jacob."
- "Je n'ai pas de consolation à donner", reprit le spectre. "Les
consolations viennent d'ailleurs, Ebenezer Scrooge; elles sont apportées
par d'autres ministres à d'autres espèces d'hommes que vous. Je ne puis
non plus vous dire tout ce que je voudrais. Je n'ai plus que très peu de
temps à ma disposition. Je ne puis me reposer, je ne puis m'arrêter, je ne
puis séjourner nulle part. Mon esprit ne s'écarta jamais guère au-delà de
notre comptoir; vous savez, pendant ma vie, mon esprit ne dépassa jamais
les étroites limites de notre bureau de change; et voilà pourquoi,
maintenant, il me reste à faire tant de pénibles voyages."
C'était chez Scrooge une habitude de fourrer les mains dans les goussets
de son pantalon toutes les fois qu'il devenait pensif. Réfléchissant à ce
qu'avait dit le fantôme, il prit la même attitude, mais sans lever les
yeux et toujours agenouillé.
"Il faut donc que vous soyez bien en retard, Jacob", fit observer Scrooge
en véritable homme d'affaires, quoique avec humilité et déférence.
- "En retard!" répéta le spectre.
- "Mort depuis sept ans", rumina Scrooge, "et en route tout ce temps-là."
- "Tout ce temps-là", dit le spectre... "ni trêve ni repos, l'incessante
torture du remords."
- "Vous voyagez vite?" demanda Scrooge.
- "Sur les ailes du vent", répliqua le fantôme.
- "Vous devez avoir vu bien du pays en sept ans", reprit Scrooge.
Le spectre, entendant ces paroles, poussa un troisième cri, et produisit
avec sa chaîne un cliquetis si horrible dans le morne silence de la nuit,
que le guet aurait eu toutes les raisons du monde de le traduire en
justice pour cause de tapage nocturne.
"Oh! captif, enchaîné, chargé de fers!" s'écria-t-il, "pour avoir oublié
que chaque homme doit s'associer, pour sa part, au grand travail de
l'humanité, prescrit par l'Être suprême, et en perpétuer le progrès, car
cette terre doit passer dans l'éternité avant que le bien dont elle est
susceptible soit entièrement développé: pour avoir oublié que l'immensité
de nos regrets ne pourra pas compenser les occasions manquées dans notre
vie! et cependant c'est ce que j'ai fait: oh! oui, malheureusement, c'est
ce que j'ai fait!"
- "Cependant vous fûtes toujours un homme exact, habile en affaires,
Jacob", balbutia Scrooge, qui commençait en ce moment à faire un retour
sur lui-même.
- "Les affaires!" s'écria le fantôme en se tordant de nouveau les mains. "C'est
l'humanité qui était mon affaire; c'est le bien général qui était mon
affaire; c'est la charité, la miséricorde, la tolérance et la
bienveillance; c'est tout cela qui était mon affaire. Les opérations de
mon commerce n'étaient qu'une goutte d'eau dans le vaste océan de mes
affaires."
Il releva sa chaîne de toute la longueur de son bras, comme pour montrer
la cause de tous ses stériles regrets, et la rejeta lourdement à terre.
"C'est à cette époque de l'année expirante", dit le spectre, "que je
souffre le plus. Pourquoi ai-je alors traversé la foule de mes semblables
toujours les yeux baissés vers les choses de la terre, sans les lever
jamais vers cette étoile bénie qui conduisit les mages à une pauvre
demeure? N'y avait-il donc pas de pauvres demeures aussi vers lesquelles
sa lumière aurait pu me conduire?"
Scrooge était très effrayé d'entendre le spectre continuer sur ce ton, et
il commençait à trembler de tous ses membres.
"Écoutez-moi", s'écria le fantôme. "Mon temps est bientôt passé."
- "J'écoute", dit Scrooge; "mais épargnez-moi, ne faites pas trop de
rhétorique, Jacob, je vous en prie."
- "Comment se fait-il que je paraisse devant vous sous une forme que vous
puissiez voir, je ne saurais le dire. Je me suis assis mainte et mainte
fois à vos côtés en restant invisible."
Ce n'était pas une idée agréable. Scrooge fut saisi de frissons et essuya
la sueur qui découlait de son front.
"Et ce n'est pas mon moindre supplice", continua le spectre... "je suis
ici ce soir pour vous avertir qu'il vous reste encore une chance et un
espoir d'échapper à ma destinée, une chance et un espoir que vous tiendrez
de moi, Ebenezer."
- "Vous fûtes toujours pour moi un bon ami", dit Scrooge. "Merci."
- "Vous allez être hanté par trois esprits", ajouta le spectre.
La figure de Scrooge devint en un moment aussi pâle que celle du fantôme
lui-même.
"Est-ce là cette chance et cet espoir dont vous me parliez, Jacob?"
demanda-t-il d'une voix défaillante.
- "Oui."
- "Je... je... crois que j'aimerais mieux qu'il n'en fût rien", dit
Scrooge.
- "Sans leurs visites", reprit le spectre, "vous ne pouvez espérer
d'éviter mon sort. Attendez-vous à recevoir le premier demain quand
l'horloge sonnera une heure."
- "Ne pourrais-je pas les prendre tous à la fois pour en finir, Jacob?"
insinua Scrooge.
- "Attendez le second à la même heure la nuit d'après, et le troisième la
nuit suivante, quand le dernier coup de minuit aura cessé de vibrer. Ne
comptez pas me revoir, mais, dans votre propre intérêt, ayez soin de vous
rappeler ce qui vient de se passer entre nous."
Après avoir ainsi parlé, le spectre prit sa mentonnière sur la table et
l'attacha autour de sa tête comme auparavant. Scrooge le comprit au bruit
sec que firent ses dents lorsque les deux mâchoires furent réunies l'une à
l'autre par le bandage. Alors il se hasarda à lever les yeux et aperçut
son visiteur surnaturel, debout devant lui, portant sa chaîne roulée
autour de son bras.
L'apparition s'éloigna en marchant à reculons; à chaque pas qu'elle
faisait, la fenêtre se soulevait un peu, de sorte que, quand le spectre
l'eût atteinte, elle était toute grande ouverte. Il fit signe à Scrooge
d'approcher; celui-ci obéit. Lorsqu'ils furent à deux pas l'un de l'autre,
l'ombre de Marley leva la main et l'avertit de ne pas approcher davantage.
Scrooge s'arrêta, non pas tant par obéissance que par surprise et par
crainte; car, au moment où le fantôme leva la main, il entendit des bruits
confus dans l'air, des sons incohérents de lamentation et de désespoir,
des plaintes d'une inexprimable tristesse, des voix de regrets et de
remords. Le spectre, ayant un moment prêté l'oreille, se joignit à ce
choeur lugubre et s'évanouit au sein de la nuit pâle et sombre.
Scrooge suivit l'ombre jusqu'à la fenêtre, et, dans sa curiosité
haletante, il regarda par la croisée.
L'air était rempli de fantômes errant çà et là, comme des âmes en peine,
exhalant, à mesure qu'ils passaient, de profonds gémissements.
Chacun d'eux traînait une chaîne comme le spectre de Marley; quelques-uns,
en petit nombre (c'étaient peut-être des cabinets de ministres complices
d'une même politique), étaient enchaînés ensemble; aucun n'était libre.
Plusieurs avaient été, pendant leur vie, personnellement connus de Scrooge.
Il avait été intimement lié avec un vieux fantôme en gilet blanc, à la
cheville duquel était attaché un monstrueux anneau de fer et qui se
lamentait piteusement de ne pouvoir assister une malheureuse femme avec
son enfant qu'il voyait au-dessous de lui sur le seuil d'une porte. Le
supplice de tous ces spectres consistait évidemment en ce qu'ils
s'efforçaient, mais trop tard, d'intervenir dans les affaires humaines,
pour y faire quelque bien; ils en avaient pour jamais perdu le pouvoir.
Ces créatures fantastiques se fondirent-elles dans le brouillard ou le
brouillard vint-il les envelopper dans son ombre? Scrooge n'en put rien
savoir, mais et les ombres et leurs voix s'éteignirent ensemble, et la
nuit redevint ce qu'elle avait été lorsqu'il était rentré chez lui.
Il ferma la fenêtre: il examina soigneusement la porte par laquelle était
entré le fantôme. Elle était fermée à double tour, comme il l'avait fermée
de ses propres mains; les verrous n'étaient point dérangés. Il essaya de
dire:
"Sottise!", mais il s'arrêta à la première syllabe. Se sentant un grand
besoin de repos, soit par suite de l'émotion qu'il avait éprouvée, des
fatigues de la journée, de cet aperçu du monde invisible, ou de la triste
conversation du spectre, soit à cause de l'heure avancée, il alla droit à
son lit, sans même se déshabiller, et s'endormit aussitôt.
Le premier des trois esprits
Quand Scrooge s'éveilla, il faisait si noir, que, regardant de son lit, il
pouvait à peine distinguer la fenêtre transparente des murs opaques de sa
chambre. Il s'efforçait de percer l'obscurité avec ses yeux de furet,
lorsque l'horloge d'une église voisine sonna les quatre quarts. Scrooge
écouta pour savoir l'heure.
À son grand étonnement, la lourde cloche alla de six à sept, puis de sept
à huit, et ainsi régulièrement jusqu'à douze; alors elle s'arrêta. Minuit!
Il était deux heures passées quand il s'était couché. L'horloge allait
donc mal? Un glaçon devait s'être introduit dans les rouages. Minuit!
Scrooge toucha le ressort de sa montre à répétition, pour corriger
l'erreur de cette horloge qui allait tout de travers. Le petit pouls
rapide de la montre battit douze fois et s'arrêta.
"Comment! il n'est pas possible", dit Scrooge, "que j'ai dormi tout un
jour et une partie d'une seconde nuit. Il n'est pas possible qu'il soit
arrivé quelque chose au soleil et qu'il soit minuit à midi!"
Cette idée étant de nature à l'inquiéter, il sauta à bas de son lit et
marcha à tâtons vers la fenêtre. Il fut obligé d'essuyer les vitres gelées
avec la manche de sa robe de chambre avant de pouvoir bien voir, et encore
il ne put pas voir grand-chose. Tout ce qu'il put distinguer, c'est que le
brouillard était toujours très épais, qu'il faisait extrêmement froid,
qu'on n'entendait pas dehors les gens aller et venir et faire grand bruit,
comme cela aurait indubitablement eu lieu si le jour avait chassé la nuit
et prit possession du monde. Ce lui fut un grand soulagement; car sans
cela que seraient devenues ses lettres de change: "à trois jours de vue,
payez à M. Ebenezer Scrooge ou à son ordre", et ainsi de suite? de pures
hypothèques sur les brouillards de l'Hudson.
Scrooge reprit le chemin de son lit et se mit à penser, à repenser, à
penser encore à tout cela, toujours et toujours et toujours, sans rien y
comprendre. Plus il pensait, plus il était embarrassé; et plus il
s'efforçait de ne pas penser, plus il pensait. Le spectre de Marley le
troublait excessivement. Chaque fois qu'après un mûr examen il décidait,
au-dedans de lui-même, que tout cela était un songe, son esprit, comme un
ressort qui cesse d'être comprimé, retournait en hâte à sa première
position et lui présentait le même problème à résoudre "était-ce ou
n'était-ce pas un songe?".
Scrooge demeura dans cet état jusqu'à ce que le carillon eût sonné trois
quarts d'heure de plus; alors il se souvint tout à coup que le spectre
l'avait prévenu d'une visite quand le timbre sonnerait une heure. Il
résolut de se tenir éveillé jusqu'à ce que l'heure fût passée, et
considérant qu'il ne lui était pas plus possible de s'endormir que
d'avaler la lune, c'était peut-être la résolution la plus sage qui fût en
son pouvoir.
Ce quart d'heure lui parut si long, qu'il crut plus d'une fois s'être
assoupi sans s'en apercevoir, et n'avoir pas entendu sonner l'heure.
L'horloge à la fin frappa son oreille attentive.
"Ding, dong!"
- "Un quart", dit Scrooge comptant.
- "Ding, dong!"
- "La demie!" dit Scrooge.
- "Ding, dong!"
- "Les trois quarts", dit Scrooge.
- "Ding, dong!"
- "L'heure, l'heure", s'écria Scrooge triomphant, "et rien d'autre!"
Il parlait avant que le timbre de l'horloge eût retenti; mais au moment où
celui-ci eût fait entendre un coup profond, lugubre, sourd, mélancolique,
une vive lueur brilla aussitôt dans la chambre et les rideaux de son lit
furent tirés.
Les rideaux de son lit furent tirés, vous dis-je, de côté, par une main
invisible; non pas les rideaux qui tombaient à ses pieds ou derrière sa
tête, mais ceux vers lesquels son visage était tourné. Les rideaux de son
lit furent tirés, et Scrooge, se dressant dans l'attitude d'une personne à
demi couchée, se trouva face à face avec le visiteur surnaturel qui les
tirait, aussi près de lui que je le suis maintenant de vous, et notez que
je me tiens debout, en esprit, à votre coude.
C'était une étrange figure... celle d'un enfant; et néanmoins, pas aussi
semblable à un enfant qu'à un vieillard vu au travers de quelque milieu
surnaturel, qui lui donnait l'air de s'être éloigné à distance et d'avoir
diminué jusqu'aux proportions d'un enfant. Ses cheveux, qui flottaient
autour de son cou et tombaient sur son dos, étaient blancs comme si c'eût
été l'effet de l'âge; et cependant son visage n'avait pas une ride, sa
peau brillait de l'incarnat le plus délicat. Les bras étaient très longs
et musculeux; les mains de même, comme s'il eût possédé une force peu
commune. Ses jambes et ses pieds, très délicatement formés, étaient nus,
comme les membres supérieurs. Il portait une tunique du blanc le plus pur,
et autour de sa taille était serrée une ceinture lumineuse, qui brillait
d'un vif éclat. Il tenait à la main une branche verte de houx fraîchement
coupée; et, par un singulier contraste avec cet emblème de l'hiver, il
avait ses vêtements garnis des fleurs de l'été.
Mais la chose la plus étrange qui fut en lui, c'est que du sommet de sa
tête jaillissait un brillant jet de lumière, à l'aide duquel toutes ces
choses étaient visibles, et d'où venait, sans doute, que dans ses moments
de tristesse il se servait en guise de chapeau d'un grand éteignoir, qu'il
tenait présentement sous son bras.
Ce n'était point là cependant, en regardant de plus près, son attribut le
plus étrange aux yeux de Scrooge. Car, comme sa ceinture brillait et
reluisait tantôt sur un point, tantôt sur un autre, ce qui était clair un
moment devenait obscur l'instant d'après; l'ensemble de sa personne
subissait aussi ces fluctuations et se montrait en conséquence sous des
aspects divers. Tantôt c'était un être avec un seul bras, une seule jambe
ou bien vingt jambes, tantôt deux jambes sans tête, tantôt une tête sans
corps; les membres qui disparaissaient à la vue ne laissaient pas
apercevoir un seul contour dans l'obscurité épaisse au milieu de laquelle
ils s'évanouissaient. Puis, par un prodige singulier, il redevenait
lui-même, aussi distinct et aussi visible que jamais.
"Monsieur", demanda Scrooge, "êtes-vous l'esprit dont la venue m'a été
prédite?"
- "Je le suis."
La voix était douce et agréable, singulièrement basse, comme si, au lieu
d'être si près de lui, il se fût trouvé dans l'éloignement.
"Qui êtes-vous donc?" demanda Scrooge.
- "Je suis l'esprit de Noël passé."
- "Passé depuis longtemps?" demanda Scrooge, remarquant la stature du
nain.
- "Non, votre dernier Noël."
Peut-être Scrooge n'aurait pu dire pourquoi, si on le lui avait demandé,
mais il éprouvait un désir tout particulier de voir l'esprit coiffé de son
chapeau, et il le pria de se couvrir.
"Eh quoi!" s'écria le spectre, "voudriez-vous sitôt éteindre avec des
mains mondaines la lumière que je donne? N'est-ce pas assez que vous soyez
un de ceux dont les passions égoïstes m'ont fait ce chapeau et me forcent
à le porter à travers les siècles enfoncé sur mon front!"
Scrooge nia respectueusement qu'il eut l'intention de l'offenser, et
protesta qu'à aucune époque de sa vie il n'avait volontairement "coiffé"
l'esprit. Puis il osa lui demander quelle besogne l'amenait.
"Votre bonheur!" dit le fantôme.
Scrooge se déclara fort reconnaissant, mais il ne put s'empêcher de penser
qu'une nuit de repos non interrompu aurait contribué davantage à atteindre
ce but. Il fallait que l'esprit l'eût entendu penser, car il dit
immédiatement:
"Votre conversion, alors... Prenez garde!"
Tout en parlant, il étendit sa forte main et le saisit doucement par le
bras.
"Levez-vous! et marchez avec moi!"
C'eût été en vain que Scrooge aurait allégué que le temps et l'heure
n'étaient pas propices pour une promenade à pied; que son lit était chaud
et le thermomètre bien au-dessous de glace; qu'il était légèrement vêtu,
n'ayant que ses pantoufles, sa robe de chambre et son bonnet de nuit; et
qu'en même temps il avait à ménager son rhume. Pas moyen de résister à
cette étreinte, quoique aussi douce que celle d'une main de femme. Il se
leva; mais, s'apercevant que l'esprit se dirigeait vers la fenêtre, il
saisit sa robe dans une attitude suppliante.
"Je ne suis qu'un mortel", lui représenta Scrooge, "et par conséquent je
pourrais bien tomber."
- "Permettez seulement que ma main vous touche là", dit l'esprit, mettant
sa main sur le coeur de Scrooge, "et vous serez soutenu dans bien d'autres
épreuves encore."
Comme il prononçait ces paroles, ils passèrent à travers la muraille et se
trouvèrent sur une route en rase campagne, avec des champs de chaque côté.
La ville avait entièrement disparu: on ne pouvait plus en voir de vestige.
L'obscurité et le brouillard s'étaient évanouis en même temps, car c'était
un jour d'hiver, brillant de clarté, et la neige couvrait la terre.
"Bon Dieu!" dit Scrooge en joignant les mains tandis qu'il promenait ses
regards autour de lui. "C'est en ce lieu que j'ai été élevé; c'est ici que
j'ai passé mon enfance!"
L'esprit le regarda avec bonté. Son doux attouchement, quoiqu'il eût été
léger et n'eût duré qu'un instant, avait réveillé la sensibilité du
vieillard. Il avait la conscience d'une foule d'odeurs flottant dans
l'air, dont chacune était associée avec un millier de pensées,
d'espérances, de joies et de préoccupations oubliées depuis longtemps,
bien longtemps!
"Votre lèvre tremble", dit le fantôme. "Et qu'est-ce que vous avez donc là
sur la joue?"
- "Rien," dit Scrooge tout bas, d'une voix singulièrement émue; "ce n'est
pas la peur qui me creuse les joues; ce n'est rien, c'est seulement une
fossette que j'ai là. Menez-moi, je vous prie, où vous voulez."
- "Vous vous rappelez le chemin?" demanda l'esprit.
- "Me le rappeler!..." s'écria Scrooge avec chaleur. "Je pourrais m'y
retrouver les yeux bandés."
- "Il est bien étrange alors que vous l'ayez oublié depuis tant d'années!"
fit observer le fantôme. "Avançons."
Ils marchèrent le long de la route, Scrooge reconnaissant chaque porte;
chaque poteau, chaque arbre, jusqu'au moment où un petit bourg apparut
dans le lointain, avec son pont, son église et sa rivière au cours
sinueux. Quelques poneys aux longs crins se montrèrent en ce moment
trottant vers eux, montés par des enfants qui appelaient d'autres enfants
juchés dans des carrioles rustiques et des charrettes que conduisaient des
fermiers. Tous ces enfants étaient très animés, et échangeaient ensemble
mille cris variés, jusqu'à ce que les vastes campagnes furent si remplies
de cette musique joyeuse, que l'air mis en vibration riait de l'entendre.
"Ce ne sont là que les ombres des choses qui ont été", dit le spectre.
"Elles ne se doutent pas de notre présence."
Les gais voyageurs avancèrent vers eux; et, à mesure qu'ils venaient,
Scrooge les reconnaissait et appelait chacun d'eux par son nom. Pourquoi
était-il réjoui, plus qu'on ne peut dire, de les voir? pourquoi son oeil,
ordinairement sans expression, s'illuminait-il? pourquoi son coeur
bondissait-il à mesure qu'ils passaient? Pourquoi fut-il rempli de bonheur
quand il les entendit se souhaiter l'un à l'autre un gai Noël, en se
séparant aux carrefours et aux chemins de traverse qui devaient les
ramener chacun à son logis? Qu'était un gai Noël pour Scrooge? Foin du gai
Noël! Quel bien lui avait-il jamais fait?
"L'école n'est pas encore tout à fait déserte", dit le fantôme. "Il y
reste encore un enfant solitaire, oublié par ses amis."
Scrooge dit qu'il le reconnaissait, et il soupira.
