Une chose étrange dans le pays : le retour du livre d’Énoch
Sixième partie

par Hugh W. Nibley
professeur émérite d’écritures anciennes à l’université Brigham Young
Ensign, juillet 1976

La mise par écrit de sujets sacrés a été une fonction des prophètes depuis qu’Adam travailla diligemment à fournir des livres sacrés à ses descendants. Énoch poursuivit cette tradition, compilant et arrangeant avec zèle les documents, comme le rapporte son petit-fils Metuschélah : « Lorsque mon grand-père Énoch m’eut confié tous les secrets du livre et des Paraboles qui lui avaient été donnés, il les prit et les rassembla pour moi dans les paroles du Livre des Paraboles » (1 Én. 68:1). Ici, nous ne devons pas oublier que, du fait de leur longévité, tous les patriarches d’Adam à Énoch étaient contemporains et se connaissaient. Cette situation ressort de manière frappante de D&A 107:53-57 : « Trois ans avant sa mort, Adam convoqua Seth, Énosch, Kénan, Mahalaleel, Jéred, Hénoc et Metuschélah… avec le reste de sa postérité qui était juste, dans la vallée d'Adam-ondi-Ahman » et « prédit tout ce qui arriverait à sa postérité jusqu'à la dernière génération. Toutes ces choses furent écrites dans le livre d'Hénoc. » Ainsi Rabbi Eleaser dit que le Livre d’Énoch est identique au Livre de la postérité d’Adam mentionné dans Genèse 5:1 [245]. Le livre d’Adam contenait déjà l’histoire de sa famille « jusqu’à la dernière génération » (D&A 107:56). « Le Seigneur fit descendre ses serviteurs auprès d’Adam en leur disant : « Allez et témoignez de moi aujourd’hui. Donnez à l’homme Adam votre main en alliance et faites alliance avec lui par la loi… » Puis le Seigneur le mit dans un écrit que les trois témoins signèrent. « Si vous demandez : le Seigneur n’aurait-il pas pu se passer du document écrit, de témoins et d’une poignée de mains ?’ La réponse est que c’est la volonté du Seigneur que ce soit à tout jamais la façon correcte de procéder parmi les enfants d’Adam [246]. » Ainsi donc, Joseph Smith a tout à fait raison de faire passer le livre d’Adam par Énoch, Abraham et Moïse jusqu’à nous.
Il alla tout d’abord à Metuschélah, qui reçut d’Énoch une mission semblable à celle qui fut donnée plus tard à Moïse :

Moïse 1:40 « Moïse, mon fils… tu écriras les choses que je vais te dire. »
Moïse 1:41…. « Les enfants des hommes mépriseront mes paroles et en retireront beaucoup du livre que tu vas écrire. »
1 Énoch 82:1 « Garde, mon fils Metuschélah, les livres venant de la main de ton père. »
2 Énoch 13, p. 48 « Prends ces livres écrits de la main de ton père [Énoch]. Les insensés qui ne connaissent pas le Seigneur ne les recevront pas, mais les rejetteront. »
3 Énoch 104:10 « Les pécheurs changeront et écriront contre [les paroles] de vérité et ils en égareront beaucoup et mentiront. »

Vient ensuite Noé, qui a la même expérience avec les livres et transmet les mêmes informations qu’Énoch [247]. « Mon grand-père Énoch, dit Noé, m’a donné l’enseignement de tous les secrets du livre… qui lui avait été donné » (1 Énoch 68:1) et en effet, dans l’Énoch de Joseph Smith, Énoch fait de Noé et de Metuschélah les héritiers de ses enseignements et de ses promesses (Moïse 8:2–3, 5–12). Ensuite, il y a Abraham, qui, dans « Le testament d’Abraham », a pratiquement les mêmes visions et fait le même voyage céleste qu’Énoch et, à la fin de sa visite céleste, trahit sa source : « Moi, Abraham, je dis à l’Archange Michel : ‘O Seigneur, qui est cet honorable vieillard avec ce livre dans la main, et qui s’approche du juge [Adam]…’ Il répondit : ‘C’est Énoch, Dieu lui a donné la tâche d’écrire tout ce que les âmes des hommes commettent come actions, bonnes et mauvaises.’ » [248].

Comme Abraham, Ésaïe, à la fin de son voyage dans les cieux, est mis en présence d’un vénérable vieillard qui a un livre. Cet homme, c’est Énoch [249]. Le Seigneur lui-même dit à Ésaïe : « Aucun mortel n’a jamais vu ce que tu as vu ! » ‘Et disant ceci, il plaça un livre dans mes mains et me dit : Prends ceci et sache… qu’il n’y a rien de caché dans toutes les œuvres de ce monde, qu’elles soient bonnes ou mauvaises.’ Et je pris le livre de sa main et le lus, et voici, tout ce qui concernait chaque homme depuis le commencement jusqu’à la fin du monde [250].»