Ils quittèrent la grand-route pour s'engager dans un chemin creux
parfaitement connu de Scrooge, et s'approchèrent bientôt d'une
construction en briques d'un rouge sombre, avec un petit dôme surmonté
d'une girouette; sous le dôme une cloche était suspendue. C'était une
maison vaste, mais qui témoignait des vicissitudes de la fortune; car on
se servait peu de ses spacieuses dépendances; les murs en étaient humides
et couverts de mousse, les fenêtres brisées, et les portes délabrées. Des
poules gloussaient et se pavanaient dans les écuries; les remises et les
hangars étaient envahis par l'herbe. À l'intérieur, elle n'avait pas gardé
plus de restes de son ancien état; car, en entrant dans le sombre
vestibule et en jetant un regard à travers les portes ouvertes de
plusieurs pièces, ils les trouvèrent pauvrement meublées, froides et
solitaires; il y avait dans l'air une odeur de renfermé; tout, en ce lieu,
respirait un dénuement glacial qui donnait à penser que ses habitants se
levaient souvent avant le jour pour travailler, et n'avaient pas trop de
quoi manger.
Ils allèrent, l'esprit et Scrooge, à travers le vestibule, à une porte
située sur le derrière de la maison. Elle s'ouvrit devant eux, et laissa
voir une longue salle triste et déserte, que rendaient plus déserte encore
des rangées de bancs et de pupitres en simple sapin. À l'un de ces
pupitres, près d'un faible feu, lisait un enfant demeuré tout seul;
Scrooge s'assit sur un banc et pleura en se reconnaissant lui-même,
oublié, délaissé comme il avait coutume de l'être alors.
Pas un écho endormi dans la maison, pas un cri des souris se livrant
bataille derrière les boiseries, pas un son produit par le jet d'eau à
demi gelé, tombant goutte à goutte dans l'arrière-cour, pas un soupir du
vent parmi les branches sans feuilles d'un peuplier découragé, pas un
battement sourd d'une porte de magasin vide, non, non, pas le plus léger
pétillement du feu qui ne fit sentir au coeur de Scrooge sa douce
influence et ne donnât un plus libre cours à ses larmes.
L'esprit lui toucha le bras et lui montra l'enfant cet autre lui-même,
attentif à sa lecture.
Soudain, un homme vêtu d'un costume étranger, visible comme je vous vois,
parut debout derrière la fenêtre, avec une hache attachée à sa ceinture,
et conduisant par le licou un âne chargé de bois. "Mais c'est Ali-Baba!"
s'écria Scrooge en extase. "C'est le bon vieil Ali-Baba, l'honnête homme!
Oui, oui, je le reconnais. C'est un jour de Noël que cet enfant là-bas
avait été laissé ici tout seul, et que lui il vint, pour la première fois,
précisément accoutré comme cela. Pauvre enfant! Et Valentin", dit Scrooge,
"et son coquin de frère, Orson; les voilà aussi. Et quel est son nom à
celui-là, qui fut déposé tout endormi, presque nu, à la porte de Damas; ne
le voyez-vous pas? Et le palefrenier du sultan renversé sens dessus
dessous par les génies; le voilà la tête en bas! Bon! traitez-le comme il
le mérite; j'en suis bien aise."
"Qu'avait-il besoin d'épouser la princesse!"
Quelle surprise pour ses confrères de la Cité, s'ils avaient pu entendre
Scrooge dépenser tout ce que sa nature avait d'ardeur et d'énergie à
s'extasier sur de tels souvenirs, moitié riant, moitié pleurant, avec un
son de voix des plus extraordinaires, et voir l'animation empreinte sur
les traits de son visage!
"Voilà le perroquet!" continua-t-il; "le corps vert et la queue jaune,
avec une huppe semblable à une laitue sur le haut de la tête; le voilà!
Pauvre Robinson Crusoé! lui criait-il quand il revint au logis, après
avoir fait le tour de l'île en canot. Pauvre Robinson Crusoé, où avez-vous
été, Robinson Crusoé?"
"L'homme, croyait rêver, mais non, il ne rêvait pas. C'était le perroquet,
vous savez. Voilà Vendredi courant à la petite baie pour sauver sa vie!
Allons, vite, courage, houp!"
Puis, passant d'un sujet à un autre avec une rapidité qui n'était point
dans son caractère, touché de compassion pour cet autre lui-même qui
lisait ces contes: "Pauvre enfant!" répéta-t-il, et il se mit encore à
pleurer.
"Je voudrais..." murmura Scrooge en mettant la main dans sa poche et en
regardant autour de lui après s'être essuyé les yeux avec sa manche; "mais
il est trop tard maintenant."
- "Qui a-t-il?" demanda l'esprit.
- "Rien", dit Scrooge, "rien. Je pensais à un enfant qui chantait un Noël
hier soir à ma porte; je voudrais lui avoir donné quelque chose: voilà
tout."
Le fantôme sourit d'un air pensif, et de la main lui fit signe de se taire
en disant: "Voyons un autre Noël."
À ces mots, Scrooge vit son autre lui-même déjà grandi, et la salle devint
un peu plus sombre et un peu plus sale. Les panneaux s'étaient fendillés,
les fenêtres étaient crevassées, des fragments de plâtre étaient tombés du
plafond, et les lattes se montraient à découvert. Mais comment tous ces
changements à vue se faisaient-ils? Scrooge ne le savait pas plus que
vous. Il savait seulement que c'était exact, que tout s'était passé comme
cela, qu'il se trouvait là, seul encore, tandis que tous les autres jeunes
garçons étaient allés passer les joyeux jours de fête dans leurs familles.
Maintenant il ne lisait plus, mais se promenait de long en large en proie
au désespoir. Scrooge regarda le spectre; puis, avec un triste hochement
de tête, jeta du côté de la porte un coup d'oeil plein d'anxiété.
Elle s'ouvrit; et une petite fille, beaucoup plus jeune que l'écolier,
entra comme un trait; elle passa ses bras autour de son cou et l'embrassa
plusieurs fois en lui disant:
"Cher, cher frère! Je suis venue pour vous emmener à la maison, cher
frère", dit-elle en frappant ses petites mains l'une contre l'autre, et
toute courbée en deux à force de rire. "Vous emmener à la maison, à la
maison, à la maison!"
- "À la maison, petite Fanny? répéta l'enfant."
- "Oui", dit-elle radieuse. "À la maison, pour tout de bon, à la maison,
pour toujours, toujours. Papa est maintenant si bon, en comparaison de ce
qu'il était autrefois, que la maison est comme un paradis! Un de ces
soirs, comme j'allais me coucher, il me parla avec une si grande
tendresse, que je n'ai pas eu peur de lui demander encore une fois si vous
ne pourriez pas venir à la maison; il m'a répondu que oui, que vous le
pouviez, et m'a envoyée avec une voiture pour vous chercher. Vous allez
être un homme! ajouta-t-elle en ouvrant de grands yeux; vous ne reviendrez
jamais ici; mais d'abord, nous allons demeurer ensemble toutes les fêtes
de Noël, et passer notre temps de la manière la plus joyeuse du monde."
- "Vous êtes une vraie femme, petite Fanny!", s'écria le jeune garçon.
Elle battit des mains et se mit à rire; ensuite elle essaya de lui
caresser la tête; mais, comme elle était trop petite, elle se mit à rire
encore, et se dressa sur la pointe des pieds pour l'embrasser. Alors, dans
son empressement enfantin, elle commença à l'entraîner vers la porte, et
lui, il l'accompagnait sans regret.
Une voix terrible se fit entendre dans le vestibule:
"Descendez la malle de master Scrooge, allons!" Et en même temps parut le
maître en personne, qui jeta sur le jeune M. Scrooge un regard de
condescendance farouche, et le plongea dans un trouble affreux en lui
secouant la main en signe d'adieu. Il l'introduisit ensuite, ainsi que sa
soeur, dans la vieille salle basse, la plus froide qu'on ait jamais vue,
véritable cave, où les cartes suspendues aux murailles, les globes
célestes et terrestres dans les embrasures de fenêtres, semblaient glacés
par le froid. Il leur servit une carafe d'un vin singulièrement léger, et
un morceau de gâteau singulièrement lourd, régalant lui-même de ces
friandises le jeune couple, en même temps qu'il envoyait un domestique de
chétive apparence pour offrir "quelque chose" au postillon, qui répondit
qu'il remerciait bien monsieur, mais que, si c'était le même vin dont il
avait déjà goûté auparavant, il aimait mieux ne rien prendre. Pendant ce
temps-là on avait attaché la malle de maître Scrooge sur le haut de la
voiture; les enfants dirent adieu de très grand coeur au maître, et,
montant en voiture, ils traversèrent gaiement l'allée du jardin; les roues
rapides faisaient jaillir, comme des flots d'écume, la neige et le givre
qui recouvraient les sombres feuilles des arbres.
"Ce fut toujours une créature délicate qu'un simple souffle aurait pu
flétrir, dit le spectre... Mais elle avait un grand coeur."
- "Oh! oui", s'écria Scrooge. "Vous avez raison. Ce n'est pas moi qui
dirai le contraire, esprit, Dieu m'en garde!"
- "Elle est morte mariée", dit l'esprit, "et a laissé deux enfants, je
crois."
- "Un seul", répondit Scrooge.
- "C'est vrai", dit le spectre, votre neveu.
Scrooge parut mal à l'aise et répondit brièvement: "Oui."
Quoiqu'ils n'eussent fait que quitter la pension en ce moment, ils se
trouvaient déjà dans les rues populeuses d'une ville, où passaient et
repassaient des ombres humaines, où des ombres de charrettes et de
voitures se disputaient le pavé, où se rencontraient enfin le bruit et
l'agitation d'une véritable ville. On voyait assez clairement, à l'étalage
des boutiques, que là aussi on célébrait le retour de Noël; mais c'était
le soir, et les rues étaient éclairées.
Le spectre s'arrêta à la porte d'un certain magasin, et demanda à Scrooge
s'il le reconnaissait.
"Si je le reconnais!" dit Scrooge. "N'est-ce pas ici que j'ai fait mon
apprentissage?"
Ils entrèrent. À la vue d'un vieux monsieur en perruque galloise, assis
derrière un pupitre si élevé, que, si le gentleman avait eu deux pouces de
plus, il se serait cogné la tête contre le plafond, Scrooge s'écria en
proie à une grande excitation:
"Mais c'est le vieux Fezziwig! Dieu le bénisse! C'est Fezziwig
ressuscité!"
Le vieux Fezziwig posa sa plume et regarda l'horloge, qui marquait sept
heures. Il se frotta les mains, rajusta son vaste gilet, rit de toutes ses
forces, depuis la plante des pieds jusqu'à la pointe des cheveux, et
appela d'une voix puissante, sonore, riche, pleine et joviale:
"Holà! oh! Ebenezer! Dick!"
L'autre Scrooge, devenu maintenant un jeune homme, entra lestement,
accompagné de son camarade d'apprentissage .
"C'est Dick Wilkins, pour sûr!" dit Scrooge au fantôme... "Oui, c'est lui;
miséricorde! le voilà. Il m'était très attaché, le pauvre Dick! ce bien
cher Dick!"
- "Allons, allons, mes enfants!" s'écria Fezziwig, "on ne travaille plus
ce soir. C'est la veille de Noël, Dick. C'est Noël, Ebenezer! Vite,
mettons les volets, cria le vieux Fezziwig en faisant gaiement claquer ses
mains. Allons tôt! comment! ce n'est pas encore fait?"
Vous ne croiriez jamais de quel coeur ces deux gaillards se mirent à
l'ouvrage! Ils se précipitèrent dans la rue avec les volets, un, deux,
trois; ... les mirent en place, quatre, cinq, six; posèrent les barres et
les clavettes; sept, huit, neuf, et revinrent avant que vous eussiez pu
compter jusqu'à douze, haletants comme des chevaux de course.
"Ohé! oh!" s'écria le vieux Fezziwig descendant de son pupitre avec une
merveilleuse agilité. "Débarrassons, mes enfants, et faisons de la place
ici! Holà, Dick! Allons, preste, Ebenezer!"
Débarrasser! ils auraient même tout déménagé s'il avait fallu, sous les
yeux du vieux Fezziwig. Ce fut fait en une minute. Tout ce qui était
transportable fut enlevé comme pour disparaître à tout jamais de la vie
publique, le plancher balayé et arrosé, les lampes apprêtées, un tas de
charbon jeté sur le feu, et le magasin devint une salle de bal aussi
commode, aussi chaude, aussi sèche, aussi brillante qu'on pouvait le
désirer pour une soirée d'hiver.
Vint alors un ménétrier avec son livre de musique. Il monta au haut du
grand pupitre, en fit un orchestre et produisit des accords réjouissants
comme la colique. Puis entra Mme Fezziwig, un vaste sourire en personne;
puis entrèrent les trois miss Fezziwig, radieuses et adorables; puis
entrèrent les six jeunes poursuivants dont elles brisaient les coeurs;
puis entrèrent tous les jeunes gens et toutes les jeunes filles employés
dans le commerce de la maison; puis entra la servante avec son cousin le
boulanger; puis entra la cuisinière avec l'ami intime de son frère, le
marchand de lait; puis entra le petit apprenti d'en face, soupçonné de ne
pas avoir assez de quoi manger chez son maître; il se cachait derrière la
servante du numéro 15, à laquelle sa maîtresse, le fait était prouvé,
avait tiré les oreilles. Ils entrèrent tous, l'un après l'autre,
quelques-uns d'un air timide, d'autres plus hardiment, ceux-ci avec grâce,
ceux-là avec gaucherie, qui poussant, qui tirant; enfin tous entrèrent de
façon ou d'autre et n'importe comment. Ils partirent tous, vingt couples à
la fois, se tenant par la main et formant une ronde. La moitié se porte en
avant, puis revient en arrière; c'est au tour de ceux-ci à se balancer en
cadence, c'est au tour de ceux-là à entraîner le mouvement; puis ils
recommencent tous à tourner en rond plusieurs fois, se groupant, se
serrant, se poursuivant les uns les autres: le vieux couple n'est jamais à
sa place, et les jeunes couples repartent avec vivacité, quand ils l'ont
mis dans l'embarras, puis, enfin, la chaîne est rompue et les danseurs se
trouvent sans vis-à-vis. Après ce beau résultat, le vieux Fezziwig,
frappant des mains pour suspendre la danse, s'écria: "C'est bien!" et le
ménétrier plongea son visage échauffé dans un pot de porter, spécialement
préparé à cette intention. Mais, lorsqu'il reparut, dédaignant le repos,
il recommença de plus belle, quoiqu'il n'y eût pas encore de danseurs,
comme si l'autre ménétrier avait été reporté chez lui, épuisé, sur un
volet de fenêtre, et que ce fut un nouveau musicien qui fut venu le
remplacer, résolu à vaincre ou à périr.
Il y eut encore des danses, et le jeu des gages touchés; puis encore des
danses, un gâteau du négus, une énorme pièce de rôti froid, une autre de
bouilli froid, des pâtés au hachis et de la bière en abondance. Mais le
grand effet de la soirée, ce fut après le rôti et le bouilli, quand le
ménétrier (un fin matois, remarquez bien, un diable d'homme qui
connaissait bien son affaire: ce n'est ni vous ni moi qui aurions pu lui
en remontrer!) commença à jouer "Sir Robert de Coverley". Alors s'avança
le vieux Fezziwig pour danser avec Mme Fezziwig.
Ils se placèrent en tête de la danse. En voilà de la besogne! vingt-trois
ou vingt-quatre couples à conduire, et des gens avec lesquels il n'y avait
pas à badiner, des gens qui voulaient danser et ne savaient ce que c'était
que d'aller le pas.
Mais quand ils auraient bien été deux ou trois fois aussi nombreux quatre
fois même, le vieux Fezziwig aurait été capable de leur tenir tête, Mme
Fezziwig pareillement. Quant à elle, c'était sa digne compagne, dans toute
l'étendue du mot. Si ce n'est pas là un assez bel éloge, qu'on m'en
fournisse un autre, et j'en ferai mon profit. Les mollets de Fezziwig
étaient positivement comme deux astres. C'étaient des lunes qui se
multipliaient dans toutes les évolutions de la danse. Ils paraissaient,
disparaissaient, reparaissaient de plus belle. Et quand le vieux Fezziwig
et Mme Fezziwig eurent exécuté toute la danse: avancez et reculez, tenez
votre danseuse par la main, balancez, saluez; le tire-bouchon; enfilez
l'aiguille et reprenez vos places; Fezziwig faisait des entrechats si
lestement, qu'il semblait jouer du flageolet avec ses jambes, et retombait
ensuite en place sur ses pieds, droit comme un I.
Quand l'horloge sonna onze heures, ce bal domestique prit fin. M. et Mme
Fezziwig allèrent se placer de chaque coté de la porte, et secouant
amicalement les mains à chaque personne individuellement, lui aux hommes,
elle aux femmes, à mesure que l'on sortait, ils leur souhaitèrent à tous
un joyeux Noël. Lorsqu'il ne resta plus que les deux apprentis, ils leur
firent les mêmes adieux, puis les voix joyeuses se turent, et les jeunes
gens regagnèrent leurs lits placés sous un comptoir de l'arrière-boutique.
Pendant tout ce temps, Scrooge s'était agité comme un homme qui aurait
perdu l'esprit. Son coeur et son âme avaient pris part à cette scène avec
son autre lui-même. Il reconnaissait tout, se rappelait tout, jouissait de
tout et éprouvait la plus étrange agitation. Ce ne fût plus que quand ces
brillants visages de son autre lui-même et de Dick eurent disparu à leurs
yeux, qu'il se souvint du fantôme et s'aperçut que ce dernier le
considérait très attentivement, tandis que la lumière dont sa tête était
surmontée brillait d'une clarté de plus en plus vive.
"Il faut bien peu de chose", dit le fantôme, "pour inspirer à ces sottes
gens tant de reconnaissance..."
- "Peu de chose!" répéta Scrooge.
L'esprit lui fit signe d'écouter les deux apprentis qui répandaient leurs
coeurs en louanges sur Fezziwig, puis ajouta, lorsqu'il eut obéi:
"Eh quoi! voila-t-il pas grand-chose? Il a dépensé quelques livres
sterling de votre argent mortel; trois ou quatre peut-être. Cela vaut-il
la peine de lui donner tant d'éloges?"
- "Ce n'est pas cela", dit Scrooge excité par cette remarque, et parlant,
sans s'en douter, comme son autre lui-même et non pas comme le Scrooge
d'aujourd'hui.
"Ce n'est pas cela, esprit. Fezziwig a le pouvoir de nous rendre heureux
ou malheureux; de faire que notre service devienne léger ou pesant, un
plaisir ou une peine. Que ce pouvoir consiste en paroles et en regards, en
choses si insignifiantes, si fugitives qu'il est impossible de les
additionner et de les aligner en compte, eh bien, qu'est-ce que cela fait?
le bonheur qu'il nous donne est tout aussi grand que s'il coûtait une
fortune."
Scrooge surprit le regard perçant de l'esprit et s'arrêta.
"Qu'est-ce que vous avez?" demanda le fantôme.
- "Rien de particulier", répondit Scrooge.
- "Vous avez l'air d'avoir quelque chose", dit le spectre avec insistance.
- "Non", reprit Scrooge, "non. Seulement j'aimerais à pouvoir dire en ce
moment un mot ou deux à mon commis. Voilà tout."
Son autre lui-même éteignit les lampes au moment où il exprimait ce désir;
et Scrooge et le fantôme se trouvèrent de nouveau côte à côte en plein
air.
"Mon temps s'écoule", fit observer l'esprit... "Vite!"
Cette parole n'était point adressée à Scrooge ou à quelqu'un qu'il pût
voir, mais elle produisit un effet immédiat, car Scrooge se revit encore.
Il était plus âgé maintenant, un homme dans la fleur de l'âge. Son visage
n'avait point les traits durs et sévères de sa maturité; mais il avait
commencé à porter les marques de l'inquiétude et de l'avarice. Il y avait
dans son regard une mobilité ardente, avide, inquiète, indice de la
passion qui avait pris racine en lui: on devinait déjà de quel coté allait
se projeter l'ombre de l'arbre qui commençait à grandir.
Il n'était pas seul, il se trouvait au contraire à côté d'une belle jeune
fille vêtue de deuil, dont les yeux pleins de larmes brillaient à la
lumière du spectre de Noël passé.
"Peu importe", disait-elle doucement, "à vous du moins. Une autre idole a
pris ma place, et, si elle peut vous réjouir et vous consoler plus tard,
comme j'aurais essayé de le faire, je n'ai pas autant de raisons de
m'affliger."
- "Quelle idole a pris votre place?" répondit-il.
- "Le veau d'or."
- "Voilà bien l'impartialité du monde!" dit-il. "Il n'y a rien qu'il
traite plus durement que la pauvreté; et il n'y a rien qu'il fasse
profession de condamner avec autant de sévérité que la poursuite de la
richesse!"
- "Vous craignez trop l'opinion du monde", répliquait la jeune fille avec
douceur. "Vous avez sacrifié toutes vos espérances à celle d'échapper un
jour à son mépris sordide. J'ai vu vos plus nobles aspirations disparaître
une à une, jusqu'à ce que la passion dominante, le lucre, vous ait
absorbé. N'ai-je pas raison?"