Ceci donne une dimension à ce que le Sauveur dit aux Néphites quand il leur remet les livres : « Sonde[z] diligemment ces choses; car grandes sont les paroles d'Ésaïe. Car, assurément, il a parlé de tout ce qui concerne mon peuple » (3 Néphi 23:1-2). Après Abraham, c’est Jacob qui devient le détenteur des tablettes célestes, qui parlaient de l’existence prémortelle, de la nature éternelle de la promesse et de l’appel de Jacob et des actes de sa postérité jusqu’aux temps les plus reculés, selon un ouvrage juif très ancien appelé la Prière de Joseph [251]. Ensuite Moïse reçoit « Le récit complet de la Création » (Jubilés 2:1), qu’il nous transmet. « La teneur tout entière du message de Moïse, écrit C. L. Woolley, est la reformulation du message d’Abraham, un appel au passé [252]. » Esdras reçoit, lui aussi, le commandement « d’écrire tout ce qui s’est passé dans le monde depuis le commencement… afin que peut-être les hommes trouvent la voie, afin que ceux qui vivent dans les derniers jours ne périssent pas [253]. » Et la situation de Moroni ressemble étrangement à celle de Baruch, l’ami d’Esdras (tous deux étaient des collègues de Jérémie et de Léhi) dans un ouvrage « perdu de vue pendant 1200 bonnes années » et découvert en 1866 [254]. « Terre, terre, terre, écoute les paroles du Dieu puissant, et reçois ce que je te confie, et garde-les jusqu’aux derniers jours, afin que, quand cela te sera commandé, tu puisses les restaurer et que les étrangers n’en prennent pas possession ! ». Alors la terre ouvrit la bouche et les engloutit [255]. » La personnification de la terre est un motif qui remonte à Énoch (voir Moïse 7:48).

Selon de nombreux documents découverts récemment, c’est pendant les quarante jours de sa mission qui suivirent sa résurrection que notre Sauveur transmit les livres à ses disciples, exactement comme il le fait dans le Livre de Mormon à la même époque. L’importante Épître des Apôtres concernant laquelle « quiconque connaît et observe ce qui y est écrit sera comme les anges », fut confiée par le Seigneur « à Pierre, Jacques et Jean, à Matthieu et à d’autres de Jérusalem, afin que des copies soient envoyées à certains disciples soigneusement choisis, et par eux à toutes les branches (mansiones) [256] ». L’Apocryphe de Jacques nouvellement découvert raconte en détail comment le Seigneur confia les livres à Pierre, Jacques et Jean pour un rationnement soigneux et dans d’autres nouvelles découvertes, Pierre et Paul montent tous les deux au ciel et y reçoivent des livres saints et sont présentés à Énoch, le vénérable scribe. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est l’accent mis sur Jean, dont les manuscrits de la mer Morte, selon F. M. Cross, montrent que les écrits sont, et c’est significatif, « apparentés à la littérature énochienne » [257]. On ne trouve nulle part d’instructions plus complètes pour la préservation et la transmission des annales que celles que le Seigneur donne à Jean dans les trois Apocryphes de Jean récemment découverts. Et c’est Joseph Smith qui fut le premier à informer le monde qu’il y avait « des écrits faits sur parchemin par Jean et cachés par lui-même » (D&A 7 en-tête)

Le lecteur attentif aura remarqué que, quel que soit celui qui tient les annales, Énoch n’est jamais loin en coulisse. Quand tout est dit, il est le scribe suprême et il n’y a pas d’autre endroit où cette merveilleuse pratique de la tenue des registres soit mieux décrite que dans l’Énoch slave :

« Prends tes livres que tu as écrits… et descends sur la terre et enseigne-les à tes enfants… et remets-leur les livres que tu as écrits de ta main …. Et ils les liront et connaîtront le Créateur de tout… Et ils donneront les livres écrits de ta main à leurs enfants, et les enfants aux enfants, et ainsi de parents à parents, et de génération à génération, parce que l’écrit de ta main, et l’écrit de la main de tes pères, Adam et Seth, ne seront pas détruits jusqu’aux siècles derniers, car j’ai commandé à mes anges spéciaux… de préserver les écrits de ta main et de celle de tes pères, pour qu’ils ne périssent pas » (2 Énoch 11).
L’injonction continue en des termes qui ressemblent beaucoup à ceux du livre de Moïse.

2 Énoch 11:« Je connais la malice des hommes… je laisserai un homme juste de ta tribu avec toute sa maison… Alors dans le cours de cette race, apparaîtront les livres écrits de ta main et de celle de tes pères, attendu que les gardiens de la terre les montreront aux hommes de foi et ils les expliqueront à cette race. »

Moïse 1:41:« Et le jour où les enfants des hommes mépriseront mes paroles et en retireront beaucoup du livre que tu vas écrire, voici, j’en susciterai un autre semblable à toi, et elles seront de nouveau parmi les enfants des hommes, parmi tous ceux qui croiront. »

Est-il besoin de préciser que la version slave d’Énoch était inconnue du temps de Joseph Smith ?

Le lecteur attentif aura aussi noté les allusions fréquentes aux derniers jours chaque fois que les écrits d’Énoch sont mentionnés. Ceci est une clé très importante. A. L. Davies fait la généralisation que « un trait… commun à cette littérature apocalyptique est le fait que les visions et les livres d’Énoch sont réservés pour les derniers jours quand les élus les liront et les comprendront [258] », faisant immédiatement penser aux promesses du Seigneur à Énoch dans Moïse 7:60, 62. « Et le Seigneur dit à Hénoc : Comme je vis, je viendrai dans les derniers jours, dans les jours de méchanceté et de vengeance… Je ferai descendre la justice des cieux, et je ferai monter la vérité de la terre… pour rendre témoignage de mon Fils unique… Je ferai en sorte que la justice et la vérité balaient la terre comme un flot pour rassembler mes élus » etc. C’est Énoch qui préside quand toutes choses sont rassemblées en une seule ; le livre qui « sera révélé à ceux des derniers jours » est le même que « le livre parfait qui existait depuis le commencement dans l’esprit de Dieu [259] ». « J’écrirai tout ce qui se fait dans le monde », dit Esdras, « afin que ceux qui désirent la vie dans les derniers jours vivent » [260].

« Ce livre », déclare l’Évangile de Vérité nouvellement découvert, « sera révélé aux éternités [toutes les autres dispensations] à la fin des temps. C’est un secret connu seulement des initiés. C’est un livre parfait qui a existé premièrement dans l’esprit de Dieu, par lequel il est transmis aux hommes [261]. »

Contrairement à ce que certains pourraient penser et à ce qui a été enseigné pendant des générations dans les universités et les séminaires, les membres des anciennes sectes n’étaient pas simplement des illettrés confinés à un « évangile oral ». Bien au contraire, le père Lagrange note avec une sévère désapprobation : « Ces visionnaires sont les hommes les plus livresques qui soient » [262], n’ayant aucune prétention à l’originalité mais unanimement préoccupés, comme le note J. Leipoldt, par les rites d’initiation, les sacrements, le baptême, les repas en commun, les livres secrets transmis depuis les temps anciens et par des ordonnances et des points de doctrine étrangers au christianisme conventionnel. Ils ressemblent en tout cela au « judaïsme tardif en général » et trahissent des liens anciens avec Babylone et l’Iran [263].

Ainsi l’appel retentit dans le papyrus d’Énoch Chester Beatty : « Préparez-vous, vous les justes, et présentez les livres de vos actions comme un souvenir, donnez-les comme témoignage devant les anges. » (Gk 91:3) Le prophète choisi « qui suscite une génération de justice » est aussi choisi pour « leur révéler les livres écrits de ta main [celle d’Énoch] et de tes pères » et pour être le dirigeant de la parole de Dieu dans cette dispensation, « même des fidèles… et ils le diront à la génération suivante » et ainsi de suite [264]. En bref, Énoch écrit pour l’Église et l’idée d’Église est exprimée plus clairement dans la littérature énochienne que partout ailleurs. Comme l’Apocryphe de Jacques, « elle est pour les bienheureux qui seront sauvés par leur foi en elle » [265]. Quand Énoch met des restrictions à ses ouvrages avec le commandement : « Mes fils, remettez ces livres à tous ceux qui les veulent, et instruisez-les, afin qu’ils voient les œuvres du… Seigneur » [266], il donne les mêmes ordres que le Seigneur à ses disciples dans l’Apocryphe de Jean : « Je vous dis ceci afin que vous l’écriviez et le donniez en secret à ceux qui sont d’un seul cœur et d’un seul esprit avec vous ; ceci est réservé à la race qui ne vacille pas » [267]. De nouveau Énoch : « Distribue les livres… parmi les nations de la terre qui auront la sagesse de craindre le Seigneur ; qu’elles les reçoivent et apprennent à les aimer… à les lire et à les étudier » [268].