- "Eh bien! quoi?" reprit-il. "Lors même que je serais devenu plus
raisonnable en vieillissant, après? je ne suis pas changé à votre égard."
Elle secoua la tête.
"Suis-je changé?"
- "Notre engagement est bien ancien. Nous l'avons pris ensemble quand nous
étions tous les deux pauvres et contents de notre état, en attendant le
jour où nous pourrions améliorer notre fortune en ce monde par notre
patiente industrie. Vous avez bien changé. Quand cet engagement fut pris,
vous étiez un autre homme."
- "J'étais un enfant", s'écria-t-il avec impatience.
- "Votre propre conscience vous dit que vous n'étiez point alors ce que
vous êtes aujourd'hui", répliqua-t-elle. "Pour moi, je suis la même. Ce
qui pouvait nous promettre le bonheur, quand nous n'avions qu'un coeur,
n'est plus qu'une source de peines depuis que nous en avons deux. Combien
de fois et avec quelle amertume j'y ai pensé, je ne veux pas vous le dire.
Il suffit que j'y aie pensé, et que je puisse à présent vous rendre votre
parole."
- "Ai-je jamais cherché à la reprendre?"
- "De bouche, non, jamais."
- "Comment, alors?"
- "En changeant du tout au tout. Votre humeur n'est plus la même, ni
l'atmosphère au milieu de laquelle vous vivez, ni l'espérance qui était le
but principal de votre vie. Si cet engagement n'eût jamais existé entre
nous, dit la jeune fille, le regardant avec douceur, mais avec fermeté,
dites-le-moi, rechercheriez-vous ma main aujourd'hui? Oh! non."
Il parut prêt à céder en dépit de lui-même à cette supposition trop
vraisemblable. Cependant il ne se rendit pas encore.
"Vous ne le pensez pas", dit-il.
- "Je serais bien heureuse de penser autrement si je le pouvais",
répondit-elle; "Dieu le sait! Pour que je me sois rendue moi-même à une
vérité aussi pénible, il faut bien qu'elle ait une force irrésistible.
Mais, si vous étiez libre aujourd'hui ou demain, comme hier, puis-je
croire que vous choisiriez pour femme une fille sans dot, vous qui, dans
vos plus intimes confidences, alors que vous lui ouvrez votre coeur avec
le plus d'abandon, ne cessez de peser toutes choses dans les balances de
l'intérêt, et de tout estimer par le profit que vous pouviez en retirer!
ou si, venant à oublier un instant, à cause d'elle, les principes qui font
votre seule règle de conduite, vous vous arrêtiez à ce choix, ne sais-je
donc pas que vous ne tarderiez point à le regretter et à vous en repentir?
j'en suis convaincue; c'est pourquoi je vous rends votre liberté, de grand
coeur, à cause même de l'affection que je vous portais autrefois, quand
vous étiez si différent de ce que vous êtes aujourd'hui."
Il allait parler; mais elle continua en détournant les yeux:
"Peut-être... mais non, disons plutôt: sans aucun doute, la mémoire du
passé m'autorise à l'espérer, vous souffrirez de ce parti. Mais encore un
peu, bien peu de temps, et vous bannirez avec empressement ce souvenir
importun comme un rêve inutile et fâcheux dont vous vous féliciterez
d'être délivré. Puisse la nouvelle existence que vous aurez choisie vous
rendre heureux!"
Elle le quitta, et ils se séparèrent.
"Esprit", dit Scrooge, "ne me montrez plus rien! Ramenez-moi à la maison.
Pourquoi vous plaisez-vous à me tourmenter?"
- "Encore une ombre!" cria le spectre.
- "Non, plus d'autres!" dit Scrooge; "je n'en veux pas voir davantage. Ne
me montrez plus rien!..."
Mais le fantôme impitoyable l'étreignit entre ses deux bras et le força à
considérer la suite des événements.
Ils se trouvèrent tout à coup transportés dans un autre lieu où une scène
d'un autre genre vint frapper leurs regards; et était une chambre ni
grande ni belle, mais agréable et commode. Près d'un bon feu d'hiver était
assise une belle jeune fille, qui ressemblait tellement à la dernière, que
Scrooge la prit pour elle, jusqu'à ce qu'il aperçut cette dernière devenue
maintenant une grave mère de famille, assise vis-à-vis de sa fille. Le
bruit qui se faisait dans cette chambre était assourdissant, car il y
avait là plus d'enfants que Scrooge, dans l'agitation extrême de son
esprit, n'en pouvait compter; et, bien différents de la joyeuse troupe
dont parle le poème, au lieu de quarante enfants silencieux comme s'il n'y
en avait eu qu'un seul, chacun d'eux, au contraire, se montrait bruyant et
tapageur comme quarante. La conséquence inévitable d'une telle situation
était un vacarme dont rien ne saurait donner une idée; mais personne ne
semblait s'en inquiéter. Bien plus, la mère et la fille en riaient de tout
leur coeur et s'en amusaient beaucoup. Celle-ci, ayant commencé à se mêler
à leurs jeux, fut aussitôt mise au pillage par ces petits brigands, qui la
traitèrent sans pitié. Mais voilà qu'en ce moment on entendit frapper à la
porte, et il s'ensuivit immédiatement un tel tumulte et une telle
confusion, que ce groupe aussi bruyant qu'animé qui l'entourait la porta
violemment, sans qu'elle put s'en défendre, la figure riante et les
vêtements en désordre, du côté de la porte, au-devant du père qui rentrait
suivi d'un homme chargé de joujoux et de cadeaux de Noël. Qu'on se figure
les cris, les batailles, les assauts livrés au commissionnaire sans
défense! C'est à qui l'escaladera avec des chaises en guise d'échelles,
pour fouiller dans ses poches, lui arracher les petits paquets enveloppés
de papier gris, le saisir par la cravate, se suspendre à son cou, lui
distribuer, en signe d'une tendresse que rien ne peut réprimer, force
coups de poing dans le dos, force coups de pied dans les os des jambes. Et
puis, quels cris de joie et de bonheur accueillent l'ouverture de chaque
paquet! Quel effet produit la fâcheuse nouvelle que le marmot a été pris
sur le fait, mettant dans sa bouche une poêle à frire du petit ménage, et
qu'il est plus que suspecté d'avoir avalé un dindon en sucre, collé sur un
plat de bois! Quel immense soulagement de reconnaître que c'est une fausse
alarme! Leur joie, leur reconnaissance, leur enthousiasme, tout cela ne
saurait se décrire. Enfin, l'heure étant arrivée, peu à peu les enfants,
avec leurs émotions, sortent du salon l'un après l'autre, montent
l'escalier quatre à quatre jusqu'à leur chambre, située au dernier étage,
où ils se couchent, et le calme renaît.
Alors Scrooge redoubla d'attention quand le maître du logis, sur lequel
s'appuyait tendrement sa fille, s'assit entre elle et sa mère, au coin du
feu; et quand il vint à penser qu'une autre créature semblable, tout aussi
gracieuse, tout aussi belle, aurait pu l'appeler son père et faire un
printemps du triste hiver de sa vie, ses yeux se remplirent de larmes.
"Bella", dit le mari se tournant vers sa femme avec un sourire, "j'ai vu
ce soir un de vos anciens amis."
- "Qui donc?"
- "Devinez!"
- "Comment le puis-je?... Mais j'y suis", ajouta-t-elle aussitôt en riant
comme lui. "C'est M. Scrooge."
- "Lui-même. Je passais devant la fenêtre de son comptoir; et, comme les
volets n'étaient point fermés et qu'il avait de la lumière, je n'ai pu
m'empêcher de le voir. Son associé se meurt, dit-on; il était donc là seul
comme toujours, je pense, tout seul au monde."
- "Esprit", dit Scrooge d'une voix saccadée, "éloignez-moi d'ici."
- "Je vous ai prévenu", répondit le fantôme, "que je vous montrerais les
ombres de ce qui a été; ne vous en prenez pas à moi si elles sont ce
qu'elles sont, et non autre chose."
- "Emmenez-moi!" s'écria Scrooge, "je ne puis supporter davantage ce
spectacle!"
Il se tourna vers l'esprit, et voyant qu'il le regardait avec un visage
dans lequel, par une singularité étrange, se retrouvaient des traits épars
de tous les visages qu'il lui avait montrés, il se jeta sur lui.
"Laissez-moi!" s'écria-t-il; "ramenez-moi, cessez de m'obséder!"
Dans la lutte, si toutefois c'était une lutte, car le spectre, sans aucune
résistance apparente, ne pouvait être ébranlé par aucun effort de son
adversaire, Scrooge observa que la lumière de sa tête brillait, de plus en
plus éclatante. Rapprochant alors dans son esprit cette circonstance de
l'influence que le fantôme exerçait sur lui, il saisit l'éteignoir et, par
un mouvement soudain, le lui enfonça vivement sur la tête.
L'esprit s'affaissa tellement sous ce chapeau fantastique, qu'il disparut
presque en entier; mais Scrooge avait beau peser sur lui de toutes ses
forces, il ne pouvait venir à bout de cacher la lumière, qui s'échappait
de dessous l'éteignoir et rayonnait autour de lui sur le sol.
Il se sentit épuisé et dominé par un irrésistible besoin de dormir, puis
bientôt il se trouva dans sa chambre à coucher. Alors il fit un dernier
effort pour enfoncer encore davantage l'éteignoir, sa main se détendit, et
il n'eut que le temps de rouler sur son lit avant de tomber dans un
profond sommeil.
Le second des trois esprits
Réveillé au milieu d'un ronflement d'une force prodigieuse, et s'asseyant
sur son lit pour recueillir ses pensées, Scrooge n'eut pas besoin qu'on
lui dise que l'horloge allait de nouveau sonner une heure. Il sentit de
lui-même qu'il reprenait connaissance juste à point nommé pour se mettre
en rapport avec le second messager qui lui serait envoyé par
l'intervention de Jacob Marley.
Mais, trouvant très désagréable le frisson qu'il éprouvait en restant là à
se demander lequel de ses rideaux tirerait ce nouveau spectre, il les tira
tous les deux de ses propres mains, puis, se laissant retomber sur son
oreiller, il tint l'oeil au guet tout autour de son lit, car il désirait
affronter bravement l'esprit au moment de son apparition, et n'avait envie
ni d'être assailli par surprise, ni de se laisser dominer par une trop
vive émotion.
Messieurs les esprits forts, habitués à ne douter de rien, qui se piquent
d'être blasés sur tous les genres d'émotion, et de se trouver, à toute
heure, à la hauteur des circonstances, expriment la vaste étendue de leur
courage impassible en face des aventures imprévues, en se déclarant prêts
à tout, depuis une partie de croix ou pile, jusqu'à une partie d'honneur
(c'est ainsi, je crois, qu'on appelle l'homicide). Entre ces deux
extrêmes, il se trouve, sans aucun doute, un champ assez spacieux et une
grande variété de sujets. Sans vouloir faire de Scrooge un matamore si
farouche, je ne saurais m'empêcher de vous prier de croire qu'il était
prêt aussi à défier un nombre presque infini d'apparitions étranges et
fantastiques, et à ne se laisser étonner par quoi que ce fût en ce genre,
depuis la vue d'un enfant au berceau, jusqu'à celle d'un rhinocéros!
Mais, s'il s'attendait presque à tout, il n'était, par le fait, nullement
préparé à ce qu'il n'y eût rien, et c'est pourquoi, quand l'horloge vint à
sonner une heure, et qu'aucun fantôme ne lui apparut, il fut pris d'un
frisson violent et se mit à trembler de tous ses membres. Cinq minutes,
dix minutes, un quart d'heure se passèrent, rien ne se montra. Pendant
tout ce temps, il demeura étendu sur son lit, où se réunissaient, comme en
un point central, les rayons d'une lumière rougeâtre qui l'éclaira tout
entier quand l'horloge annonça l'heure.
Cette lumière toute seule lui causait plus d'alarmes qu'une douzaine de
spectres, car il ne pouvait en comprendre ni la signification ni la cause,
et parfois il craignait d'être en ce moment un cas intéressant de
combustion spontanée, sans avoir au moins la consolation de le savoir. À
la fin, cependant, il commença à penser, comme vous et moi l'aurions pensé
d'abord (car c'est toujours la personne qui ne se trouve point dans
l'embarras, qui sait ce qu'on aurait dû faire alors, et ce qu'elle aurait
fait incontestablement); à la fin, dis-je, il commença à penser que le
foyer mystérieux de cette lumière fantastique pourrait être dans la
chambre voisine, d'où, en la suivant pour ainsi dire à la trace, on
reconnaissait qu'elle semblait s'échapper. Cette idée s'empara si
complètement de son esprit, qu'il se leva aussitôt tout doucement, mit ses
pantoufles, et se glissa sans bruit du côté de la porte.
Au moment où Scrooge mettait la main sur la serrure, une voix étrange
l'appela par son nom et lui dit d'entrer. Il obéit.
C'était bien son salon; il n'y avait pas le moindre doute à cet égard;
mais son salon avait subi une transformation surprenante. Les murs et le
plafond étaient si richement décorés de guirlandes de feuillage verdoyant,
qu'on eût dit un bosquet véritable dont toutes les branches reluisaient de
baies cramoisies.
Les feuilles lustrées du houx, du gui et du lierre reflétaient la lumières
comme si l'on y avait suspendu une infinité de petits miroirs; dans la
cheminée flambait un feu magnifique, tel que ce foyer morne et froid comme
la pierre n'en avait jamais connu au temps de Scrooge ou de Marley, ni
depuis bien des hivers.
On voyait, entassés sur le plancher, pour former une sorte de trône, des
dindes, des oies, du gibier de toute espèce, des volailles grasses, des
viandes froides, des cochons de lait, des jambons, des aunes de saucisses,
des pâtés de hachis, des plum-pudding, des barils d'huîtres, des marrons
rôtis, des pommes vermeilles, des oranges juteuses, des poires
succulentes, d'immense gâteaux des rois et des bols de punch bouillant qui
obscurcissaient la chambre de leur délicieuse vapeur. Un joyeux géant,
superbe à voir, s'étalait à l'aise sur ce lit de repos; il portait à la
main une torche allumée, dont la forme se rapprochait assez d'une corne
d'abondance, et il l'éleva au-dessus de sa tête pour que sa lumière vint
frapper Scrooge, lorsque ce dernier regarda au travers de la porte
entrebâillée.
"Entrez!" s'écria le fantôme. "Entrez! N'ayez pas peur de faire plus ample
connaissance avec moi, mon ami!"
Scrooge entra timidement, inclinant la tête devant l'esprit. Ce n'était
plus le Scrooge rechigné d'autrefois; et, quoique les yeux du spectre
fussent doux et bienveillants, il baissait les siens devant lui.
"Je suis l'esprit de Noël présent", dit le fantôme. "Regardez-moi!"
Scrooge obéit avec respect. Ce Noël-là était vêtu d'une simple robe, ou
tunique, d'un vert foncé, bordée d'une fourrure blanche. Elle retombait si
négligemment sur son corps, que sa large poitrine demeurait découverte,
comme s'il eût dédaigné de chercher à se cacher ou à se garantir par aucun
artifice. Ses pieds, qu'on pouvait voir sous les amples plis de cette
robe, étaient nus pareillement; et, sur sa tête, il ne portait pas d'autre
coiffure qu'une couronne de houx, semée çà et là de petits glaçons
brillants. Les longues boucles de sa chevelure brune flottaient en
liberté; elles étaient aussi libres que sa figure était franche, son oeil
étincelant, sa main ouverte, sa voix joyeuse, ses manières dépouillées de
toute contrainte et son air riant. Un antique fourreau était suspendu à sa
ceinture, mais sans épée, et à demi rongé par la rouille.
"Vous n'avez encore jamais vu mon semblable!" s'écria l'esprit.
- "Jamais", répondit Scrooge.
- "Est-ce que vous n'avez jamais fait route avec les plus jeunes membres
de ma famille, je veux dire (car je suis très jeune) mes frères aînés de
ces dernières années?" poursuivit le fantôme.
- "Je ne le crois pas", dit Scrooge. "J'ai peur que non. Est-ce que vous
avez eu beaucoup de frères, esprit?"
- "Plus de dix-huit cents", dit le spectre.
- "Une famille terriblement nombreuse, quelle dépense!" murmura Scrooge.
Le fantôme de Noël présent se leva.
"Esprit", dit Scrooge avec soumission, "conduisez-moi où vous voudrez. Je
suis sorti la nuit dernière malgré moi, et j'ai reçu une leçon qui
commence à porter son fruit. Ce soir si vous avez quelque chose à
m'apprendre, je ne demande pas mieux que d'en faire mon profit."
- "Touchez ma robe!"
Scrooge obéit et se cramponna à sa robe: houx, gui, baies rouges, lierre,
dindes, oies, gibier, volailles, jambon, viandes, cochons de lait,
saucisses, huîtres, pâtés, pudding, fruits et punch, tout s'évanouit à
l'instant. La chambre, le feu, la lueur rougeâtre, la nuit disparurent de
même: ils se trouvèrent dans les rues de la ville, le matin de Noël, où
les gens, sous l'impression d'un froid un peu vif, faisaient partout un
genre de musique quelque peu sauvage, mais avec un entrain dont le bruit
n'était pas sans charme, en raclant la neige qui couvrait les trottoirs
devant leur maison, ou en la balayant de leurs gouttières, d'où elle
tombait dans la rue à la grande joie des enfants, ravis de la voir ainsi
rouler en autant de petites avalanches artificielles.
Les façades des maisons paraissaient bien noires et les fenêtres encore
davantage, par le contraste qu'elles offraient avec la nappe de neige unie
et blanche qui s'étendait sur les toits, et celle même qui recouvrait la
terre, quoiqu'elle fût moins virginale; car la couche supérieure en avait
été comme labourée en sillons profonds par les roues pesantes des
charrettes et des voitures; ces ornières légères se croisaient et se
recroisaient l'une l'autre des milliers de fois aux carrefours des
principales rues, et formaient un labyrinthe inextricable de rigoles
entremêlées, à travers la bourbe jaunâtre durcie sous sa surface, et l'eau
congelée par le froid. Le ciel était sombre; les rues les plus étroites
disparaissaient enveloppées dans un épais brouillard qui tombait en
verglas et dont les atomes les plus pesants descendaient en une averse de
suie, comme si toutes les cheminées de la Grande-Bretagne avaient pris feu
de concert, et se ramonaient elles-mêmes à coeur joie. Londres, ni son
climat, n'avaient rien de bien agréable. Cependant on remarquait partout
dehors un air d'allégresse, que le plus beau jour et le plus brillant
soleil d'été se seraient en vain efforcés d'y répandre.
En effet, les hommes qui déblayaient les toits paraissaient joyeux et de
bonne humeur; ils s'appelaient d'une maison à l'autre, et de temps en
temps échangeaient en plaisantant une boule de neige (projectile
assurément plus inoffensif que maint sarcasme), riant de tout leur coeur
quand elle atteignait le but, et de grand coeur aussi quand elle venait à
le manquer.
Les boutiques de marchands de volailles étaient encore à moitié ouvertes,
celles des fruitiers brillaient de toute leur splendeur. Ici de gros
paniers, ronds, au ventre rebondi, pleins de superbes marrons, s'étalant
sur les portes, comme les larges gilets de ces bons vieux gastronomes
s'étalent sur leur abdomen, semblaient prêts à tomber dans la rue,
victimes de leur corpulence apoplectique; là, des oignons d'Espagne
rougeâtres, hauts en couleur, aux larges flancs, rappelant par cet
embonpoint heureux les moines de leur patrie, et lançant du haut de leurs
tablettes, d'agaçantes oeillades aux jeunes filles qui passaient en jetant
un coup d'oeil discret sur les branches de gui suspendues en guirlandes;
puis encore, des poires, des pommes amoncelées en pyramides appétissantes;
les grappes de raisin, que les marchands avaient eu l'attention délicate
de suspendre aux endroits les plus exposés à la vue, afin que les amateurs
se sentissent venir l'eau à la bouche et pussent se rafraîchir gratis en
passant; des tas de noisettes, moussues et brunes, faisant souvenir, par
leur bonne odeur, d'anciennes promenades dans les bois, où l'on avait le
plaisir d'enfoncer jusqu'à la cheville au milieu des feuilles sèches; des
biffins de Norfolk, dodues et brunes, qui faisaient ressortir la teinte
dorée des oranges et des citrons, et semblaient se recommander avec
instance par leur volume et leur apparence juteuse, pour qu'on les
emportât dans des sacs de papier, afin de les manger au dessert. Les
poissons d'or et d'argent, eux-mêmes, exposés dans des bocaux parmi ces
fruits de choix, quoique appartenant à une race triste et apathique,
paraissaient s'apercevoir, tout poissons qu'il étaient, qu'il se passait
quelque chose d'extraordinaire, allaient et venaient, ouvrant la bouche
tout autour de leur petit univers, dans un état d'agitation hébétée.
Et les épiciers donc! oh! les épiciers! Leurs boutiques étaient presque
fermées, moins peut-être un volet ou deux demeurés ouverts; mais que de
belles choses se laissaient voir à travers ces étroites lacunes! Ce
n'était pas seulement le son joyeux des balances retombant sur le
comptoir, ou le craquement de la ficelle sous les ciseaux qui la séparent
vivement de sa bobine pour envelopper les paquets, ni le cliquetis
incessant des bottes de fer-blanc pour servir le thé ou le moka aux
pratiques. Pan, pan, sur le comptoir; parais, disparais, elles
voltigeaient entre les mains des garçons comme les gobelets d'un
escamoteur; ce n'étaient pas seulement les parfums mélangés du thé et du
café si agréables à l'odorat, les raisins secs si beaux et si abondants,
les amandes d'une si éclatante blancheur, les bâtons de cannelle si longs
et si droits, les autres épices si délicieuses, les fruits confits si bien
glacés et tachetés de sucre candi, que leur vue seule bouleversait les
spectateurs les plus indifférents et les faisait sécher d'envie; ni les
figues moites et charnues, ou les pruneaux de Tours et d'Agen, à la
rougeur modeste, au goût acidulé, dans leurs corbeilles richement
décorées, ni enfin toutes ces bonnes choses ornées de leur parure de fête;
mais il fallait voir les pratiques, si empressées et si avides de réaliser
les espérances du jour, quelles se bousculaient à la porte, heurtaient
violemment l'un contre l'autre leurs paniers à provisions, oubliaient
leurs emplettes sur le comptoir, revenaient les chercher en courant, et
commettaient mille erreurs semblables de la meilleure humeur du monde,
tandis que l'épicier et ses garçons montraient tant de franchise et de
rondeur, que les coeurs de cuivre poli avec lesquels ils tenaient
attachées par derrière leurs serpillières, étaient l'image de leurs
propres coeurs exposés au public pour passer une inspection générale...,
de beaux coeurs dorés, des coeurs à prendre, si vous voulez,
mesdemoiselles!
Mais bientôt les cloches appelèrent les bonnes gens à l'église ou à la
chapelle; ils sortirent par troupes pour s'y rendre, remplissant les rues,
dans leurs plus beaux habits et avec leurs plus joyeux visages. Au même
moment, d'une quantité de petites rues latérales, de passages et de cours
sans nom, s'élancèrent une multitude innombrable de personnes, portant
leur dîner chez le boulanger pour le mettre au four. La vue de ces pauvres
gens chargés de leurs galas parut beaucoup intéresser l'esprit, car il se
tint, avec Scrooge à ses côtés, sur le seuil d'une boulangerie, et,
soulevant le couvercle des plats à mesure qu'ils passaient, il arrosait
d'encens leur dîner avec sa torche. C'était, en vérité, une torche fort
extraordinaire que la sienne, car, une fois ou deux, quelques porteurs de
dîners s'étant adressé des paroles de colère pour s'être heurtés un peu
rudement dans leur empressement, il en fit tomber sur eux quelques gouttes
d'eau; et aussitôt ces hommes reprirent toute leur bonne humeur, s'écriant
que c'était une honte de se quereller un jour de Noël. Et rien de plus
vrai! mon Dieu! rien de plus vrai!
Peu à peu les cloches se turent, les boutiques de boulangers se fermèrent,
mais il y avait comme un avant-goût réjouissant de tous ces dîners et des
progrès de leur cuisson dans la vapeur humide qui dégelait en l'air
au-dessus de chaque four, dont le carreau fumait comme s'il cuisait avec
les plats.
"Y a-t-il donc une saveur particulière dans ces gouttes que vous faites
tomber de votre torche en la secouant?" demanda Scrooge.
- "Certainement, il y a ma saveur, à moi."
- "Est-ce qu'elle peut se communiquer à toute espèce de dîner
aujourd'hui?" demanda Scrooge.
- "À tout dîner offert cordialement, et surtout aux plus pauvres."
- "Pourquoi aux plus pauvres?"
- "Parce que ce sont ceux qui en ont le plus besoin."
- "Esprit", dit Scrooge après un instant de réflexion, "je m'étonne alors
que, parmi tous les êtres qui remplissent les mondes situés autour de
nous, des esprits comme vous se soient chargés d'une commission aussi peu
charitable: celle de priver ces pauvres gens des occasions qui s'offrent à
eux de prendre un plaisir innocent."
- "Moi!" s'écria l'esprit.
- "Oui, puisque vous les privez du moyen de dîner tous les huit jours, et
cela le seul jour souvent où l'on puisse dire qu'ils dînent", continua
Scrooge. "N'est-ce pas vrai?"
- "Moi!" s'écria l'esprit.
- "Certainement; n'est-ce pas vous qui cherchez à faire fermer ces fours
le jour du sabbat?" dit Scrooge. "Et cela ne revient-il pas au même?"
- "Moi! je cherche cela!" s'écria l'esprit.
- "Pardonnez-moi, si je me trompe. Cela se fait en votre nom ou, du moins,
au nom de votre famille", dit Scrooge.
- "Il y a", répondit l'esprit, "sur cette terre où vous habitez, des
hommes qui ont la prétention de nous connaître et qui, sous notre nom, ne
font que servir leurs passions coupables, l'orgueil, la méchanceté, la
haine, l'envie, la bigoterie et l'égoïsme; mais ils sont aussi étrangers à
nous et à toute notre famille que s'ils n'avaient jamais vu le jour.
Rappelez-vous cela, et une autre fois rendez-les responsables de leurs
actes, mais non pas nous."
Scrooge le lui promit; alors ils se transportèrent, invisibles comme ils
l'avaient été jusque-là, dans les faubourgs de la ville. Une faculté
remarquable du spectre (Scrooge l'avait observé déjà chez le boulanger)
était de pouvoir, nonobstant sa taille gigantesque, s'arranger de toute
place, sans être gêné, en sorte que, sous le toit le plus bas, il
conservait la même grâce, la même majesté surnaturelle qu'il eût pu le
faire sous la voûte la plus élevée d'un palais.
Peut-être était-ce le plaisir qu'éprouvait le bon esprit à faire montre de
cette faculté singulière, ou bien encore la tendance de sa nature
bienveillante, généreuse, cordiale et sa sympathie pour les pauvres qui le
conduisit tout droit chez le commis de Scrooge; c'est là, en effet, qu'il
porta ses pas, emmenant avec lui Scrooge, toujours cramponné à sa robe.
Sur le seuil de la porte, l'esprit sourit et s'arrêta pour bénir, en
l'aspergeant de sa torche, la demeure de Bob Cratchit. Voyez! Bob n'avait
lui-même que quinze Bob par semaine; chaque samedi il n'empochait que
quinze exemplaires de son nom de baptême, et pourtant le fantôme du Noël
présent n'en bénit pas moins sa petite maison, composée de quatre
chambres!
Alors se leva mistress Cratchit, la femme de Cratchit, pauvrement vêtue
d'une robe retournée, mais, en revanche, toute parée de rubans à bon
marché, de ces rubans qui produisent, ma foi, un joli effet, pour la
bagatelle de douze sous. Elle mettait le couvert, aidée de Belinda
Cratchit, la seconde de ses filles, tout aussi enrubannée que sa mère,
tandis que maître Pierre Cratchit plongeait une fourchette dans la marmite
remplie de pommes de terre et ramenait jusque dans sa bouche les coins de
son monstrueux col de chemise, pas précisément son col de chemise, car
c'était celle de son père; mais Bob l'avait prêtée ce jour-là, en
l'honneur de Noël, à son héritier présomptif, lequel, heureux de se voir
si bien attifé, brûlait d'aller montrer son linge dans les parcs
fashionables. Et puis deux autres petits Cratchit, garçon et fille, se
précipitèrent dans la chambre en s'écriant qu'ils venaient de flairer
l'oie devant la boutique du boulanger, et qu'ils l'avaient bien reconnue
pour la leur. Ivres d'avance à la pensée d'une bonne sauce à la sauge et à
l'oignon, les petits gourmands se mirent à danser de joie autour de la
table, et portèrent aux nues maître Pierre Cratchit, le cuisinier du jour,
tandis que ce dernier (pas du tout fier, quoique son col de chemise fût si
copieux qu'il menaçait de l'étouffer) soufflait le feu, tant et si bien
que les pommes de terre en retard rattrapèrent le temps perdu et vinrent
taper, en bouillant, contre le couvercle de la casserole, pour avertir
qu'elles étaient bonnes à retirer et à peler.
"Qu'est-ce qui peut donc retenir votre excellent père?" dit mistress
Cratchit. "Et votre frère Tiny Tim? et Martha? Au dernier Noël, elle était
déjà arrivée depuis une demi-heure!"
- "La voici, Martha, mère!" s'écria une jeune fille qui parut en même
temps.
- "Voici Martha, mère!" répétèrent les deux petits Cratchit. "Hourra! si
vous saviez comme il y a une belle oie, Martha!"
- "Ah! chère enfant, que le bon Dieu vous bénisse! Comme vous venez tard!"
dit mistress Cratchit l'embrassant une douzaine de fois et la débarrassant
de son châle et de son chapeau avec une tendresse empressée.
- "C'est que nous avions beaucoup d'ouvrage à terminer hier soir, ma
mère", répondit la jeune fille, "et, ce matin, il a fallu le livrer!"
- "Bien! bien! n'y pensons plus, puisque vous voilà", dit mistress
Cratchit. "Allons! asseyez-vous près du feu et chauffez-vous, ma chère
enfant!"
- "Non, non! voici papa qui vient", crièrent les deux petits Cratchit
qu'on voyait partout en même temps. "Cache-toi, Martha, cache-toi!"
Et Martha se cacha; puis entra le petit Bob, le père Bob avec son
cache-nez pendant de trois pieds au moins devant lui, sans compter la
frange; ses habits usés jusqu'à la corde étaient raccommodés et brossés
soigneusement, pour leur donner un air de fête; Bob portait Tiny Tim sur
son épaule. Hélas! le pauvre Tiny Tim! il avait une petite béquille et une
mécanique en fer pour soutenir ses jambes.
"Eh bien! où est notre Martha?" s'écria Bob Cratchit en jetant les yeux
tout autour de lui.
- "Elle ne vient pas", répondit mistress Cratchit.
- "Elle ne vient pas?" dit Bob, frappé d'un abattement soudain et perdant
en un clin d'oeil tout cet élan de gaieté avec lequel il avait porté Tiny
Tim depuis l'église, toujours courant comme son dada, un vrai cheval de
course. "Elle ne vient pas! un jour de Noël!"
Martha ne put supporter de le voir ainsi contrarié, même pour rire; aussi
n'attendit-elle pas plus longtemps pour sortir de sa cachette, derrière la
porte du cabinet, et courut-elle se jeter dans ses bras, tandis que les
deux petits Cratchit s'emparèrent de Tiny Tim et le portèrent dans la
buanderie, afin qu'il pût entendre le pudding chanter dans la casserole.
"Et comment s'est comporté le petit Tiny Tim?" demanda Mrs Cratchit après
qu'elle eût raillé Bob de sa crédulité et que Bob eût embrassé sa fille
tout à son aise.
- "Comme un vrai bijou", dit Bob, "et mieux encore. Obligé qu'il est de
demeurer si longtemps assis tout seul, il devient réfléchi, et on ne
saurait croire toutes les idées qui lui passent par la tête. Il me disait,
en revenant, qu'il espérait avoir été remarqué dans l'église par les
fidèles, parce qu'il est estropié, et que les chrétiens doivent aimer,
surtout un jour de Noël, à se rappeler celui qui a fait marcher les
boiteux et voir les aveugles."
La voix de Bob tremblait en répétant ces mots; elle trembla plus encore
quand il ajouta que Tiny Tim devenait chaque jour plus fort et plus
vigoureux.
On entendit retentir sur le plancher son active petite béquille, et, à
l'instant, Tiny Tim rentra, escorté par le petit frère et la petite soeur
jusqu'à son tabouret, près du feu. Alors Bob, retroussant ses manches par
économie, comme si, le pauvre garçon! elles pouvaient s'user davantage,
prit du genièvre et des citrons et en composa dans un bol une sorte de
boisson chaude, qu'il fit mijoter sur la plaque après l'avoir agitée dans
tous les sens; pendant ce temps, maître Pierre et les deux petits Cratchit,
qu'on était sûr de trouver partout, allèrent chercher l'oie, qu'ils
rapportèrent bientôt en procession triomphale.
À voir le tumulte causé par cette apparition, on aurait dit qu'une oie est
le plus rare de tous les volatiles, un phénomène emplumé, auprès duquel un
cygne noir serait un lieu commun; et, en vérité, une oie était bien en
effet une des sept merveilles dans cette pauvre maison. Mrs Cratchit fit
bouillir le jus, préparé d'avance, dans une petite casserole; maître
Pierre écrasa les pommes de terre avec une vigueur incroyable; miss
Belinda sucra la sauce aux pommes; Martha essuya les assiettes chaudes;
Bob fit asseoir Tiny Tim près de lui à l'un des coins de la table; les
deux petits Cratchit placèrent des chaises pour tout le monde, sans
s'oublier eux-mêmes, et, une fois en faction à leur poste, fourrèrent
leurs cuillers dans leur bouche pour ne point céder à la tentation de
demander de l'oie avant que vînt leur tour d'être servis. Enfin, les plats
furent mis sur la table, et l'on dit le Benedicite, suivi d'un moment de
silence général, lorsque Mrs Cratchit, promenant lentement son regard le
long du couteau à découper, se prépara à le plonger dans les flancs de la
bête; mais à peine l'eût-elle fait, à peine la farce si longtemps attendue
se fût-elle précipitée par cette ouverture, qu'un murmure de bonheur
éclata tout autour de la table, et Tiny Tim lui-même, excité par les deux
petits Cratchit, frappa sur la table avec le manche de son couteau, et
cria d'une voix faible: "Hourra!"
Jamais on ne vit oie pareille! Bob dit qu'il ne croyait pas qu'on en eût
jamais fait cuire une semblable. Sa tendreté, sa saveur, sa grosseur, son
bon marché, furent le texte commenté par l'admiration universelle; avec la
sauce aux pommes et la purée de pommes de terre, elle suffit amplement
pour le dîner de toute la famille. "En vérité, dit Mrs Cratchit,
apercevant un petit atome d'os resté sur un plat, on n'a pas seulement pu
manger tout", et pourtant tout le monde en avait eu à bouche que veux-tu;
et les deux petits Cratchit, en particulier, étaient barbouillés jusqu'aux
yeux de sauce à la sauge et à l'oignon. Mais alors, les assiettes ayant
été changées par miss Belinda, Mrs Cratchit sortit seule, trop émue pour
supporter la présence de témoins, afin d'aller chercher le pudding et de
l'apporter sur la table.
Supposez qu'il soit manqué! supposez qu'il se brise quand on le
retournera! supposez que quelqu'un ait sauté par-dessus le mur de
l'arrière-cour et l'ait volé pendant qu'on se régalait de l'oie; à cette
supposition, les deux petits Cratchit devinrent blêmes! Il n'y avait pas
d'horreurs dont on ne fît la supposition.
Oh! oh! quelle vapeur épaisse! Le pudding était tiré du chaudron. Quelle
bonne odeur de lessive! (c'était le linge qui l'enveloppait). Quel mélange
d'odeurs appétissantes, qui rappellent le restaurateur, le pâtissier de la
maison d'à côté et la blanchisseuse sa voisine! C'était le pudding. Après
une demi-minute à peine d'absence, Mrs Cratchit rentrait, le visage animé,
mais souriante et toute glorieuse, avec le pudding, semblable à un boulet
de canon tacheté, si dur, si ferme, nageant au milieu d'un quart de pinte
d'eau-de-vie enflammée et surmonté de la branche de houx consacrée à Noël.
Oh! quel merveilleux pudding! Bob Cratchit déclara, et cela d'un ton calme
et sérieux, qu'il le regardait comme le chef-d'oeuvre de Mrs Cratchit
depuis leur mariage. Mrs Cratchit répondit que, à présent qu'elle n'avait
plus ce poids sur le coeur, elle avouerait qu'elle avait eu quelques
doutes sur la quantité de farine. Chacun eut quelque chose à en dire, mais
personne ne s'avisa de dire, s'il le pensa, que c'était un bien petit
pudding pour une aussi nombreuse famille. Franchement, c'eût été bien
vilain de le penser ou de le dire. Il n'y a pas de Cratchit qui n'en eût
rougi de honte.
Enfin, le dîner achevé, on enleva la nappe, un coup de balai fut donné au
foyer et le feu ravivé. Le grog fabriqué par Bob ayant été goûté et trouvé
parfait, on mit des pommes et des oranges sur la table et une grosse
poignée de marrons sous les cendres. Alors toute la famille se rangea
autour du foyer en cercle, comme disait Bob Cratchit, il voulait dire en
demi-cercle: on mit près de Bob tous les cristaux de la famille, savoir:
deux verres à boire et un petit verre à servir la crème dont l'anse était
cassée. Qu'est-ce que cela fait? Ils n'en contenaient pas moins la liqueur
bouillante puisée dans le bol tout aussi bien que des gobelets d'or
auraient pu le faire, et Bob la servit avec des yeux rayonnants de joie,
tandis que les marrons se fendaient avec fracas et pétillaient sous la
cendre. Alors Bob proposa ce toast:
"Un joyeux Noël pour nous tous, mes amis! Que Dieu nous bénisse!"
La famille entière fit écho.
"Que Dieu bénisse chacun de nous!", dit Tiny Tim le dernier de tous.
Il était assis très près de son père sur son tabouret. Bob tenait sa
petite main flétrie dans la sienne, comme s'il eût voulu lui donner une
marque plus particulière de sa tendresse et le garder à ses côtés de peur
qu'on ne vînt le lui enlever.
"Esprit", dit Scrooge avec un intérêt qu'il n'avait jamais éprouvé
auparavant, "dites-moi si Tiny Tim vivra."
- "Je vois une place vacante au coin du pauvre foyer", répondit le
spectre, "et une béquille sans propriétaire qu'on garde soigneusement. Si
mon successeur ne change rien à ces images, l'enfant mourra."
- "Non, non", dit Scrooge. "Oh! non, bon esprit! dites qu'il sera
épargné."
- "Si mon successeur ne change rien à ces images, qui sont l'avenir",
reprit le fantôme, "aucun autre de ma race ne le trouvera ici. Eh bien!
après! s'il meurt, il diminuera le superflu de la population."
Scrooge baissa la tête lorsqu'il entendit l'esprit répéter ses propres
paroles, et il se sentit pénétré de douleur et de repentir.
"Homme", dit le spectre, "si vous avez un coeur d'homme et non de pierre,
cessez d'employer ce jargon odieux jusqu'à ce que vous ayez appris ce que
c'est que ce superflu et où il se trouve. Voulez-vous donc décider quels
hommes doivent vivre, quels hommes doivent mourir? Il se peut qu'aux yeux
de Dieu vous soyez moins digne de vivre que des millions de créatures
semblables à l'enfant de ce pauvre homme. Grand Dieu! entendre l'insecte
sur la feuille déclarer qu'il y a trop d'insectes vivants parmi ses frères
affamés dans la poussière!"
Scrooge s'humilia devant la réprimande de l'esprit, et, tout tremblant,
abaissa ses regards vers la terre. Mais il les releva bientôt en entendant
prononcer son nom.
"À M. Scrooge!" disait Bob; "je veux vous proposer la santé de M. Scrooge,
le patron de notre petit gala."
- "Un beau patron, ma foi!" s'écria Mme Cratchit, rouge d'émotion; "je
voudrais le tenir ici, je lui en servirais un gala de ma façon, et il
faudrait qu'il eût bon appétit pour s'en régaler!"
- "Ma chère", reprit Bob...; "les enfants!... le jour de Noël!"
- "Il faut, en effet, que ce soit le jour de Noël", continua-t-elle, "pour
qu'on boive à la santé d'un homme aussi odieux, aussi avare, aussi dur et
aussi insensible que M. Scrooge. Vous savez s'il est tout cela, Robert!
Personne ne le sait mieux que vous, pauvre ami!"
- "Ma chère", répondit Bob doucement... "le jour de Noël."
- "Je boirai à sa santé pour l'amour de vous et en l'honneur de ce jour",
dit Mrs Cratchit, "mais non pour lui. Je lui souhaite donc une longue vie,
joyeux Noël et heureuse année! Voilà-t-il pas de quoi le rendre bien
heureux et bien joyeux! J'en doute."
Les enfants burent à la santé de M. Scrooge après leur mère; c'était la
première chose qu'ils ne fissent pas ce jour-là de bon coeur; Tiny Tim but
le dernier, mais il aurait bien donné son toast pour deux sous. Scrooge
était l'ogre de la famille; la mention de son nom jeta sur cette petite
fête un sombre nuage qui ne se dissipa complètement qu'après cinq grandes
minutes.