Une partie de l’attrait du livre est son caractère nécessairement secret : « révélé aux éternités de la fin du temps. C’est un secret, un écrit spécial réservé aux initiés » [269]. « ‘Il t’est donné de l’écrire’ », dit le Seigneur à Jean, et « ‘il doit être mis en lieu sûr’. Alors il me dit : ‘Maudit soit quiconque le donnera en cadeau ou l’échangera contre de la nourriture, de la boisson ou des vêtements, ou toute autre chose de cette nature.’ » Alors, il transmit le mysterion à Jean et disparut immédiatement » [270]. Les écrits qui sont communiqués sont soigneusement rationnés. « Tu dois publier certaines choses, et il en est d’autres que tu dois remettre en secret aux sages. [271] » ou, dans un autre texte d’Esdras : « Ces paroles, tu les publieras ouvertement, mais celles-là, tu les cacheras [272] », vingt-quatre livres étant édités et soixante-dix cachés [273].

La tradition du secret commence avec Énoch : « Quand Énoch découvrit le livre d’Adam et le lut, il sut que le genre humain ne serait pas capable de le recevoir. Il le cacha donc de nouveau et il demeura caché jusqu’à Noé [274] ». Mais cette pratique commença avec Adam qui reçut un livre d’or de Michel et « le cacha dans une faille de rocher » [275].

La Torah elle-même fut enterrée quand Israël pécha, pour être déterrée plus tard [276]. Le rouleau de cuivre des manuscrits de la mer Morte nous montre comment, pendant les temps de grande alarme, toutes les choses sacrées qui avaient été consacrées, y compris les écrits sacrés, furent enterrées par sécurité [277], une pratique clairement montrée dans le Livre de Mormon (Hél. 13:18-20). Dans les sources babyloniennes antiques se trouve le rapport de Bérose, selon lequel Kronus ordonna à Xisuthros (Noé) « de mettre par écrit le commencement, le milieu et la fin de toutes choses et d’enterrer ces annales dans la ville de Sippar, pour être exhumées après le déluge [278] ».

Ainsi, quand on nous dit à propos des écrits de Moïse qu’ « à cause de la méchanceté, les enfants des hommes n’en ont pas connaissance » (Moïse 1:23), cette affirmation est confirmée par la tradition que les fils de Moïse avaient un livre que leur père leur avait confié, mais quand leurs enfants en laissèrent par négligence divulguer le contenu au monde, « les anges revinrent, prirent le livre et l’emportèrent au ciel » [279].

La plus ancienne épopée sumérienne « montre que les théologiens mésopotamiens avaient connaissance d’un ‘livre sacré’ d’inspiration divine… qui contient le seul récit valable et correct de ‘l’histoire’ de la divinité » [280]. C’était le livre de la plénitude de la connaissance que possédait le roi tant en Égypte qu’à Babylone [281]. Une source chrétienne nous a apporté la tradition babylonienne bien connue et très ancienne selon laquelle Oannès, le dieu poisson ou dieu des flots, enseigna aux hommes tous les arts et toutes les sciences et écrivit toute la connaissance dans un livre et « rien depuis cette époque n’a jamais été ajouté à la connaissance humaine » [282]. C’est ce livre que le Noé babylonien reçut l’ordre d’enterrer à l’époque du déluge ; il n’est donc pas surprenant que, pour des raisons philologiques et autres, les savants aient souvent identifié Oannès avec Énoch [283].

Quand Énoch et les autres virent tout et écrivirent tout ce qui avait trait à ce monde, ils écrivirent tous le même livre – et ils le savaient. Dans Apocalypse 5:1-2, il y a effectivement un livre de ce genre : « une ‘révélation’ venant de l’Esprit du Père dans le ‘cœur de l’homme’ » [284]. Pourtant dans la réalité récemment découverte de l’hologramme, nous avons quelque chose d’apparenté au paradoxe du livre dont chaque lettre contient la totalité de ses parties : « Chaque lettre est une vérité parfaite, comme un livre parfait en elle-même, car ce sont des lettres écrites dans l’Unité » [285].

Dans l’Énoch de Joseph Smith, tous les écrits depuis Adam ont un thème central perpétuel : la mission expiatoire de Jésus-Christ, qui apparaît pleinement développé dans une succession de dispensations (Moïse 7:39, 47, 54-67). Dans le livre d’Énoch, « le Seigneur, le Père, écrivit de ses propres doigts dix paroles » qui étaient des « enseignements concernant le Fils », dont Énoch se réjouissait de voir venir le ministère terrestre [286]. « Les mystères limités… que Dieu donna à écrire à Énoch », furent plus tard, « révélés dans leur plénitude par Jésus », dit la Pistis Sophia [287]. C’est le Sauveur, selon les Mandéens, qui « apporte à l’humanité la révélation primordiale contenue dans les livres célestes » [288]. La tradition de l’Évangile perpétuel était connue de l’Église primitive et est confirmée par Athanase, qui explique que l’Évangile n’est pas nouveau, mais qu’il fut prêché à Adam, Abel, Énoch, Noé, Abraham et Moïse, et prêché par eux avant l’époque du Christ » [289]. Néanmoins, par après, et jusqu’à nos jours, la chrétienté a insisté fortement sur l’originalité du Christ et Pic de la Mirandole, pendant qu’il traduisait un manuscrit nouvellement découvert d’Esdras, rapporta avec stupéfaction : « J’y vois, Dieu m’en est témoin, la religion non pas tant de Moïse que du Christ ! » [290].