Ce temps écoulé, ils furent dix fois plus gais qu'avant, dès qu'on en eut
entièrement fini avec cet épouvantail de Scrooge. Bob Cratchit leur apprit
qu'il avait en vue pour Master Pierre une place qui lui rapporterait, en
cas de réussite, cinq schellings six pence par semaine. Les deux petits
Cratchit rirent comme des fous en pensant que Pierre allait entrer dans
les affaires, et Pierre lui-même regarda le feu d'un air pensif entre les
deux pointes de son col, comme s'il se consultait déjà pour savoir quelle
sorte de placement il honorerait de son choix quand il serait en
possession de ce revenu embarrassant.
Martha, pauvre apprentie chez une marchande de modes, raconta alors quelle
espèce d'ouvrage elle avait à faire, combien d'heures elle travaillait
sans s'arrêter, et se réjouit d'avance à la pensée qu'elle pourrait
demeurer fort tard au lit le lendemain matin, jour de repos passé à la
maison. Elle ajouta qu'elle avait vu, peu de jours auparavant, une
comtessese et un lord, et que le lord était bien à peu près de la taille
de Pierre; sur quoi Pierre tira si haut son col de chemise, que vous
n'auriez pu apercevoir sa tête si vous aviez été là. Pendant tout ce
temps, les marrons et le pot au grog circulaient à la ronde, puis Tiny Tim
se mit à chanter une ballade sur un enfant égaré au milieu des neiges;
Tiny Tim avait une petite voix plaintive et chanta sa romance à merveille,
ma foi!
Il n'y avait rien dans tout cela de bien aristocratique. Ce n'était pas
une belle famille; ils n'étaient bien vêtus ni les uns ni les autres;
leurs souliers étaient loin d'être imperméables; leurs habits n'étaient
pas cossus; Pierre pouvait bien même avoir fait la connaissance, j'en
mettrais ma main au feu, avec la boutique de quelque fripier. Cependant
ils étaient heureux, reconnaissants, charmés les uns des autres et
contents de leur sort; et, au moment où Scrooge les quitta, ils semblaient
de plus en plus heureux encore à la lueur des étincelles que la torche de
l'esprit répandait sur eux; aussi les suivit-il du regard, et en
particulier Tiny Tim, sur lequel il tint l'oeil fixé jusqu'au bout.
Cependant la nuit était venue, sombre et noire; la neige tombait à gros
flocons, et, tandis que Scrooge parcourait les rues avec l'esprit, l'éclat
des feux pétillait dans les cuisines, dans les salons, partout, avec un
effet merveilleux. Ici, la flamme vacillante laissait voir les préparatifs
d'un bon petit dîner de famille, avec les assiettes qui chauffaient devant
le feu, et des rideaux épais d'un rouge foncé, qu'on allait tirer bientôt
pour empêcher le froid et l'obscurité de la rue. Là, tous les enfants de
la maison s'élançaient dehors dans la neige au-devant de leurs soeurs
mariées, de leurs frères, de leurs cousins, de leurs oncles, de leurs
tantes, pour être les premiers à leur dire bonjour. Ailleurs, les
silhouettes des convives se dessinaient sur les stores. Un groupe de
belles jeunes filles, encapuchonnées, chaussées de souliers fourrés, et
causant toutes à la fois, se rendaient d'un pied léger chez quelque
voisin; malheur alors au célibataire (les rusées magiciennes, elles le
savaient bien!) qui les y verrait faire leur entrée avec leur teint
vermeil, animé par le froid!
À en juger par le nombre de ceux qu'ils rencontraient sur leur route se
rendant à d'amicales réunions, vous auriez pu croire qu'il ne restait plus
personne dans les maisons pour leur donner la bienvenue à leur arrivée,
quoique ce fut tout le contraire; pas une maison où l'on n'attendît
compagnie, pas une cheminée où l'on n'eût empilé le charbon jusqu'à la
gorge. Aussi, Dieu du ciel! comme l'esprit était ravi d'aise! comme il
découvrait sa large poitrine! comme il ouvrait sa vaste main! comme il
planait au-dessus de cette foule, déversant avec générosité sa joie vive
et innocente sur tout ce qui se trouvait à sa portée! Il n'y eut pas
jusqu'à l'allumeur de réverbères qui, dans sa course devant lui, marquant
de points lumineux les rues ténébreuses, tout habillé déjà pour aller
passer sa soirée quelque part, se mit à rire aux éclats lorsque l'esprit
passa près de lui, bien qu'il ne sût pas, le brave homme, qu'il eût en ce
moment pour compagnie Noël en personne.
Tout à coup, sans que le spectre eût dit un seul mot pour préparer son
compagnon à ce brusque changement, ils se trouvèrent au milieu d'un marais
triste, désert, parsemé de monstrueux tas de pierres brutes, comme si
c'eût été un cimetière de géants; l'eau s'y répandait partout où elle
voulait, elle n'avait pas d'autre obstacle que la gelée qui la retenait
prisonnière; il ne venait rien en ce triste lieu, si ce n'est de la
mousse, des genêts et une herbe chétive et rude. À l'horizon, du côté de
l'ouest, le soleil couchant avait laissé une traînée de feu d'un rouge
ardent qui illumina un instant ce paysage désolé, comme le regard
étincelant d'un oeil sombre, dont les paupières s'abaissant peu à peu,
jusqu'à ce qu'elles se ferment tout à fait, finirent par se perdre
complètement dans l'obscurité d'une nuit épaisse.
"Où sommes-nous?" demanda Scrooge.
- "Nous sommes où vivent les mineurs, ceux qui travaillent dans les
entrailles de la terre", répondit l'esprit; "mais ils me reconnaissent.
Regardez!"
Une lumière brilla à la fenêtre d'une pauvre hutte, et ils se dirigèrent
rapidement de ce côté. Passant à travers le mur de pierres et de boue, ils
trouvèrent une joyeuse compagnie assemblée autour d'un feu splendide. Un
vieux, vieux bonhomme et sa femme, leurs enfants, leurs petits-enfants, et
une autre génération encore, étaient tous là réunis, vêtus de leurs habits
de fête. Le vieillard, d'une voix qui s'élevait rarement au-dessus des
sifflements aigus du vent sur la lande déserte, leur chantait un Noël
(déjà fort ancien lorsqu'il n'était lui-même qu'un tout petit enfant); de
temps en temps ils reprenaient tous ensemble le refrain. Chaque fois
qu'ils chantaient, le vieillard sentait redoubler sa vigueur et sa verve;
mais chaque fois, dès qu'ils se taisaient, il retombait dans sa première
faiblesse.
L'esprit ne s'arrêta pas en cet endroit, mais ordonna à Scrooge de saisir
fortement sa robe et le transporta, en passant au-dessus du marais, où?
Pas à la mer, sans doute? Si, vraiment, à la mer. Scrooge, tournant la
tête, vit avec horreur, bien loin derrière eux, la dernière langue de
terre, une rangée de rochers affreux; ses oreilles furent assourdies par
le bruit des flots qui tourbillonnaient, mugissaient avec le fracas du
tonnerre et venaient se briser au sein des épouvantables cavernes qu'ils
avaient creusées, comme si, dans les accès de sa rage, la mer eût essayé
de miner la terre.
Bâti sur le triste récif d'un rocher à fleur d'eau, à quelques lieues du
rivage, et battu par les eaux, tout le long de l'année, avec un
acharnement furieux, se dressait un phare solitaire. D'énormes tas de
plantes marines s'accumulaient à sa base, et les oiseaux des tempêtes,
engendrés par les vents, peut-être comme les algues par les eaux,
voltigeaient alentour, s'élevant et s'abaissant tour à tour, comme les
vagues qu'ils effleuraient dans leur vol.
Mais, même en ce lieu, deux hommes chargés de la garde du phare avaient
allumé un feu qui jetait un rayon de clarté sur l'épouvantable mer, à
travers l'ouverture pratiquée dans l'épaisse muraille. Joignant leurs
mains calleuses par-dessus la table grossière devant laquelle ils étaient
assis, ils se souhaitaient l'un à l'autre un joyeux Noël en buvant leur
grog, et le plus âgé des deux, dont le visage était racorni et couturé par
les intempéries de l'air, comme une de ces figures sculptées à la proue
d'un vieux bâtiment, entonna de sa voix rauque un chant sauvage qu'on
aurait pu prendre lui-même pour un coup de vent pendant l'orage.
Le spectre allait toujours au-dessus de la mer sombre et houleuse,
toujours, toujours, jusqu'à ce que dans son vol rapide, bien loin de la
terre et de tout rivage, comme il l'apprit à Scrooge, ils s'abattirent sur
un vaisseau et se placèrent tantôt près du timonier à la roue du
gouvernail, tantôt à la vigie sur l'avant, ou à côté des officiers de
quart, visitant ces sombres et fantastiques figures dans les différents
postes où ils montaient leur faction. Mais chacun de ces hommes fredonnait
un chant de Noël, ou pensait à Noël, ou rappelait à voix basse à son
compagnon quelque Noël passé, avec les espérances qui s'y rattachent d'un
retour heureux au sein de la famille. Tous, à bord, éveillés ou endormis,
bons ou méchants, avaient échangé les uns avec les autres, ce matin-là,
une parole plus bienveillante qu'en aucun autre jour de l'année; tous
avaient pris une part plus ou moins grande à ses joies; ils s'étaient tous
souvenus de leurs parents ou de leurs amis absents, comme ils avaient
espéré tous qu'à leur tour ceux qui leur étaient chers éprouvaient dans le
même moment le même plaisir à penser à eux.
Ce fut une grande surprise pour Scrooge, tandis qu'il prêtait l'oreille
aux gémissements plaintifs du vent, et qu'il songeait à ce qu'avait de
solennel un semblable voyage au milieu des ténèbres, par-dessus des abîmes
inconnus, dont les profondeurs étaient des secrets aussi impénétrables que
la mort; ce fut une grande surprise pour Scrooge, ainsi plongé dans ses
réalisations, d'entendre un rire joyeux. Mais sa surprise devint bien plus
grande encore quand il reconnut que cet éclat de rire avait été poussé par
son neveu, et se vit lui-même dans une chambre parfaitement éclairée,
chaude, brillante de propreté, avec l'esprit à ses côtés, souriant et
jetant sur ce même neveu des regards pleins de douceur et de complaisance.
"Ah! ah! ah!" faisait le neveu de Scrooge. "Ah! ah! ah!"
S'il vous arrivait, par un hasard peu probable, de rencontrer un homme qui
sût rire de meilleur coeur que le neveu de Scrooge, tout ce que je puis
vous dire, c'est que j'aimerais à faire aussi sa connaissance. Faites-moi
le plaisir de me le présenter, et je cultiverai sa société.
Par une heureuse, juste et noble compensation des choses d'ici-bas, si la
maladie et le chagrin sont contagieux, il n'y a rien qui le soit plus
irrésistiblement aussi que le rire et la bonne humeur. Pendant que le
neveu de Scrooge riait de cette manière, se tenant les côtes, et faisant
faire à son visage les contorsions les plus extravagantes, la nièce de
Scrooge, sa nièce par alliance, riait d'aussi bon coeur que lui; leurs
amis réunis chez eux n'étaient pas le moins du monde en arrière et riaient
également à gorge déployée. Ah! ah! ah! ah! ah! ah!
"Oui, ma parole d'honneur, il m'a dit", s'écria le neveu de Scrooge, "que
Noël était une sottise. Et il le pensait!"
- "Ce n'en est que plus honteux pour lui, Fret!" dit la nièce de Scrooge
avec indignation. "Car parlez-moi des femmes, elles ne font jamais rien à
demi; elles prennent tout au sérieux."
"La nièce de Scrooge était jolie, excessivement jolie, avec un charmant
visage, un air naïf, candide: une ravissante petite bouche qui semblait
faite pour sourire, et qui ne s'en privait pas, je vous assure; sur le
menton, quantité de petites fossettes qui se fondaient l'une dans l'autre
lorsqu'elle riait, et les deux yeux les plus vifs, les plus pétillants que
vous ayez jamais vus illuminer la tête d'une jeune fille; en un mot, sa
beauté avait quelque chose de piquant, par le contraste d'un air de
tendresse et de rêverie, avec une disposition à rire à tout propos."
"C'est un drôle de corps, le vieux bonhomme!" dit le neveu de Scrooge;
"c'est vrai, et il pourrait être plus agréable, mais ses défauts portent
avec eux leur propre châtiment, et je n'ai rien à dire contre lui."
- "Je crois qu'il est très riche, Fret?" poursuivit la nièce de Scrooge;
"au moins, vous me l'avez toujours dit."
- "Qu'importe sa richesse, ma chère amie", reprit son mari; "elle ne lui
est d'aucune utilité; il ne s'en sert pour faire du bien à personne, pas
même à lui. Il n'a pas seulement la satisfaction de penser... ah! ah!
ah!... que c'est nous qu'il en fera profiter bientôt."
- "Tenez! je ne peux pas le souffrir", continua la nièce. Les soeurs de la
nièce de Scrooge et toutes les autres dames présentes exprimèrent la même
opinion.
"Oh! bien, moi", dit le neveu, "je suis plus tolérant que vous; j'en suis
seulement peiné pour lui, et jamais je ne pourrais lui en vouloir quand
même j'en aurais envie, car enfin, qui souffre de ses boutades et de sa
mauvaise humeur? Lui, lui seul. Ce que j'en dis, ce n'est pas parce qu'il
s'est mis en tête de ne pas nous aimer assez pour venir dîner avec nous;
car, après tout, il n'a perdu qu'un méchant dîner..."
- "Vraiment! eh bien! je pense, moi, qu'il perd un fort bon dîner", dit sa
petite femme, l'interrompant. Tous les convives furent du même avis, et on
doit reconnaître qu'ils étaient juges compétents en cette matière,
puisqu'ils venaient justement de le manger; dans ce moment, le dessert
était encore sur la table, et ils se pressaient autour du feu à la lueur
de la lampe.
"Ma foi! je suis enchanté de l'apprendre", reprit le neveu de Scrooge,
"parce que je n'ai pas grande confiance dans le talent de ces jeunes
ménagères. Qu'en dites-vous, Topper?"
Topper avait évidemment jeté les yeux sur une des soeurs de la nièce de
Scrooge, car il répondit qu'un célibataire était un misérable paria qui
n'avait pas le droit d'exprimer une opinion sur ce sujet; et là-dessus la
soeur de la nièce de Scrooge, la petite femme rondelette que vous voyez
là-bas avec un fichu de dentelles, pas celle qui porte à la main un
bouquet de roses, se mit à rougir.
"Continuez donc ce que vous alliez nous dire, Fret", dit la petite femme
en frappant des mains. "Il n'achève jamais ce qu'il a commencé! Que c'est
donc ridicule!"
Le neveu de Scrooge s'abandonna bruyamment à un nouvel accès d'hilarité,
et, comme il était impossible de se préserver de la contagion, quoique la
petite soeur potelée essayant apparemment de le faire en respirant force
vinaigre aromatique, tout le monde sans exception suivit son exemple.
"J'allais ajouter seulement", dit le neveu de Scrooge, "qu'en nous faisant
mauvais visage et en refusant de venir se réjouir avec nous il perd
quelques moments de plaisir qui ne lui auraient pas fait de mal. À coup
sûr, il se prive d'une compagnie plus agréable qu'il ne saurait en trouver
dans ses propres pensées, dans son vieux comptoir humide ou au milieu de
ses chambres poudreuses. Cela n'empêche pas que je compte bien lui offrir
chaque année la même chance, que cela lui plaise ou non, car j'ai pitié de
lui. Libre à lui de se moquer de Noël jusqu'à sa mort, mais il ne pourra
s'empêcher d'en avoir meilleure opinion, j'en suis sûr, lorsqu'il me verra
venir tous les ans, toujours de bonne humeur, lui dire: 'Oncle Scrooge,
comment vous portez-vous?'"
"Si cela pouvait seulement lui donner l'idée de laisser douze cents francs
à son pauvre commis, ce serait déjà quelque chose. Je ne sais pas, mais
pourtant je crois bien l'avoir ébranlé hier."
Ce fut à leur tour de rire maintenant à l'idée présomptueuse qu'il eût pu
ébranler Scrooge. Mais comme il avait un excellent caractère, et qu'il ne
s'inquiétait guère de savoir pourquoi on riait, pourvu que l'on rît, il
les encouragea dans leur gaieté en faisant circuler joyeusement la
bouteille.
Après le thé, on fit un peu de musique; car c'était une famille de
musiciens qui s'entendaient à merveille, je vous assure, à chanter des
ariettes et des ritournelles, surtout Topper, qui savait faire gronder sa
basse comme un artiste consommé, sans avoir besoin de gonfler les larges
veines de son front, ni de devenir rouge comme une écrevisse. La nièce de
Scrooge pinçait très bien de la harpe: entre autres morceaux, elle joua un
simple petit air (un rien que vous auriez pu apprendre à siffler en deux
minutes), justement l'air favori de la jeune fille qui allait autrefois
chercher Scrooge à sa pension, comme le fantôme de Noël passé le lui avait
rappelé. À ces sons bien connus, tout ce que le spectre lui avait montré
alors se présenta de nouveau à son souvenir; de plus en plus attendri, il
songea que, s'il avait pu souvent entendre cet air, depuis de longues
années, il aurait sans doute cultivé de ses propres mains, pour son
bonheur, les douces affections de la vie, ce qui valait mieux que
d'aiguiser la bêche impatiente du fossoyeur qui avait enseveli Jacob
Marley.
Mais la soirée ne fut pas consacrée tout entière à la musique. Au bout de
quelques instants, on joua aux gages touchés, car il faut bien redevenir
enfants quelquefois, surtout à Noël, un jour de fête fondé par un Dieu
enfant. Attention! voilà qu'on commence d'abord par une partie de
colin-maillard. Oh! le tricheur de Topper! Il fait semblant de ne pas voir
avec son bandeau, mais n'ayez pas peur, il n'a pas ses yeux dans sa poche.
Je suis sûr qu'il s'est entendu avec le neveu de Scrooge, et que l'esprit
de Noël présent ne s'y est pas laissé prendre.
La manière dont le soi-disant aveugle poursuit la petite soeur rondelette
au fichu de dentelle est une véritable insulte à la crédulité de la nature
humaine. Qu'elle renverse le garde-feu, qu'elle roule par-dessus les
chaises, qu'elle aille se cogner contre le piano, ou bien qu'elle
s'étouffe dans les rideaux, partout où elle va, il y va; il sait toujours
reconnaître où est la petite soeur rondelette; il ne veut attraper
personne autre; vous avez beau le heurter en courant, comme tant d'autres
l'ont fait exprès, il fera bien semblant de chercher à vous saisir, avec
une maladresse qui fait injure à votre intelligence, mais à l'instant il
ira se jeter de côté dans la direction de la petite soeur rondelette.
"Ce n'est pas de franc jeu", dit-elle souvent en fuyant, et elle a raison;
mais lorsqu'il l'attrape à la fin, quand, en dépit de ses mouvements
rapides pour lui échapper, et de tous les frémissements de sa robe de soie
froissée à chaque meuble, il est parvenu à l'acculer dans un coin, d'où
elle ne peut plus sortir, sa conduite alors devient vraiment abominable.
Car, sous prétexte qu'il ne sait pas qui c'est, il faut qu'il touche sa
coiffure; sous prétexte de s'assurer de son identité, il se permet de
toucher certaine bague qu'elle porte au doigt, de manier certaine chaîne
passée autour de son cou. Le vilain monstre! aussi nul doute qu'elle ne
lui en dise sa façon de penser, maintenant que, le mouchoir ayant passé
sur les yeux d'une autre personne, ils ont ensemble un entretien si
confidentiel, derrière les rideaux, dans l'embrasure de la fenêtre!
La nièce de Scrooge n'était pas de la partie de colin-maillard; elle était
demeurée dans un bon petit coin de la salle, assise à son aise sur un
fauteuil avec un tabouret sous les pieds; le fantôme et Scrooge se
tenaient debout derrière elle; mais, par exemple, elle prenait part aux
gages touchés et fut particulièrement admirable à Comment l'aimez-vous?
avec toutes les lettres de l'alphabet. De même au jeu de Où, quand et
comment? elle était fort habile, et, à la joie secrète du neveu de Scrooge,
elle battait à plates coutures toutes ses soeurs, quoiqu'elles ne fussent
pas sottes, non; demandez plutôt à Topper. Il se trouvait bien là environ
une vingtaine d'invités, tant jeunes que vieux, mais tout le monde jouait,
jusqu'à Scrooge lui-même, qui, oubliant tout à fait, tant il s'intéressait
à cette scène, qu'on ne pouvait entendre sa voix, criait tout haut les
mots qu'on donnait à deviner; et il rencontrait juste fort souvent je dois
l'avouer, car l'aiguille la plus pointue, la meilleure Whitechapel,
garantie pour ne pas couper le fil, n'est pas plus finie ni plus déliée
que l'esprit de Scrooge, avec l'air benêt qu'il se donnait exprès pour
attraper le monde.
Le spectre prenait plaisir à le voir dans ces dispositions, et il le
regardait d'un air si rempli de bienveillance, que Scrooge lui demanda en
grâce, comme l'eût fait un enfant, de rester jusqu'après le départ des
conviés. Mais, pour ce qui est de cela, l'esprit lui dit que c'était une
chose impossible.
"Voici un nouveau jeu", dit Scrooge. "Une demi-heure, esprit, seulement
une demi-heure!"
C'était le jeu appelé Oui et non; le neveu de Scrooge devait penser à
quelque chose et les autres chercher à deviner ce à quoi il pensait; il ne
répondait à toutes leurs questions que par oui et par non, suivant le cas.
Le feu roulant d'interrogations auxquelles il se vit exposé lui arracha
successivement une foule d'aveux: qu'il pensait à un animal, que c'était
un animal vivant, un animal désagréable, un animal sauvage, un animal qui
grondait et grognait quelquefois, qui d'autres fois parlait, qui habitait
Londres, qui se promenait dans les rues, qu'on ne montrait pas pour de
l'argent, qui n'était mené en laisse par personne, qui, ne vivait pas dans
une ménagerie, qu'on ne tuait jamais à l'abattoir, et qui n'était ni un
cheval, ni un âne, ni une vache, ni un taureau, ni un tigre, ni un chien,
ni un cochon, ni un chat, ni un ours. À chaque nouvelle question qui lui
était adressée, ce gueux de neveu partait d'un nouvel éclat de rire, et il
lui en prenait de telles envies, qu'il était obligé de se lever du sofa
pour trépigner sur le parquet. À la fin, la soeur rondelette, prise à son
tour d'un fou rire, s'écria:
"Je l'ai trouvé! je le tiens, Fret! Je sais ce que c'est."
- "Qu'est-ce donc? demanda Fret."
- "C'est votre oncle Scro-o-o-o-oge!"
C'était cela même. L'admiration fut le sentiment général, quoique quelques
personnes fissent remarquer que la réponse à cette question "Est-ce un
ours?" aurait dû être "Oui"; d'autant plus qu'il avait suffi dans ce cas
d'une réponse négative pour détourner leurs pensées de M. Scrooge, en
supposant qu'elles se fussent portées sur lui d'abord.
"Eh bien! il a singulièrement contribué à nous divertir", dit Fret, "et
nous serions de véritables ingrats si nous ne buvions à sa santé. Voici
justement que nous tenons à la main chacun un verre de punch au vin; ainsi
donc: À l'oncle Scrooge!"
- "Soit! à l'oncle Scrooge!" s'écrièrent-ils tous.
- "Un joyeux Noël et une bonne année au vieillard, n'importe ce qu'il
est!" dit le neveu de Scrooge. "Il n'accepterait pas ce souhait de ma
bouche, mais il l'aura néanmoins. À l'oncle Scrooge!"
L'oncle Scrooge s'était laissé peu à peu si bien gagner par l'hilarité
générale, il se sentait le coeur si léger, qu'il aurait fait raison à la
compagnie quoiqu'elle ne s'aperçût pas de sa présence, et prononcé un
discours de remerciement que personne n'eût entendu, si le spectre lui en
avait donné le temps. Mais la scène entière disparut comme le neveu
prononçait la dernière parole de son toast; et déjà Scrooge et l'esprit
avaient repris le cours de leurs voyages.
Ils virent beaucoup de pays, allèrent fort loin et visitèrent un grand
nombre de demeures, et toujours avec d'heureux résultats pour ceux que
Noël approchait. L'esprit se tenait auprès du lit des malades, et ils
oubliaient leurs maux sur la terre étrangère, et l'exilé se croyait pour
un moment transporté au sein de la patrie. Il visitait une âme en lutte
avec le sort, et aussitôt elle s'ouvrait à des sentiments de résignation
et à l'espoir d'un meilleur avenir. Il abordait les pauvres, et aussitôt
ils se croyaient riches. Dans les maisons de charité, les hôpitaux, les
prisons, dans tous ces refuges de la misère, où l'homme vain et
orgueilleux n'avait pu abuser de sa petite autorité si passagère pour en
interdire l'entrée et en barrer la porte à l'esprit, il laissait sa
bénédiction et enseignait à Scrooge ses préceptes charitables.
Ce fut là une longue nuit, si toutes ces choses s'accomplirent seulement
en une nuit; mais Scrooge en douta, parce qu'il lui semblait que plusieurs
fêtes de Noël avaient été condensées dans l'espace de temps qu'ils
passèrent ensemble. Une chose étrange aussi, c'est que, tandis que Scrooge
n'éprouvait aucune modification dans sa forme extérieure, le fantôme
devenait plus vieux, visiblement plus vieux. Scrooge avait remarqué ce
changement, mais il n'en dit pas un mot, jusqu'à ce que, au sortir d'un
lieu où une réunion d'enfants célébrait les Rois, jetant les yeux sur
l'esprit quand ils furent seuls, il s'aperçut que ses cheveux avaient
blanchi.
"La vie des esprits est-elle donc si courte?" demanda-t-il.
- "Ma vie sur ce globe est très courte, en effet", répondit le spectre.
"Elle finit cette nuit."
- "Cette nuit!" s'écria Scrooge.
- "Ce soir, à minuit. Écoutez! L'heure approche."
En ce moment, l'horloge sonnait les trois quarts de onze heures.
"Pardonnez-moi l'indiscrétion de ma demande", dit Scrooge, qui regardait
attentivement la robe de l'esprit, "mais je vois quelque chose d'étrange
et qui ne vous appartient pas, sortir de dessous votre robe. Est-ce un
pied ou une griffe?"
- "Ce pourrait être une griffe, à en juger par la chair qui est
au-dessus", répondit l'esprit avec tristesse. "Regardez."
Des plis de sa robe, il dégagea deux enfants, deux créatures misérables,
abjectes, effrayantes, hideuses, repoussantes, qui s'agenouillèrent à ses
pieds et se cramponnèrent à son vêtement.
"Oh! homme! regarde, regarde à tes pieds!" cria le fantôme.
C'étaient un garçon et une fille, jaunes, maigres, couverts de haillons,
au visage renfrogné, féroces, quoique rampants dans leur abjection.
Une jeunesse gracieuse aurait dû remplir leurs joues et répandre sur leur
teint ses plus fraîches couleurs; au lieu de cela, une main flétrie et
desséchée, comme celle du temps, les avait ridés, amaigris, décolorés; ces
traits où les anges auraient dû trôner, les démons s'y cachaient plutôt
pour lancer de là des regards menaçants. Nul changement, nulle
dégradation, nulle décomposition de l'espèce humaine, à aucun degré, dans
tous les mystères les plus merveilleux de la création, n'ont produit des
monstres à beaucoup près aussi horribles et aussi effrayants.
Scrooge recula, pâle de terreur; ne voulant pas blesser l'esprit, leur
père peut-être, il essaya de dire que c'étaient de beaux enfants, mais les
mots s'arrêtèrent d'eux-mêmes dans sa gorge, pour ne pas se rendre
complices d'un mensonge si énorme.
"Esprit! est-ce que ce sont vos enfants?"
Scrooge n'en put dire davantage.
"Ce sont les enfants des hommes", dit l'esprit, laissant tomber sur eux un
regard, "et ils s'attachent à moi pour me porter plainte contre leurs
pères. Celui-là est l'ignorance; celle-ci la misère. Gardez-vous de l'un
et de l'autre et de toute leur descendance, mais surtout du premier, car
sur son front je vois écrit: Condamnation. Hâte-toi, Babylone, dit-il en
étendant sa main vers la cité; hâte-toi d'effacer ce mot, qui te condamne
plus que lui, toi à ta ruine, comme lui au malheur. Ose dire que tu n'en
es pas coupable; calomnie même ceux qui t'accusent! Cela peut servir au
succès de tes desseins abominables. Mais gare la fin!"
- "N'ont-ils donc aucun refuge, aucune ressource?" s'écria Scrooge.
- "N'y a-t-il pas des prisons?" dit l'esprit, lui renvoyant avec ironie
pour la dernière fois ses propres paroles. "N'y a-t-il pas des maisons de
force?"
L'horloge sonnait minuit.
Scrooge chercha du regard le spectre et ne le vit plus. Quand le dernier
son cessa de vibrer, il se rappela la prédiction du vieux Jacob Marley,
et, levant les yeux, il aperçut un fantôme à l'aspect solennel, drapé dans
une robe à capuchon et qui venait à lui glissant sur la terre comme une
vapeur.
Le dernier esprit
Le fantôme approchait d'un pas lent, grave et silencieux. Quand il fut
arrivé près de Scrooge, celui-ci fléchit le genou, car cet esprit semblait
répandre autour de lui, dans l'air qu'il traversait, une terreur sombre et
mystérieuse.
Une longue robe noire l'enveloppait tout entier et cachait sa tête, son
visage, sa forme, ne laissant rien voir qu'une de ses mains étendues, sans
quoi il eut été très difficile de détacher cette figure des ombres de la
nuit, et de la distinguer de l'obscurité complète dont elle était
environnée.
Quand Scrooge vint se placer à ses cotés, il reconnut que le spectre était
d'une taille élevée et majestueuse, et que sa mystérieuse présence le
remplissait d'une crainte solennelle. Mais il n'en sut pas davantage, car
l'esprit ne prononçait pas une parole et ne faisait aucun mouvement.
"Suis-je en la présence du spectre de Noël à venir?", dit Scrooge.
L'esprit ne répondit rien, mais continua de tenir la main tendue en avant.
"Vous allez me montrer les ombres des choses qui ne sont pas arrivées
encore et qui arriveront dans la suite des temps", poursuivit Scrooge.
"N'est-ce pas, esprit?"
La partie supérieure de la robe du fantôme se contracta un instant par le
rapprochement de ses plis, comme si le spectre avait incliné la tête. Ce
fut la seule réponse qu'il en obtint.
Quoique habitué déjà au commerce des esprits, Scrooge éprouvait une telle
frayeur en présence de ce spectre silencieux, que ses jambes tremblaient
sous lui et qu'il se sentit à peine la force de se tenir debout, quand il
se prépara à le suivre. L'esprit s'arrêta un moment, comme s'il eût
remarqué son trouble et qu'il eût voulu lui donner le temps de se
remettre.
Mais Scrooge n'en fut que plus agité; un frisson de terreur vague
parcourait tous ses membres, quand il venait à songer que derrière ce
sombre linceul des yeux de fantôme étaient attentivement fixés sur lui, et
que, malgré tous ses efforts, il ne pouvait voir qu'une main de spectre et
une grande masse noirâtre.
"Esprit de l'avenir!" s'écria-t-il; "je vous redoute plus qu'aucun des
spectres que j'aie encore vus! Mais, parce que je sais que vous vous
proposez mon bien, et parce que j'espère vivre de manière à être un tout
autre homme que je n'étais, je suis prêt à vous accompagner avec un coeur
reconnaissant. Ne me parlerez-vous pas?"
Point de réponse. La main seule était toujours tendue droit devant eux.
"Guidez-moi!" dit Scrooge, "guidez-moi! La nuit avance rapidement; c'est
un temps précieux pour moi, je le sais. Esprit, guidez-moi."
Le fantôme s'éloigna de la même manière qu'il était venu. Scrooge le
suivit dans l'ombre de sa robe, et il lui sembla que cette ombre la
soulevait et l'emportait avec elle.
On ne pourrait pas dire précisément qu'ils entrèrent dans la ville, ce fut
plutôt la ville qui sembla surgir autour d'eux et les entourer de son
propre mouvement. Toutefois ils étaient au coeur même de la Cité, à la
Bourse, parmi les négociants qui allaient de çà et de là en toute hâte,
faisant sonner l'argent dans leurs poches, se groupant pour causer
affaires, regardant à leurs montres et jouant d'un air pensif avec leurs
grandes breloques, etc., etc., comme Scrooge les avait vus si souvent.
L'esprit s'arrêta près d'un petit groupe de ces capitalistes. Scrooge,
remarquant la direction de sa main tendue de leur côté, s'approcha pour
entendre la conversation.
"Non...", disait un grand et gros homme avec un menton monstrueux, "je
n'en sais pas davantage; je sais seulement qu'il est mort."
- "Quand est-il mort?" demanda un autre.
- "La nuit dernière, je crois."
- "Comment, et de quoi est-il mort?" dit un troisième personnage en
prenant une énorme prise de tabac dans une vaste tabatière. "Je croyais
qu'il ne mourrait jamais..."
- "Il n'y a que Dieu qui le sache", reprit le premier avec un bâillement.
- "Qu'a-t-il fait de son argent?" demanda un monsieur à la face rubiconde
dont le bout du nez était orné d'une excroissance de chair qui pendillait
sans cesse comme les caroncules d'un dindon.
- "Je n'en sais trop rien", dit l'homme au double menton en bâillant de
nouveau. "Peut-être l'a-t-il laissé à sa société; en tout cas, ce n'est
pas à moi qu'il l'a laissé: voilà tout ce que je sais."
Cette plaisanterie fut accueillie par un rire général.
"Il est probable", dit le même interlocuteur, "que les chaises ne lui
coûteront pas cher à l'église, non plus que les voitures; car, sur mon
âme, je ne connais personne qui soit disposé à aller à son enterrement. Si
nous faisions la partie d'y aller sans invitation!"
- "Cela m'est égal, s'il y a une collation", fit observer le monsieur à la
loupe; "mais je veux être nourri pour la peine."
- "Eh bien! après tout", dit celui qui avait parlé le premier, "je vois
que je suis encore le plus désintéressé de vous tous, car je n'y allais
pas pour qu'on me donnât des gants noirs, je n'en porte pas; ni pour sa
collation, je ne goûte jamais; et pourtant je m'offre à y aller, si
quelqu'un veut venir avec moi. C'est que, voyez-vous, en y réfléchissant
je ne suis pas sûr le moins du monde de n'avoir pas été son plus intime
ami, car nous avions l'habitude de nous arrêter pour échanger quelques
mots toutes les fois que nous nous rencontrions. Adieu, messieurs; au
revoir!"
Le groupe se dispersa et alla se mêler à d'autres. Scrooge reconnaissait
tous ces personnages: il regarda l'esprit comme pour lui demander
l'explication de ce qu'il venait d'entendre.
Le fantôme se glissa dans une rue et montra du doigt deux individus qui
s'abordaient. Scrooge écouta encore, croyant trouver là le mot de
l'énigme.
Il les reconnaissait également très bien; c'étaient deux négociants,
riches et considérés. Il s'était toujours piqué d'être bien placé dans
leur estime, au point de vue des affaires, s'entend, purement et
simplement au point de vue des affaires.
"Comment vous portez-vous?" dit l'un.
- "Et vous?" répondit l'autre.
- "Bien!" dit le premier. "Le vieux Gobseck a donc enfin son compte,
hein?"
- "On me l'a dit...; il fait froid, n'est-ce pas?"
- "Peuh! Un temps de la saison! temps de Noël. Vous ne patinez pas, je
suppose?"
- "Non, non; j'ai bien autre chose à faire. Bonjour."
Pas un mot de plus. Telles furent leur rencontre, leur conversation et
leur séparation.
Scrooge eut d'abord la pensée de s'étonner que l'esprit attachât une telle
importance à des conversations en apparence si triviales; mais, intimement
convaincu qu'elles devaient avoir un sens caché, il se mit à considérer, à
part lui, quel il pouvait être selon toutes les probabilités. Il était
difficile qu'elles se rapportassent à la mort de Jacob, son vieil associé;
du moins, la chose ne paraissait pas vraisemblable, car cette mort
appartenait au passé, et le spectre avait pour département l'avenir: il ne
voyait non plus personne de ses connaissances à qui il put les appliquer.
Toutefois, ne doutant pas que, quelle que fût celle à qui il convenait
d'en faire l'application, elles ne renfermassent une leçon secrète à son
adresse, et pour son bien, il résolut de recueillir avec soin chacune des
paroles qu'il entendrait et chacune des choses qu'il verrait, mais surtout
d'observer attentivement sa propre image lorsqu'elle lui apparaîtrait,
persuadé que la conduite de son futur lui-même lui donnerait la clef de
cette énigme et en rendrait la solution facile. Il se chercha donc en ce
lieu; mais un autre occupait sa place accoutumée, dans le coin qu'il
affectionnait particulièrement, et, quoique l'horloge indiquât l'heure où
il venait d'ordinaire à la Bourse, il ne vit personne qui lui ressemblât,
parmi cette multitude qui se pressait sous le porche pour y entrer. Cela
le surprit peu, néanmoins, car depuis ses premières visions il avait
médité dans son esprit un changement de vie; il pensait, il espérait que
son absence était une preuve qu'il avait mis ses nouvelles résolutions en
pratique.
Le fantôme se tenait à ses côtés, immobile, sombre, toujours le bras
tendu. Quand Scrooge sortit de sa rêverie, il s'imagina, au mouvement de
la main et d'après la position du spectre vis-à-vis de lui, que ses yeux
invisibles le regardaient fixement. Cette pensée le fit frissonner de la
tête aux pieds.
Quittant le théâtre bruyant des affaires, ils allèrent dans un quartier
obscur de la ville, où Scrooge n'avait pas encore pénétré, quoiqu'il en
connût parfaitement les êtres et la mauvaise renommée. Les rues étaient
sales et étroites, les boutiques et les maisons misérables, les habitants
à demi nus, ivres, mal chaussés, hideux. Des allées et des passages
sombres, comme autant d'égouts, vomissaient leurs odeurs repoussantes,
leurs immondices et leurs ignobles habitants dans ce labyrinthe de rues;
tout le quartier respirait le crime, l'ordure, la misère.
Au fond de ce repaire infâme on voyait une boutique basse, s'avançant en
saillie sous le toit d'un auvent, dans laquelle on achetait le fer, les
vieux chiffons, les vieilles bouteilles, les os, les restes des assiettes
du dîner d'hier au soir. Sur le plancher, à l'intérieur, étaient entassés
des clefs rouillées, des clous, des chaînes, des gonds, des limes, des
plateaux de balances, des poids et toute espèce de ferraille. Des mystères
que peu de personnes eussent été curieuses d'approfondir s'agitaient
peut-être sous ces monceaux de guenilles repoussantes, sous ces masses de
graisse corrompue et ces sépulcres d'ossements. Assis au milieu des
marchandises dont il trafiquait, près d'un réchaud de vieilles briques, un
sale coquin, aux cheveux blanchis par l'âge (il avait près de soixante-dix
ans), s'abritait contre l'air froid du dehors, au moyen d'un rideau
crasseux, composé de lambeaux dépareillés suspendus à une ficelle, et
fumait sa pipe en savourant avec délices la volupté de sa paisible
solitude.
Scrooge et le fantôme se trouvèrent en présence de cet homme, au moment
précis où une femme, chargée d'un lourd paquet, se glissa dans la
boutique. À peine y eut-elle mis les pieds, qu'une autre femme, chargée de
la même manière, entra pareillement; cette dernière fut suivie de près par
un homme vêtu d'un habit noir râpé, qui ne parut pas moins surpris de la
vue des deux femmes qu'elles ne l'avaient été elles-mêmes en se
reconnaissant l'une l'autre. Après quelques instants de stupéfaction
muette partagée par l'homme à la pipe, ils se mirent à éclater de rire
tous les trois.
"Que la femme de journée passe la première", s'écria celle qui était
entrée d'abord. "La blanchisseuse viendra après elle, puis, en troisième
lieu, l'homme des pompes funèbres. Eh bien! vieux Joe, dites donc, en
voilà un hasard! Ne dirait-on pas que nous nous sommes donné ici
rendez-vous tous les trois?"
- "Vous ne pouviez toujours pas mieux choisir la place", dit le vieux Joe
ôtant sa pipe de sa bouche. "Entrez au salon. Depuis longtemps vous y avez
vos libres entrées, et les deux autres ne sont pas non plus des étrangers.
Attendez que j'aie fermé la porte de la boutique. Ah! comme elle crie! je
ne crois pas qu'il y ait ici de ferraille plus rouillée que ses gonds,
comme il n'y a pas non plus, j'en suis bien sûr, d'os aussi vieux que les
miens dans tout mon magasin. Ah! ah! nous sommes tous en harmonie avec
notre condition, nous sommes bien assortis. Entrez au salon. Entrez."
Le salon était l'espace séparé de la boutique par le rideau de loques. Le
vieux marchand remua le feu avec un barreau brisé provenant d'une rampe
d'escalier, et, après avoir ravivé sa lampe fumeuse (car il faisait nuit)
avec le tuyau de sa pipe, il le retint dans sa bouche.
Pendant qu'il faisait ainsi les honneurs de son hospitalité, la femme qui
avait déjà parlé jeta son paquet à terre, et s'assit, dans une pose
nonchalante, sur un tabouret, croisant ses coudes sur ses genoux, et
lançant aux deux autres comme un défi hardi.
"Eh bien! quoi? Qu'y a-t-il donc? Qu'est-ce qu'il y a, mistress Dilber?"
dit-elle. "Chacun a bien le droit de songer à soi, je pense. Est-ce qu'il
a fait autre chose toute sa vie, lui?"
- "C'est vrai, par ma foi!" dit la blanchisseuse. "Personne plus que lui."
- "Eh bien! alors, vous n'avez pas besoin de rester là à vous écarquiller
les yeux comme si vous aviez peur, bonne femme: les loups ne se mangent
pas, je suppose."