L’idée de deux jeux de livres, un sur terre et l’autre dans le ciel, est également répandue et très ancienne. On nous dit à propos des écrits d’Énoch : « certains ont été rédigés et inscrits là-haut dans les cieux pour que les anges puissent les lire » (1 Énoch 108:7), tandis que les écrits d’Énoch lui-même sont la transcription d’un livre tenu dans les cieux « et révélé en diverses parties aux Pères » [291], qui, tous, mais principalement Énoch, témoignent avoir obtenu leurs informations « en le lisant dans les tablettes célestes » (p. ex. Jub. 4:1). Ainsi donc, c’est par ces livres d’en haut et d’en bas, réunis comme les bois de Joseph et d’Éphraïm, en parfait accord comme des témoins unanimes, que le monde sera jugé [292].

Les écrits d’Énoch sont avant toute chose un avertissement aux méchants, particulièrement « dans les derniers jours, dans les jours d’iniquité et de vengeance »[293], afin « que tous ceux qui vivent dans les derniers jours ne périssent pas » [294]. Son livre est « pour ceux qui gardent la Loi dans les derniers jours ; ce livre est pour eux » et également pour ceux qui l’enfreignent : « En ce temps-là, Énoch reçut des livres de zèle et de courroux, et des livres d’inquiétude et de rejet » [295]. Le livre d’Énoch est à la fois une menace et un réconfort, « une exhortation à ne pas être troublé à cause de l’époque », mais à être vigilant et jamais trop confiant [296]. Toutes les fois que les écrits sacrés paraissent, ils sont accueillis avec une joyeuse surprise et un plaisir avide par les justes. « Alors les livres qui sont donnés aux justes deviennent une cause de joie et de droiture et de beaucoup de sagesse… et ils y croiront et s’en réjouiront » (1 Énoch 104:12-13). « Ils seront montrés aux hommes de grande foi » et « ils seront davantage glorifiés dans les derniers temps qu’avant » (2 Énoch 12). « Ceux qui auront la sagesse de les recevoir… seront nourris par eux et s’attacheront à eux » (2 Énoch 12). « Cette espérance, commente R. H. Charles, s’est réalisée dans une grande mesure au cours des siècles qui ont immédiatement précédé et suivi l’ère chrétienne » jusqu’à ce que les docteurs de l’Église rejettent ce trésor [297]. À une époque où l’Église sera « opprimée et souffrira, où elle n’aura pas de place où poser ses pieds », les écrits sacrés, ayant « échappé aux mains des méchants » aboutiront finalement entre les mains des saints dûment attestés et certifiés et « écrits avec une extrême clarté » ; les saints les embrasseront et diront : Ô Sagesse de l’Unique ! Cuirasse des Apôtres ! [298].

Le rideau se lève

La Perle de Grand Prix devrait être lue comme un ouvrage unique, un abrégé de l’histoire du monde, résumant et coordonnant dans la brève perspective offerte par moins de soixante pages les grandes dispensations passées, présentes et futures de l’Évangile. L’histoire est rapportée essentiellement par des extraits qui se présentent comme des fragments de livres originaux écrits par Adam, Énoch, Abraham, Moïse et Joseph Smith, tous centrés sur la personne du Christ et sa mission au midi des temps, à quoi vient s’ajouter un aperçu du Millénium. Ce sont ceux qui ont la vision d’ensemble de l’histoire qui voient le mieux où Énoch se situe dans tout cela. La section qui suit va donc traiter du type de récit auquel l’histoire d’Énoch appartient, les visions depuis la Création jusqu’au Jugement.

La floraison récente d’études comparatives qui examinent des écrits apocryphes longtemps négligés ou nouvellement découverts montre que la notion de dispensations récurrentes de lumière et de ténèbres, de rétablissements et d’apostasies vaut pour toutes les époques de l’histoire connue. C’est sous le coup de pinceau épique de la Perle de Grand Prix que cette structure ressort le plus clairement. Chose étonnante, le « mouvement perpétuel » qui y est présenté ne se limite pas aux traditions juive et chrétienne, mais s’étend à la littérature rituelle épique et dramatique la plus ancienne du genre humain. Le chapitre 1 de notre livre de Moïse est autant une introduction à la littérature mondiale en général qu’à nos écritures conventionnelles. Aussi audacieuse que pareille affirmation puisse paraître, plus le texte est étudié avec soin, plus elle se confirme et de manière impressionnante. Considérons les épisodes dans l’ordre où les présente ce remarquable prologue à l’étude de l’homme.