- "Bien sûr!" dirent en même temps Mme Dilber et le croque-mort. "Nous
l'espérons bien."
- "En ce cas", s'écria la femme, "tout est pour le mieux. Il n'y a pas
besoin de chercher midi à quatorze heures. Et d'ailleurs, voyez le grand
mal. À qui est-ce qu'on fait tort avec ces bagatelles? Ce n'est pas au
mort, je suppose?"
- "Ma foi, non", dit Mme Dilber en riant.
- "S'il voulait les conserver après sa mort, le vieux grigou, poursuivit
la femme, pourquoi n'a-t-il pas fait comme tout le monde? Il n'avait qu'à
prendre une garde pour le veiller quand la mort est venue le frapper, au
lieu de rester là à rendre le dernier soupir dans son coin, tout seul
comme un chien."
- "C'est bien la pure vérité", dit Mme Dilber. "Il n'a que ce qu'il
mérite."
"Voilà votre compte", dit-il.
- "Je voudrais bien qu'il n'en eût pas quitte à si bon marché", reprit la
femme; "et il en serait autrement, vous pouvez vous en rapporter à moi, si
j'avais pu mettre les mains sur quelque autre chose. Ouvrez ce paquet,
vieux Joe, et voyons ce que cela vaut. Parlez franchement. Je n'ai pas
peur de passer la première; je ne crains pas qu'ils le voient. Nous
savions très bien, je crois, avant de nous rencontrer ici que nous
faisions nos petites affaires. Il n'y a pas de mal à cela. Ouvrez le
paquet, Joe."
Mais il y eut assaut de politesse. Ses amis, par délicatesse, ne voulurent
pas le permettre, et l'homme à l'habit noir râpé, montant le premier sur
la brèche, produisit son butin. Il n'était pas considérable: un cachet ou
deux, un porte-crayon, deux boutons de manche et une épingle de peu de
valeur, voilà tout. Chacun de ces objets fut examiné en particulier et
prisé par le vieux Joe, qui marqua sur le mur avec de la craie les sommes
qu'il était disposé à en donner, et additionna le total quand il vit qu'il
n'y avait plus d'autre article.
"Voilà votre compte", dit-il, "et je ne donnerais pas six pence de plus
quand on devrait me faire rôtir à petit feu. Qui vient après?"
C'était le tour de Mme Dilber. Elle déploya des draps, des serviettes, un
habit, deux cuillers à thé en argent, forme antique, une pince à sucre et
quelques bottes. Son compte lui fut fait sur le mur de la même manière.
"Je donne toujours trop aux darnes. C'est une de mes faiblesses, et c'est
ainsi que je me ruine", dit le vieux Joe. "Voilà votre compte. Si vous me
demandez un penny de plus et que vous marchandiez là-dessus, je pourrai
bien me raviser et rabattre un écu sur la générosité de mon premier
instinct."
- "Et maintenant, Joe, défaites mon paquet", dit la première femme.
Joe se mit à genoux pour plus de facilité, et, après avoir défait une
grande quantité de noeuds, il tira du paquet une grosse et lourde pièce
d'étoffe sombre.
"Quel nom donnez-vous à cela?" dit-il. "Des rideaux de lit?"
- "Oui!" répondit la femme en riant et en se penchant sur ses bras
croisés. "Des rideaux de lit!"
- "Il n'est pas Dieu possible que vous les ayez enlevés, anneaux et tout,
pendant qu'il était encore là sur son lit?" demanda Joe.
- "Que si", reprit la femme, "et pourquoi pas?"
- "Allons, vous étiez née pour faire fortune", dit Joe, "et fortune vous
ferez."
- "Certainement je ne retirerai pas la main quand je pourrai la mettre sur
quelque chose, par égard pour un homme pareil, je vous en réponds, Joe",
dit la femme avec le plus grand sang-froid. "Ne laissez pas tomber de
l'huile sur les couvertures, maintenant."
- "Ses couvertures, à lui?" demanda Joe.
- "Et à qui donc?" répondit la femme. "N'avez-vous pas peur qu'il
s'enrhume pour n'en pas avoir?"
- "Ah çà! j'espère toujours qu'il n'est pas mort de quelque maladie
contagieuse, hein?" dit le vieux Joe, s'arrêtant dans son examen et levant
la tête.
- "N'ayez pas peur, Joe, je n'étais pas tellement folle, de sa société,
que je fusse restée auprès de lui pour de semblables misères, s'il y avait
eu le moindre danger... Oh! vous pouvez examiner cette chemise jusqu'à ce
que les yeux vous en crèvent, vous n'y trouverez pas le plus petit trou;
elle n'est pas même élimée: c'était bien sa meilleure, et de fait elle
n'est pas mauvaise. C'est bien heureux que je me sois trouvée là; sans
moi, on l'aurait perdue."
- "Qu'appelez-vous perdue?" demanda le vieux Joe.
- "On l'aurait enseveli avec, pour sûr," reprit-elle en riant.
"Croiriez-vous qu'il y avait déjà eu quelqu'un d'assez sot pour le faire;
mais je la lui ai ôtée bien vite. Si le calicot n'est pas assez bon pour
cette besogne, je ne vois guère à quoi il peut servir. C'est très bon pour
couvrir un corps; et, quant à l'élégance, le bonhomme ne sera pas plus
laid dans une chemise de calicot qu'il ne l'était avec sa chemise de
toile, c'est impossible."
Scrooge écoutait ce dialogue avec horreur. Tous ces gens-là, assis ou
plutôt accroupis autour de leur proie, serrés les uns contre les autres, à
la faible lueur de la lampe du vieillard, lui causaient un sentiment de
haine et de dégoût aussi prononcé que s'il eût vu d'obscènes démons
occupés à marchander le cadavre lui-même.
"Ah! ah!" continua en riant la même femme lorsque le vieux Joe, tirant un
sac de flanelle rempli d'argent, compta à chacun, sur le plancher, la
somme qui lui revenait pour sa part. "Voilà bien le meilleur, voyez-vous!
Il n'a, de son vivant, effrayé tout le monde, et tenu chacun loin de lui
que pour nous assurer des profits après sa mort. Ah! ah ! ah!"
- "Esprit!" dit Scrooge frissonnant de la tête aux pieds. "Je comprends,
je comprends. Le sort de cet infortuné pourrait être le mien. C'est là que
mène une vie comme la mienne... Seigneur miséricordieux, qu'est-ce que je
vois?"
Il recula de terreur, car la scène avait changé, et il touchait presque un
lit, un lit nu, sans rideaux, sur lequel, recouvert d'un drap déchiré,
reposait quelque chose dont le silence même révélait la nature en un
terrible langage.
La chambre était très sombre, trop sombre pour qu'on put remarquer avec
exactitude ce qui s'y trouvait, bien que Scrooge, obéissant à une
impulsion secrète, promenât ses regards curieux, inquiet de savoir ce que
c'était que cette chambre. Une pâle lumière, venant du dehors, tombait
directement sur le lit où gisait le cadavre de cet homme dépouillé, volé,
abandonné de tout le monde, auprès duquel personne ne pleurait, personne
ne veillait.
Scrooge jeta les yeux sur le fantôme, dont la main fatale lui montrait la
tête du mort. Le linceul avait été jeté avec tant de négligence, qu'il
aurait suffi du plus léger mouvement de son doigt pour mettre à nu ce
visage. Scrooge y songea; il voyait combien c'était facile, il éprouvait
le désir de le faire, mais il n'avait pas plus la force d'écarter ce voile
que de renvoyer le spectre, qui se tenait debout à ses côtés.
"Oh! froide, froide, affreuse, épouvantable mort! Tu peux dresser ici ton
autel et l'entourer de toutes les terreurs dont tu disposes; car tu es
bien là dans ton domaine! Mais, quand c'est une tête aimée, respectée et
honorée, tu ne peux faire servir un seul de ses cheveux à tes terribles
desseins, ni rendre odieux un de ses traits. Ce n'est pas qu'alors la main
ne devienne pesante aussi, et ne retombe si je l'abandonne; ce n'est pas
que le coeur et le pouls ne soient silencieux; mais cette main, elle fut
autrefois ouverte, généreuse, loyale; ce coeur fut brave, chaud, honnête
et tendre: c'était un vrai coeur d'homme qui battait là dans sa poitrine.
Frappe, frappe, mort impitoyable! tes coups sont vains. Tu vas voir
jaillir de sa blessure ses bonnes actions, l'honneur de sa vie éphémère,
la semence de sa vie immortelle!"
Aucune voix ne prononça ces paroles aux oreilles de Scrooge, il les
entendit cependant lorsqu'il regarda le lit.
"Si cet homme pouvait revivre", pensait-il, "que dirait-il à présent de
ses pensées d'autrefois? L'avarice, la dureté de coeur, l'âpreté au gain,
ces pensées-là, vraiment, l'ont conduit à une belle fin!"
"Il est là, gisant dans cette maison déserte et sombre, où il n'y a ni
homme, ni femme, ni enfant, qui puisse dire: Il fut bon pour moi dans
telle ou telle circonstance, et je serai bon pour lui, à mon tour, en
souvenir d'une parole bienveillante."
Seulement un chat grattait à la porte, et, sous la pierre du foyer, on
entendait un bruit de rats qui rongeaient quelque chose. Que venaient-ils
chercher dans cette chambre mortuaire? Pourquoi étaient-ils si avides, si
turbulents? Scrooge n'osa y penser.
"Esprit", dit-il, "ce lieu est affreux. En le quittant, je n'oublierai pas
la leçon qu'il me donne, croyez-moi. Partons!"
Le spectre, de son doigt immobile, lui montrait toujours la tête du
cadavre.
"Je vous comprends", répondit Scrooge, "et je le ferais si je pouvais.
Mais je n'en ai pas la force; esprit, je n'en ai pas la force."
Le fantôme parut encore le regarder avec une attention plus marquée.
"S'il y a quelqu'un dans la ville qui ressente une émotion pénible par
suite de la mort de cet homme", dit Scrooge en proie aux angoisses de
l'agonie, "montrez-moi cette personne, esprit, je vous en conjure."
Le fantôme étendit un moment sa sombre robe devant lui comme une aile,
puis, la repliant, lui fit voir une chambre éclairée par la lumière du
jour, où se trouvaient une mère et ses enfants.
Elle attendait quelqu'un avec une impatience inquiète; car elle allait et
venait dans sa chambre, tressaillait au moindre bruit, regardait par la
fenêtre, jetait les yeux sur la pendule, essayait, mais en vain, de
recourir à son aiguille, et pouvait à peine supporter les voix des enfants
dans leurs jeux.
Enfin retentit à la porte le coup de marteau si longtemps attendu. Elle
courut ouvrir : c'était son mari, homme jeune encore, au visage abattu,
flétri par le chagrin; on y voyait pourtant en ce moment une expression
remarquable, une sorte de plaisir triste dont il avait honte et qu'il
s'efforçait de réprimer.
Il s'assit pour manger le dîner que sa femme avait tenu chaud près du feu,
et quand elle lui demanda d'une voix faible: "Quelles nouvelles?" (ce
qu'elle ne fit qu'après un long silence), il parut embarrassé de répondre.
"Sont-elles bonnes ou mauvaises?" dit-elle pour l'aider.
- "Mauvaises", répondit-il.
- "Sommes-nous tout à fait ruinés?"
- "Non, Caroline. il y a encore de l'espoir."
- "S'il se laisse toucher", dit-elle toute surprise; "après un tel
miracle, on pourrait tout espérer, sans doute."
- "Il ne peut plus se laisser toucher", dit le mari; "il est mort."
C'était une créature douce et patiente que cette femme. On le voyait rien
qu'à sa figure, et cependant elle ne put s'empêcher de bénir Dieu au fond
de son âme à cette annonce imprévue, ni de le dire en joignant les mains.
L'instant d'après, elle demanda pardon au ciel, car elle en avait regret;
mais le premier mouvement partait du coeur.
"Ce que cette femme à moitié ivre, dont je vous ai parlé hier soir, m'a
dit, quand j'ai essayé de le voir pour obtenir de lui une semaine de
délai, et ce que je regardais comme une défaite pour m'éviter est la
vérité pure; non seulement il était déjà fort malade, mais il était
mourant."
- "À qui sera transférée notre dette?"
- "Je l'ignore. Mais, avant ce temps, nous aurons la somme, et, lors même
que nous ne serions pas prêts, ce serait jouer de malheur si nous
trouvions dans son successeur un créancier aussi impitoyable. Nous pouvons
dormir cette nuit plus tranquilles, Caroline!"
Oui, malgré eux, leurs coeurs étaient débarrassés d'un poids bien lourd.
Les visages des enfants groupés autour d'eux, afin d'écouter une
conversation qu'ils comprenaient si peu, étaient plus ouverts et animés
d'une joie plus vive; la mort de cet homme rendait un peu de bonheur à une
famille! La seule émotion causée par cet événement, dont le spectre venait
de rendre Scrooge témoin, était une émotion de plaisir.
"Esprit", dit Scrooge, "faites-moi voir quelque scène de tendresse
étroitement liée avec l'idée de la mort; sinon cette chambre sombre, que
nous avons quittée tout à l'heure, sera toujours présente à mon souvenir."
Le fantôme le conduisit au travers de plusieurs rues qui lui étaient
familières; à mesure qu'ils marchaient, Scrooge regardait de côté et
d'autre dans l'espoir de retrouver son image, mais nulle part il ne
pouvait la voir. Ils entrèrent dans la maison du pauvre Bob Cratchit,
cette même maison que Scrooge avait visitée précédemment, et trouvèrent la
mère et les enfants assis autour du feu.
Ils étaient calmes, très calmes. Les bruyants petits Cratchit se tenaient
dans un coin aussi tranquilles que des statues, et demeuraient assis, les
yeux fixés sur Pierre, qui avait un livre ouvert devant lui. La mère et
ses filles s'occupaient à coudre. Toute la famille était bien tranquille
assurément!
"Et il prit un enfant, et il le mit au milieu d'eux."
Où Scrooge avait-il entendu ces paroles? Il ne les avait pas rêvées. Il
fallait bien que ce fut l'enfant qui les avait lues à haute voix, quand
Scrooge et l'esprit franchissaient le seuil de la porte. Pourquoi
interrompait-il sa lecture?
La mère posa son ouvrage sur la table et se couvrit le visage de ses
mains.
"La couleur de cette étoffe me fait mal aux yeux", dit-elle.
- "La couleur? Ah! pauvre Tiny Tim!"
- "Ils sont mieux maintenant", dit la femme de Cratchit. "C'est sans doute
de travailler à la lumière qui les fatigue, mais je ne voudrais pour rien
au monde laisser voir à votre père, quand il rentrera, que mes yeux sont
fatigués. Il ne doit pas tarder, c'est bientôt l'heure."
- "L'heure est passée", répondit Pierre en fermant le livre. "Mais je
trouve qu'il va un peu moins vite depuis quelques soirs, ma mère."
La famille retomba dans son silence et son immobilité. Enfin, la mère
reprit d'une voix ferme, dont le ton de gaieté ne faiblit qu'une fois:
"J'ai vu un temps où il allait vite, très vite même, avec... avec Tiny Tim
sur son épaule."
- "Et moi aussi", s'écria Pierre; "souvent."
- "Et moi aussi", s'écria un autre.
Tous répétèrent: "Et moi aussi."
- "Mais Tiny Tim était très léger à porter", reprit la mère en retournant
à son ouvrage; "et puis son père l'aimait tant que ce n'était pas pour lui
une peine... oh! non. Mais j'entends votre père à la porte!"
Elle courut au-devant de lui. Le petit Bob entra avec son cache-nez; il en
avait bien besoin, le pauvre père. Son thé était tout prêt contre le feu,
c'était à qui s'empresserait pour le servir. Alors les deux petits
Cratchit grimpèrent sur ses genoux, et chacun d'eux posa sa petite joue
contre les siennes, comme pour lui dire: "N'y pensez plus, mon père; ne
vous chagrinez pas!"
Bob fut très gai avec eux, il eut pour tout le monde une bonne parole: il
regarda l'ouvrage étalé sur la table et donna des éloges à l'adresse et à
l'habileté de Cratchit et de ses filles.
"Ce sera fini longtemps avant dimanche", dit-il.
- "Dimanche! Vous y êtes donc allé aujourd'hui, Robert?" demanda sa femme.
- "Oui, ma chère", répondit Bob. "J'aurais voulu que vous eussiez pu y
venir: cela vous aurait fait du bien de voir comme l'emplacement est vert.
Mais vous irez le voir souvent. Je lui avais promis que j'irais m'y
promener un dimanche... Mon petit, mon petit enfant!" s'écria Bob! "Mon
cher petit enfant!"
Il éclata tout à coup, sans pouvoir s'en empêcher. Pour qu'il pût s'en
empêcher, il n'aurait pas fallu qu'il se sentit encore si près de son
enfant.
Il quitta la chambre et monta dans celle de l'étage supérieur, joyeusement
éclairée et parée de guirlandes comme à Noël. Il y avait une chaise placée
tout contre le lit de l'enfant, et l'on voyait à des signes certains que
quelqu'un était venu récemment l'occuper. Le pauvre Bob s'y assit à son
tour; et, quand il se fut un peu recueilli, un peu calmé, il déposa un
baiser sur ce cher petit visage. Alors il se montra plus résigné à ce
cruel événement, et redescendit presque heureux... en apparence.
La famille se rapprocha du feu en causant; les jeunes filles et leur mère
travaillaient toujours. Bob leur parla de la bienveillance extraordinaire
que lui avait témoignée le neveu de M. Scrooge, qu'il avait vu une fois à
peine, et qui, le rencontrant ce jour-là dans la rue et le voyant un
peu... un peu abattu, vous savez, dit Bob, s'était informé avec intérêt de
ce qui lui arrivait de fâcheux. Sur quoi, poursuivit Bob, car c'est bien
le monsieur le plus affable qu'il soit possible de voir, je lui ai tout
raconté. - Je suis sincèrement affligé de ce que vous m'apprenez, monsieur
Cratchit, dit-il, pour vous et pour votre excellente femme. À propos,
comment a-t-il pu savoir cela, je l'ignore absolument.
- "Savoir quoi, mon ami?"
- "Que vous étiez une excellente femme."
- "Mais tout le monde ne le sait-il pas?" dit Pierre.
- "Très bien répliqué, mon garçon!" s'écria Bob. "J'espère que tout le
monde le sait." "Sincèrement affligé, disait-il, pour votre excellente
femme; si je puis vous être utile en quelque chose, ajouta-t-il en me
remettant sa carte, voici mon adresse. Je vous en prie, venez me voir." Eh
bien! j'en ai été charmé, non pas tant pour ce qu'il serait en état de
faire en notre faveur, que pour ses manières pleines de bienveillance. On
aurait dit qu'il avait réellement connu notre Tiny Tim, et qu'il le
regrettait comme nous.
- "Je suis sûre qu'il a un bon coeur", dit Mme Cratchit.
- "Vous en seriez bien plus sûre, ma chère amie", reprit Bob, "si vous
l'aviez vu et que vous lui eussiez parlé. Je ne serais pas du tout
surpris, remarquez ceci, qu'il trouvât une meilleure place à Pierre."
- "Entendez-vous, Pierre?" dit Mme Cratchit.
- "Et alors", s'écria une des jeunes filles, "Pierre se mariera et
s'établira pour son compte."
- "Allez vous promener", repartit Pierre en faisant une grimace.
- "Dame! cela peut être ou ne pas être, l'un n'est pas plus sûr que
l'autre", dit Bob. "La chose peut arriver un de ces jours, quoique nous
ayons, mon enfant, tout le temps d'y penser. Mais, de quelque manière et
dans quelque temps que nous nous séparions les uns des autres, je suis sûr
que pas un de nous n'oubliera le pauvre Tiny Tim; n'est-ce pas, nous
n'oublierons jamais cette première séparation?"
- "Jamais, mon père", s'écrièrent-ils tous ensemble.
- "Et je sais", dit Bob, "je sais, mes amis, que, quand nous nous
rappellerons combien il fut doux et patient, quoique ce ne fût qu'un tout
petit, tout petit enfant, nous n'aurons pas de querelles les uns avec les
autres, car ce serait oublier le pauvre Tiny Tim."
- "Non, jamais, mon père!" répétèrent-ils tous.
- "Vous me rendez bien heureux", dit le petit Bob, "oui, bien heureux!"
Mme Cratchit l'embrassa, ses filles l'embrassèrent, les deux petits
Cratchit l'embrassèrent, Pierre et lui se serrèrent tendrement la main.
Âme de Tiny Tim, dans ton essence enfantine tu étais une émanation de la
divinité!
"Spectre", dit Scrooge, "quelque chose me dit que l'heure de notre
séparation approche. Je le sais, sans savoir comment elle aura lieu.
Dites-moi quel était donc cet homme que nous avons vu gisant sur son lit
de mort?"