A. L’histoire commence (verset 1) avec Moïse parlant face à face avec Dieu « sur une très haute montagne », enveloppé de la gloire divine, partageant la gloire de la Divinité [Moïse 1:1]. Cette situation, montagne comprise, n’est autre que le fameux « prologue dans les cieux »,ce prologue épique et dramatique où le héros reçoit un appel spécial lui confiant un travail bien déterminé dans ce bas monde ; comme l’auditoire, ceci le prépare aux coups qui vont suivre.

B. Ensuite les lumières s’éteignent, la gloire se retire et nous retrouvons Moïse gisant sans force sur la terre nue, remis à sa place (Moïse 1:9-10) ; il retrouve peu à peu ses forces jusqu’à pouvoir exprimer son premier commentaire sur la vie : « À cause de cela, je sais que l'homme n'est rien, ce que je n'avais jamais supposé » (Moïse 1:10). L’homme commence sa carrière terrestre au bas de l’échelle. La réflexion suivante du héros met un autre visage sur les choses : « Mais mes propres yeux ont vu Dieu… sa gloire était sur moi, et j'ai vu sa face, car j'étais transfiguré devant lui » (Moïse 1:11).

C’est là qu’est la triste condition de l’homme, la condition humaine dans ses termes les plus crus et les plus élémentaires, la misère et la gloire (en français dans le texte), cette contradiction obsédante qui est la préoccupation constante des anciens auteurs juifs et chrétiens et qui est le sujet d’innombrables textes philosophiques et gnostiques, reformulé à chaque fois comme une découverte perpétuellement nouvelle dans toute la grande littérature du monde : « Qu’elle semble fastidieuse, insipide et vaine », la vie terrestre de l’homme, « quintessence de la poussière », et néanmoins « qu’il est noble par sa raison », ce même homme, « infini dans ses facultés ! … Un ange quand il agit ; presque égal à Dieu quand il pense » (Hamlet, acte 1, scène 2 ; acte 2, scène 2). Pourtant Moïse déclare que l’homme n’est rien tout en attirant l’attention sur les nuées de gloire qu’il se rappelle encore de sa condition originelle.

C. Dans cet état de faiblesse et d’incertitude, d’épreuves et de contradictions, il est la cible idéale de l’adversaire, qui, avec sa méthodologie perverse habituelle, choisit précisément ce moment pour attaquer, profitant au maximum de la vulnérabilité de son ennemi. Avec l’apparition de ce sinistre personnage, le drame commence pour de bon. Satan veut être reconnu comme le maître du monde – c’est le thème – et Moïse conteste aussitôt ses prétentions. Se rappelant son appel céleste, il questionne son adversaire, lui demandant encore et encore : « Qui es-tu, car voici, je suis un fils de Dieu à l’image de son Fils unique, et où est ta gloire que je t’adore ? Car voici, je n’aurais pas pu contempler Dieu si sa gloire n’était venue sur moi… mais je peux te contempler dans l’homme naturel – n’est-ce pas exact ? » (Moïse 1:13-14).

Notez que ce combat n’est pas entre Dieu et le diable – il n’a jamais été question de cela – c’est Moïse lui-même qui proclame ici l’avantage qu’il a sur Satan et qui poursuit : « Où est ta gloire ? Car pour moi, elle est ténèbres, et je peux juger entre toi et Dieu » (Moïse 1:15). Dans les trois versets suivants, il répète qu’il participe à la nature du Fils unique et il traite Satan d’imposteur : « Satan, ne me trompe pas » et finit par lui ordonner de quitter les lieux (Moïse 1:16-18). Ce sont là des coups cinglants, car Satan a toujours proclamé que la terre est son terrain de chasse personnel et que c’est à lui et à lui seul que revient le rôle de Fils unique. Le fait que Moïse ne cesse de lui rappeler sa propre intimité avec le Fils unique fait hurler l’imposteur de rage.

D. Abandonnant tout recours à sa subtilité et à sa ruse légendaires, l’adversaire se lance dans une attaque de front en règle et la bataille commence, le combat rituel que nous rencontrons si souvent dans les plus anciennes littératures épiques et dramatiques du genre humain. « Satan cria d’une voix forte, tempêta sur la terre et commanda disant : Je suis le Fils unique, adore-moi ! » (Moïse 1:19). Moïse est terrifié par la férocité et la passion de l’attaque. En fait, il a le dessous. Paralysé par la peur, « il vit l’amertume de l’enfer » (Moïse 1:20). C’est le thème bien connu du roi-héros réduit à la dernière extrémité, criant avec sa dernière particule de force du fond de « l’amertume de l’enfer » : « Néanmoins, invoquant Dieu, il reçut de la force » (Moïse 1:20), et il est délivré au tout dernier moment [299].

Et maintenant, les rôles sont renversés, c’est le ténébreux adversaire qui a le dessous. Il tremble et la terre est ébranlée tandis qu’il bat en retraite, en hurlant et plein d’angoisse. Il convient ici de noter que l’adversaire, qui assaille inlassablement le héros dans les récits épiques les plus anciens, n’est autre que « l’ébranleur de terre », Enosichthon.

E. Vient ensuite, selon le schéma classique, le fait que le héros, ayant affronté l’assaut du Destructeur et y ayant survécu, doit être salué comme vainqueur et roi et c’est exactement ce qui se passe dans notre histoire. Dieu le déclare béni, le dote d’une force divine et le déclare choisi pour être le dirigeant et le libérateur de son peuple, son propre représentant sur la terre : « Car moi, le Tout-puissant, je t’ai choisi, et tu seras rendu plus fort que de nombreuses eaux… comme si tu étais Dieu… car tu délivreras mon peuple » (Moïse 1:25-26). Comme nous l’avons montré ailleurs, le roi doit sortir victorieux au moment où il passe à travers les eaux de la vie, de la mort, de la renaissance, et de la purification et les anciens voyaient toujours dans le récit de Moïse conduisant son peuple à travers la mer Rouge le type et la similitude d’un baptême symbolisant tout à la fois la mort, la naissance, la victoire et la purification des péchés [300].

F. Dans la scène qui suit, on montre à Moïse l’étendue de son « royaume », c'est-à-dire son champ d’action ; à la vue de ce vaste déploiement, il est rempli d’étonnement et pose la question épique : « Dis-moi, je te prie, pourquoi ces choses sont ainsi, et par quoi tu les as faites » (Moïse 1:30). Qu’y a-t-il derrière tout ceci ? Rappelons-nous comment le poète épique antique, après avoir énoncé sa proposition de base dans les premières lignes, se lance dans son histoire en demandant une révélation dans les mêmes termes : « Dis d’abord quelle cause a amené nos Grands-parents dans cet état bienheureux… à transgresser… Qui les a séduits en premier ? » nous dit Milton dans « Le Paradis Perdu » en empruntant à Virgile dans son Enéide : Musa mihi Causas memoro, quo numine laeso, quidve dolens, etc.—pourquoi, qui, comment ? Lequel emprunte de son côté à Homère : Ex hou de ta proté … tis t’ ar’ sphoe theon— pour quelle raison, qui est responsable ?

G. En réalité, la question épique invite le poète lui-même à entrer en scène pour raconter toute son histoire. Ayant demandé, nous ne pouvons pas lui refuser les longues heures nécessaires à une narration, un récit épique à grande échelle. Dans le cas de Moïse, cela nous est épargné, car le Seigneur lui parlera « seulement de cette terre » (Moïse 1:35) avec, malgré tout, le rappel qu’il ne doit jamais perdre de vue la vaste perspective cosmique qui constitue l’arrière-plan de l’histoire et sans laquelle l’histoire humaine devient un conte sans intérêt, qui ne rime à rien.