Le fantôme de Noël futur le transportai comme auparavant (quoique à une
époque différente, pensait-il, car ces dernières visions se brouillaient
un peu dans son esprit; ce qu'il y voyait de plus clair, c'est qu'elles se
rapportaient à l'avenir), dans les lieux où se réunissent les gens
d'affaires et les négociants, mais sans lui montrer son autre lui-même. À
la vérité, l'esprit ne s'arrêta nulle part, mais continua sa course
directement, comme pour atteindre plus vite au but, jusqu'au moment où
Scrooge le supplia de s'arrêter un instant.
"Cette cour", dit-il, "que nous traversons si vite, est depuis longtemps
le lieu où j'ai établi le centre de mes occupations. Je reconnais la
maison; laissez-moi voir ce que je serai un jour."
L'esprit s'arrêta; sa main désignait un autre point.
"Voici la maison là-bas", s'écria Scrooge. "Pourquoi me faites-vous signe
d'aller plus loin?"
L'inexorable doigt ne changeait pas de direction. Scrooge courut à la hâte
vers la fenêtre de son comptoir et regarda dans l'intérieur. C'était
encore un comptoir, mais non plus le sien. L'ameublement n'était pas le
même, la personne assise dans le fauteuil n'était pas lui. Le fantôme
faisait toujours le geste indicateur.
Scrooge le rejoignit, et, tout en se demandant pourquoi il ne se voyait
pas là et ce qu'il pouvait être devenu, il suivit son guide jusqu'à une
grille de fer. Avant d'entrer, il s'arrêta pour regarder autour de lui.
Un cimetière. Ici, sans doute, gît sous quelques pieds de terre le
malheureux dont il allait apprendre le nom. C'était un bien bel endroit,
ma foi! environné de longues murailles, de maisons voisines, envahi par le
gazon et les herbes sauvages, plutôt la mort de la végétation que la vie,
encombré du trop-plein des sépultures, engraissé jusqu'au dégoût. Oh! le
bel endroit!
L'esprit, debout au milieu des tombeaux, en désigna un. Scrooge s'en
approcha en tremblant. Le fantôme était toujours exactement le même, mais
Scrooge crut reconnaître dans sa forme solennelle quelque augure nouveau
dont il eut peur.
"Avant que je fasse un pas de plus vers cette pierre que vous me montrez",
lui dit-il, "répondez à cette seule question: Tout ceci, est-ce l'image de
ce qui doit être, ou seulement de ce qui peut être?"
L'esprit, pour toute réponse abaissa sa main du côté de la tombe près de
laquelle il se tenait.
"Quand les hommes s'engagent dans quelques résolutions, elles leur
annoncent certain but qui peut être inévitable, s'ils persévèrent dans
leur voie. Mais, s'ils la quittent, le but change; en est-il de même des
tableaux que vous faites passer sous mes yeux?"
Et l'esprit demeura immobile comme toujours. Scrooge se traîna vers le
tombeau, tremblant de frayeur, et, suivant la direction du doigt, lut sur
la pierre d'une sépulture abandonnée son propre nom: EBENEZER SCROOGE
"C'est donc moi qui suis l'homme que j'ai vu gisant sur son lit de mort?"
s'écria-t-il, tombant à genoux.
Le doigt du fantôme se dirigea alternativement de la tombe à lui et de lui
à la tombe.
"Non, esprit! oh! non, non!"
Le doigt était toujours là.
"Esprit", s'écria-t-il en se cramponnant à sa robe, "écoutez- moi! je ne
suis plus l'homme que j'étais; je ne serai plus l'homme que j'aurais été
si je n'avais pas eu le bonheur de vous connaître. Pourquoi me montrer
toutes ces choses, s'il n'y a plus aucun espoir pour moi?"
Pour la première fois, la main parut faire un mouvement.
"Bon esprit", poursuivit Scrooge toujours prosterné à ses pieds, la face
contre terre, "vous intercéderez pour moi, vous aurez pitié de moi.
Assurez-moi que je puis encore changer ces images que vous m'avez
montrées, en changeant de vie!"
La main s'agita avec un geste bienveillant.
"J'honorerai Noël au fond de mon coeur, et je m'efforcerai d'en conserver
le culte toute l'année. Je vivrai dans le passé, le présent et l'avenir;
les trois esprits ne me quitteront plus, car je ne veux pas oublier leurs
leçons. Oh! dites-moi que je puis faire disparaître l'inscription de cette
pierre!"
Dans son angoisse, il saisit la main du spectre. Elle voulut se dégager,
mais il la retint par une puissante étreinte. Toutefois l'esprit, plus
fort, encore cette fois, le repoussa.
Levant les mains dans une dernière prière, afin d'obtenir du spectre qu'il
changeât sa destinée, Scrooge aperçut une altération dans la robe à
capuchon de l'esprit, qui diminua de taille, s'affaissa sur lui-même et se
transforma en colonne de lit.
La conclusion
C'était une colonne de lit.
Oui, et de son lit encore et dans sa chambre bien mieux. Le lendemain lui
appartenait pour s'amender et réformer sa vie.
"Je veux vivre dans le passé; le présent et l'avenir!" répéta Scrooge en
sautant à bas du lit. Les leçons des trois esprits demeureront gravées
dans ma mémoire. "0 Jacob Marley! que le ciel et la fête de Noël soient
bénis de leurs bienfaits! je le dis à genoux, vieux Jacob, oui, à genoux."
Il était si animé, si échauffé par de bonnes résolutions, que sa voix
brisée répondait à peine au sentiment qui l'inspirait. Il avait sangloté
violemment dans sa lutte avec l'esprit, et son visage était inondé de
larmes.
"Ils ne sont pas arrachés", s'écria Scrooge embrassant un des rideaux de
son lit, "ils ne sont pas arrachés, ni les anneaux non plus. Ils sont ici,
je suis ici; les images des choses qui auraient pu se réaliser peuvent
s'évanouir; elles s'évanouiront, je le sais!"
Cependant ses mains étaient occupées à brouiller ses vêtements; il les
mettait à l'envers, les retournait sens dessus dessous, le bas en haut et
le haut en bas; dans son trouble, il les déchirait, les laissait tomber à
terre, les rendait enfin complices de toutes sortes d'extravagances.
"Je ne sais pas ce que fais!" s'écria-t-il riant et pleurant à la fois, et
se posant avec ses bas en copie parfaite du Laocoon antique et de ses
serpents. "Je suis léger comme une plume; je suis heureux comme un ange,
gai comme un écolier, étourdi comme un homme ivre. Un joyeux Noël à tout
le monde! une bonne, une heureuse année à tous! Holà! hé! ho! holà!"
Il avait passé en gambadant de sa chambre dans le salon, et se trouvait là
maintenant, tout hors d'haleine.
"Voilà bien la casserole où était l'eau de gruau!" s'écria-t-il en
s'élançant de nouveau et recommençant ses cabrioles devant la cheminée.
"Voilà la porte par laquelle est entré le spectre de Marley! voilà le coin
où était assis l'esprit de Noël présent! voilà la fenêtre où j'ai vu les
âmes en peine: tout est à sa place, tout est vrai, tout est arrivé... Ah!
ah! ah!"
Réellement, pour un homme qui n'avait pas pratiqué depuis tant d'années,
c'était un rire splendide, un des rires les plus magnifiques, le père
d'une longue, longue lignée de rires éclatants!
"Je ne sais quel jour du mois nous sommes aujourd'hui!" continua Scrooge.
"Je ne sais combien de temps je suis demeuré parmi les esprits. Je ne sais
rien: je suis comme un petit enfant. Cela m'est bien égal. je voudrais
bien l'être, un petit enfant. Hé! holà! houp! holà! hé!"
Il fut interrompu dans ses transports par les cloches des églises qui
sonnaient le carillon le plus folichon qu'il eût jamais entendu. Ding, din,
dong, boum! boum, ding, din, dong! Boum! boum! boum! dong! ding, din,
dong! boum!
"Oh! superbe, superbe!"
Courant à la fenêtre, il l'ouvrit et regarda dehors. Pas de brume, pas de
brouillard; un froid clair, éclatant, un de ces froids qui vous égayent et
vous ravigotent, un de ces froids qui sifflent à faire danser le sang dans
vos veines; un soleil d'or; un ciel divin; un air frais et agréable; des
cloches en gaieté. Oh! superbe, superbe!
"Quel jour sommes-nous aujourd'hui?" cria Scrooge de sa fenêtre à un petit
garçon endimanché qui s'était arrêté peut-être pour le regarder.
- "Hein?" répondit l'enfant ébahi.
- "Quel jour sommes-nous aujourd'hui, mon beau garçon?" dit Scrooge.
- "Aujourd'hui!" repartit l'enfant; "mais c'est le jour de Noël."
- "Le jour de Noël!" se dit Scrooge. "Je ne l'ai donc pas manqué! Les
esprits ont tout fait en une nuit. Ils peuvent faire tout ce qu'ils
veulent; qui en doute? certainement qu'ils le peuvent. Holà! hé! mon beau
petit garçon!"
- "Holà!" répondit l'enfant.
- "Connais-tu la boutique du marchand de volailles, au coin de la seconde
rue?"
- "Je crois bien!"
"Un enfant plein d'intelligence!" dit Scrooge. "Un enfant remarquable!
Sais-tu si l'on a vendu la belle dinde qui était hier en montre? pas la
petite; la grosse?"
- "Ah! celle qui est aussi grosse que moi?"
- "Quel enfant délicieux!" dit Scrooge. "Il y a plaisir à causer avec lui.
Oui, mon chat!"
- "Elle y est encore", dit l'enfant.
- "Vraiment!" continua Scrooge. "Eh bien, va l'acheter!"
- "Farceur!" s'écria l'enfant.
- "Non", dit Scrooge, ":je parle sérieusement. Va acheter et dis qu'on me
l'apporte; je leur donnerai ici l'adresse où il faut la porter. Reviens
avec le garçon et je te donnerai un schelling. Tiens! si tu reviens avec
lui en moins de cinq minutes, je te donnerai un écu."
L'enfant partit comme un trait. Il aurait fallu que l'archer eût une main
bien ferme sur la détente pour lancer sa flèche moitié seulement aussi
vite.
"Je l'enverrai chez Bob Cratchit", murmura Scrooge se frottant les mains
et éclatant de rire. "Il ne saura pas d'où cela lui vient. Elle est deux
fois grosse comme Tiny Tim. Je suis sûr que Bob goûtera la plaisanterie;
jamais Joe Miller n'en a fait une pareille."
Il écrivit l'adresse d'une main qui n'était pas très ferme, mais il
l'écrivit pourtant, tant bien que mal, et descendit ouvrir la porte de la
rue pour recevoir le commis du marchand de volailles. Comme il restait là
debout à l'attendre, le marteau frappa ses regards.
"Je l'aimerai toute ma vie!" s'écria-t-il en le caressant de la main. "Et
moi qui, jusqu'à présent, ne le regardais jamais, je crois. Quelle honnête
expression dans sa figure! Ah! le bon, l'excellent marteau! Mais voici la
dinde! Holà! hé! Houp, houp! comment vous va? Un joyeux Noël!"
C'était une dinde, celle-là! Non, il n'est pas possible qu'il se soit
jamais tenu sur ses jambes, ce volatile; il les aurait brisées en moins
d'une minute, comme des bâtons de cire à cacheter.
"Mais j'y pense, vous ne pourrez pas porter cela jusqu'à Camden-Town, mon
ami", dit Scrooge; "il faut prendre un cab."
Le rire avec lequel il dit cela, le rire avec lequel il paya la dinde, le
rire avec lequel il paya le cab, et le rire avec lequel il récompensa le
petit garçon ne fut surpassé que par le fou rire avec lequel il se rassit
dans son fauteuil, essoufflé, hors d'haleine, et il continua de rire
jusqu'aux larmes.
Ce ne lui fut pas chose facile que de se raser, car sa main continuait à
trembler beaucoup; et cette opération exige une grande attention, même
quand vous ne dansez pas en vous faisant la barbe. Mais il se serait coupé
le bout du nez, qu'il aurait mis tout tranquillement sur l'entaille un
morceau de taffetas d'Angleterre sans rien perdre de sa bonne humeur.
Il s'habilla, mit tout ce qu'il avait de mieux, et, sa toilette faite,
sortit pour se promener dans les rues. La foule s'y précipitait en ce
moment, telle qu'il l'avait vue en compagnie du spectre de Noël présent.
Marchant les mains croisées derrière le dos, Scrooge regardait tout le
monde avec un sourire de satisfaction. Il avait l'air si parfaitement
gracieux, en un mot, que trois ou quatre joyeux gaillards ne purent
s'empêcher de l'interpeller
"Bonjour, monsieur! Un joyeux Noël, monsieur!" Et Scrooge affirma souvent
plus tard que, de tous les sons agréables qu'il avait jamais entendus,
ceux-là avaient été, sans contredit, les plus doux à son oreille.
Il n'avait pas fait beaucoup de chemin, lorsqu'il reconnut, se dirigeant
de son côté, le monsieur à la tournure distinguée qui était venu le
trouver la veille dans son comptoir, et lui disant: "Scrooge et Marley, je
crois?"Il sentit une douleur poignante lui traverser le coeur à la pensée
du regard qu'allait jeter sur lui le vieux monsieur au moment où ils se
rencontreraient; mais il comprit aussitôt ce qu'il avait à faire, et prit
bien vite son parti.
"Mon cher monsieur", dit-il en pressant le pas pour lui prendre les deux
mains, "comment vous portez-vous? J'espère que votre journée d'hier a été
bonne. C'est une démarche qui vous fait honneur! Un joyeux Noël,
monsieur!"
- "Monsieur Scrooge?"
- "Oui, c'est mon nom; je crains qu'il ne vous soit pas des plus
agréables. Permettez que je vous fasse mes excuses. Voudriez-vous avoir la
bonté..." (Ici Scrooge lui murmura quelques mots à l'oreille.)
- "Est-il Dieu possible!" s'écria ce dernier, comme suffoqué. "Mon cher
monsieur Scrooge, parlez-vous sérieusement?"
- "S'il vous plaît", dit Scrooge; "pas un liard de moins. Je ne fais que
solder l'arriéré, je vous assure. Me ferez-vous cette grâce?"
- "Mon cher monsieur, reprit l'autre en lui secouant la main cordialement,
je ne sais comment louer tant de munifi..."
- "Pas un mot, je vous prie", interrompit Scrooge. "Venez me voir;
voulez-vous venir me voir?"
- "Oui! sans doute", s'écria le vieux monsieur. Évidemment, c'était son
intention; on ne pouvait s'y méprendre, à son air.
"Merci" dit Scrooge. "Je vous suis infiniment reconnaissant, je vous
remercie mille fois. Adieu!"
Il entra à l'église; il parcourut les rues, il examina les gens qui
allaient et venaient en grande hâte, donna aux enfants de petites tapes
caressantes sur la tête, interrogea les mendiants sur leurs besoins,
laissa tomber des regards curieux dans les cuisines des maisons, les
reporta ensuite aux fenêtres; tout ce qu'il voyait lui faisait plaisir. Il
ne s'était jamais imaginé qu'une promenade, que rien au monde pût lui
donner tant de bonheur. L'après-midi, il dirigea ses pas du côté de la
maison de son neveu.
Il passa et repassa une douzaine de fois devant la porte, avant d'avoir le
courage de monter le perron et de frapper. Mais enfin il s'enhardit et
laissa retomber le marteau.
"Votre maître est-il chez lui, ma chère enfant?" dit Scrooge à la
servante... "Beau brin de fille, ma foi!"
- "Oui, monsieur."
- "Où est-il, mignonne?"
- "Dans la salle à manger, monsieur, avec madame. Je vais vous conduire au
salon, s'il vous plaît."
- "Merci; il me connaît", reprit Scrooge, la main déjà posée sur le bouton
de la porte de la salle à manger; "je vais entrer ici, mon enfant."
Il tourna le bouton tout doucement, et passa la tête de côté par la porte
entrebâillée. Le jeune couple examinait alors la table (dressée comme pour
un gala), car ces nouveaux mariés sont toujours excessivement pointilleux
sur l'élégance du service: ils aiment à s'assurer que tout est comme il
faut.
"Fred!" dit Scrooge.
Dieu du ciel! comme sa nièce par alliance tressaillit! Scrooge avait
oublié, pour le moment, comment il l'avait vue assise dans son coin, un
peu souffrante, sans quoi il ne serait point entré de la sorte; il
n'aurait pas osé.
"Dieu me pardonne!" s'écria Fred, "qui est donc là?"
- "C'est moi, votre oncle Scrooge; je viens dîner. Voulez-vous que
j'entre, Fred?"
S'il voulait qu'il entrât! Peu s'en fallut qu'il ne lui disloquât le bras
pour le faire entrer. Au bout de cinq minutes, Scrooge fut à son aise
comme dans sa propre maison. Rien ne pouvait être plus cordial que la
réception du neveu; la nièce imita son mari; Topper en fit autant,
lorsqu'il arriva, et aussi la petite soeur rondelette, quand elle vint, et
tous les autres convives, à mesure qu'ils entrèrent. Quelle admirable
partie, quels admirables petits jeux, quelle admirable unanimité, quel
admirable bonheur!
Mais le lendemain, Scrooge se rendit de bonne heure au comptoir, oh! de
très bonne heure. S'il pouvait seulement y arriver le premier et
surprendre Bob Cratchit en flagrant délit de retard! C'était en ce moment
sa préoccupation la plus chère.
Il y réussit; oui, il eut ce plaisir! L'horloge sonna neuf heures, point
de Bob; neuf heures un quart, point de Bob. Bob se trouva en retard de
dix-huit minutes et demie. Scrooge était assis, la porte toute grande
ouverte, afin qu'il le pût voir se glisser dans sa citerne.
Avant d'ouvrir la porte, Bob avait ôté son chapeau, puis son cache-nez: en
un clin d'oeil, il fut installé sur son tabouret et se mit à faire courir
sa plume, comme pour essayer de rattraper neuf heures.
"Holà!" grommela Scrooge, imitant le mieux qu'il pouvait son ton
d'autrefois; "qu'est-ce que cela veut dire de venir si tard?"
- "Je suis bien fâché, monsieur", dit Bob. "Je suis en retard."
- "En retard!" reprit Scrooge. "En effet, il me semble que vous êtes en
retard. Venez un peu par ici, s'il vous plaît."
- "Ce n'est qu'une fois tous les ans, monsieur", dit Bob timidement en
sortant de sa citerne; "cela ne m'arrivera plus. je me suis un peu amusé
hier, monsieur."
- "Fort bien; mais je vous dirai, mon ami", ajouta Scrooge, "que je ne
puis laisser plus longtemps aller les choses comme cela. Par conséquent,
poursuivit-il, en sautant à bas de son tabouret et en portant à Bob une
telle botte dans le flanc qu'il le fit trébucher jusque dans sa citerne;
par conséquent, je vais augmenter vos appointements!"
Bob trembla et se rapprocha de la règle de son bureau. Il eut un moment la
pensée d'en assener un coup à Scrooge, de le saisir au collet et d'appeler
à l'aide les gens qui passaient dans la ruelle pour lui faire mettre la
camisole de force.
"Un joyeux Noël, Bob!" dit Scrooge avec un air trop sérieux pour qu'on pût
s'y méprendre et en lui frappant amicalement sur l'épaule. "Un plus joyeux
Noël, Bob, mon brave garçon, que je ne vous l'ai souhaité depuis longues
années! Je vais augmenter vos appointements et je m'efforcerai de venir en
aide à votre laborieuse famille; ensuite cette après-midi nous discuterons
nos affaires sur un bol de Noël rempli d'un bischoff fumant, Bob! Allumez
les deux feux; mais avant de mettre un point sur un i, Bob Cratchit, allez
vite acheter un seau neuf pour le charbon."
Scrooge fit encore plus qu'il n'avait promis; non seulement il tint sa
parole, mais il fit mieux, beaucoup mieux.
Quant à Tiny Tim, qui ne mourut pas, Scrooge fut pour lui un second père.
Il devint un aussi bon ami, un aussi bon maître, un aussi bon homme que le
bourgeois de la bonne vieille Cité, ou de toute autre bonne vieille cité,
ville ou bourg, dans le bon vieux monde. Quelques personnes rirent de son
changement; mais il les laissa rire et ne s'en soucia guère; car il en
savait assez pour ne pas ignorer que, sur notre globe, il n'est jamais
rien arrivé de bon qui n'ait eu la chance de commencer par faire rire
certaines gens. Puisqu'il faut que ces gens-là soient aveugles, il pensait
qu'après tout il vaut tout autant que leur maladie se manifeste par les
grimaces, qui leur rident les yeux à force de rire, au lieu de se produire
sous une forme moins attrayante. Il riait lui-même au fond du coeur;
c'était toute sa vengeance.
Il n'eut plus de commerce avec les esprits; mais il en eut beaucoup plus
avec les hommes, cultivant ses amis et sa famille tout le long de l'année
pour bien se préparer à fêter Noël, et personne ne s'y entendait mieux que
lui: tout le monde lui rendait cette justice.
Puisse-t-on en dire autant de vous, de moi, de nous tous, et alors, comme
disait Tiny Tim:
"Que Dieu nous bénisse, tous tant que nous sommes!"
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