Notes

245. Traité dans I. Meyer, Qabbalah, Philadelphie, 1888, p. 98et suiv. L’affirmation est répétée par le Zohar, 1ère partie, 36a.
246. Bin Gorion, 1:257.
247. Van Andel, p. 41 et suiv; Moïse 8:2.
248. W. Leslau, p. 100.
249. Ascension d’Ésaïe 9:21.
250. Id. 2:31.
251. Origène, dans Genesim 10, 11, dans Patrol. Graec. 12:73, 81, 84.
252. C. L. Woolley, Abraham, Londres, Faber, 1936, p. 182.
253. 4 Esdras 14:22.
254. R. H. Charles, Apocrypha & Pseudepigrapha of the O.T., Oxford, 1964, 2:470•
255. 2 Baruch 6:8–10.
256. Dans ces passages, le document est qualifié de “testament”, C. Schmidt, Epistola Apostolorum, Leipzig, Hinrichs, 1919, p. 164–65.
257. F. M. Cross, dans the Biblical Archaeologist, févr. 1954, p. 13.
258. A. L. Davies, dans Jas. Hastings, Dictionary of the Apostolic Church, N.Y., Scribner’s, 1916, 1:334.
259. M. Malinine, dir. de publ., Evangelium Veritatis, f. 12r:23. fol. XIIr, p. 23.
260. 4 Esdras 14:20.
261. Evang. Veritatus, fol. 12r:23.
262. M. J. Lagrange, Le Messianisme chez les Juifs, Paris, 1909, p. 46.
263. J. Leipoldt, Religionsgeschichte des Orients, Leiden: E. J. Brill, 1961, pp. 77 et suiv.
264. Secrets d’Énoch (L’Énoch slave dans R. H. Charles Apocr. & Pseudepigr. of the O.T.), 35:1–2.
265. Apocryphe de Jacques, f. lr, lignes 8–35, Iv, lignes 1–18. Ce texte, découvert en 1945, est un des commentaires les plus instructifs sur le thème du secret et de la transmission. “Puisque tu m’as demandé de t’envoyer un discours secret que le Seigneur nous a fait, à Pierre et à moi… je l’écris en lettres hébraïques et je te l’envoie à toi seul… Fais tout ton possible pour empêcher que le document parvienne à beaucoup de gens, car le Sauveur ne souhaite pas dire ces choses à nous tous d’entre les Douze… Il y a dix mois, je t’ai envoyé une autre conversation que le Sauveur a eue avec moi en secret… Les Douze avaient des réunions au cours desquelles ils évoquaient des choses que le Sauveur leur avait dites individuellement, seuls ou en public et les écrivaient ensuite dans des livres.”
266. Secrets d’Énoch 54:1.
267. Apocryphe de Jean, Cod. I, p. 75, lignes 15–20; p. 76, ligne 1. Page 76, lignes 10–15, contient une malédiction à l’égard de quiconque livrerait cet écrit comme cadeau ou en échange de nourriture ou de boisson ou de vêtements ou de quoi que ce soit de ce genre.
268. Secrets d’Énoch 48:6.
269. Evang. Veritatis, f. 12r:23. C’est tellement secret que quand Jésus l’explique à Marie, une nuée les enveloppe, formant sept voiles de flames, de sorte que même les anges ne pouvaient rien voir ni entendre de ce qui se passait. S. Euringer, Orientalia 9:245.
270. Apocryphe de Jean, Codex I, p. 76.
271. 4 Esdras 14:23.
272. 2 Esdras 14:6.
273. Id., 14:23.
274. Bin Gorion, 1:270.
275. Id., 1:270.
276. Tha’labi Qissas al-Anbiya (Caire 1354 A. H.), p. 242. Une très bonne source.
277. M. Allegro, The Treasure of the Copper Scroll, Garden City, Doubleday, 1960, p. 120 et suiv.
278. Syncellus 53:19–56; dans F.H.G. 2:501et suiv.
279. Livre des Mystères de la Terre et du Ciel, 2:24, dans Patrol. Orientalis 6:412•
280. A. L. Oppenheim, dans Orientalia 19:155.
281. A. Moret, Histoire de l’Orient, Paris, Presses Universitaires, 1929, 1e partie, p. 85 et suiv., 96 et suiv., p. 141–144.
282. Eusèbe, Chronographia, l:13 et suiv..
283. Van Andel, p. 74.
284. G. Fecht, “Der erste Teil des sog. Evangelium Veritatis,” Orientalia 32 (1963): 327, 331.
285. Ev. Verit. f. 124:23; 11:22, 1, 38 et suiv.
286. Mystères du Ciel et de la Terre, 4:4, dans Patrol. Or., 6:430.
287. Pistis Sophia 4e partie, dans Texte u. Unters., 8:342.
288. Widengren, p. 74–76.
289. Athenasius, De decretis nicaenae synodi, 5, dans Patrol. Graec. 25:424, traitant de 1 Jn 2:7.
290. N. Schmidt, dans JAOS 42:46.
291. Jubilés, 2:1.
292. Koep, p. 46 et suiv.
293. Davies, dans Dict. of Apostol. Church, 1:334; cf. Moïse 7:60.
294. 4 Esdras 14:22.
295. 1 En. 108:1.
296. F. Kenyon, The Chester Beatty Biblical Papyri, Londres, E. Walker, 1933–1941, 8:8.
297. R. H. Charles, Book of Enoch, Oxford, 1912, p. ix.
298. The Kephalaia, dans H. J. Polotsky, dir. de publ. Manichäische Handschriften aus der Sammlung A. Chester Beatty, Bd. I, Stuttgart, 1940, p. 25.
299. Ce motif est traité dans Hugh Nibley, Message of the Joseph Smith Papyri, Deseret Book Co., 1975, p. 214–217
300. Id, p. 94–103. Il est significatif qu’à cet endroit de la version de Joseph Smith le héros est déclaré victorieux des eaux, puisque pour le lecteur non averti cela semble n’avoir rien à faire là.