Une chose étrange dans le pays : le
retour du livre d’Énoch
Troisième partie
par Hugh W. Nibley professeur émérite d’écritures
anciennes à l’université Brigham Young Ensign, février 1976
Dans cette partie de notre étude d’Énoch nous allons comparer pas à
pas le livre d’Énoch de Joseph Smith avec quatre catégories principales de
documents communément appelés I Énoch (les textes éthiopiens, commençant
avec les trois manuscrits apportés en 1773 en Angleterre par Bruce, II
Énoch (aussi appelé Les Secrets d’Énoch, en slave ancien), III Énoch
(textes d’Énoch en grec) et les fragments d’Énoch dispersés en hébreu et
en araméen. Attendu qu’ils vont nous servir de contrôles de la fiabilité
du prophète Joseph, il convient d’examiner brièvement les qualifications
de chacun d’entre eux.
I Énoch. Récemment, en 1937, le professeur
C. Bonner pouvait écrire : « Aucune partie des écrits originels hébreux ou
araméens, qui faisaient partie de cette œuvre composite, n’a survécu dans
la langue d’origine. La version grecque, dans laquelle l’Église primitive
lisait Énoch, a également disparu… Ce que nous savons aujourd’hui de ce
livre nous vient de la version éthiopienne », issue d’une époque « où
toute la chrétienté, excepté l’Égypte, avait supprimé Énoch de sa liste de
livres sacrés [96]. » I Énoch a longtemps été reconnu comme « le plus
grand et, après Daniel, le plus important des livres apocalyptiques juifs
que l’on en est venu si récemment (1916) à reconnaître comme fournissant
des données extrêmement importantes pour l’étude critique des idées et de
la phraséologie du Nouveau Testament [97] ». L’ouvrage fut traduit en
éthiopien vers 500 apr. J.-C. [98], mais les vingt-neuf textes éthiopiens
utilisés en 1912 par R. H. Charles proviennent tous des XVIe et XVIIe
siècles [99]. Tout le monde convient que l’Énoch éthiopien est un travail
composite et que la datation de ces différents composants est encore
entièrement une affaire de conjecture [100]. Bien qu’on ne puisse
avancer que des suppositions concernant le processus et les étapes suivant
lesquels le document a été assemblé, Ploeger attribuerait une origine
essénienne du IIe siècle av. J.-C. à ce qu’il considère être les parties
les plus anciennes [101]. Bonner trouve que, comparée à la version
grecque, la traduction éthiopienne, « quoique fidèle dans son intention…
contient de nombreuses fautes, des omissions par-ci, des rajouts par-là,
et commet d’une manière générale de nombreuses erreurs. Pourtant, ils ne
sont pas rares les endroits où elle préserve une meilleure lecture que
celle du papyrus grec [102]. » En fait, le texte, dans son ensemble peut…
être plus fidèle à l’original [hébreu] que le grec [103]. » Toutefois, «
le texte éthiopien est plus général et, pour cette raison, c’est une œuvre
littéraire plus imaginative et plus libre » que les autres [104] et cette
liberté a un prix, car l’œuvre des natifs des XVIe et XVIIe siècles « a
été désastreuse dans l’ensemble », selon R. H. Charles. « Pour ce qui est
de loin le meilleur » des manuscrits, il montre une bien étrange
orthographe, une mauvaise grammaire et de nombreuses corruptions [105]. »
Il convient ici d’attirer l’attention sur la leçon inculquée par A. E.
Housman à ses élèves : Une « beste Handschrift », cela n’existe pas : le
pire des manuscrits peut contenir des morceaux sans prix d’un texte
antique dans leur forme originelle pure, alors qu’un manuscrit connu pour
ses lectures convaincantes prouvées correctes peut, sans avertissement,
sortir d’incroyables invraisemblances. C’est ainsi qu’il se fait que
l’Énoch éthiopien, « bien que foisonnant de toutes sortes d’erreurs…
d’additions, de corruptions et d’omissions », contient malgré tout un
certain nombre de « formulations uniques et originales » pouvant être
extrêmement précieuses [106].
II Énoch, les Secrets d’Énoch. Cet
ouvrage « était inconnu du monde occidental jusqu’à ce que Robert Henry
Charles soupçonne, en 1892, un manuscrit slave publié en 1880 par A. Popov
» de ne pas être un simple réchauffé de l’Énoch éthiopien, « mais bien un
document différent. Ses soupçons se révélèrent justifiés quand William
Richard Morfill traduisit, en 1896, le manuscrit slave en anglais [107]. »
Ploeger conclut que l’Énoch slave était originaire d’une secte juive
d’Égypte et avait été traduit en slave au tout début du Moyen Âge [108].
S. Terrien note qu’il « comporte de nombreuses croyances du Judaïsme
populaire du premier siècle de notre ère [109] ». D’autres contestent
ceci. H. F. Weiss maintient que l’Énoch slave provient d’un original grec
et qu’il ne vient pas de Palestine [110]. D’autres y voient une
reformulation de l’Énoch éthiopien basée sur un texte grec écrit à
l’origine en Palestine avant la destruction du temple (70 apr. J.-C.),
faisant remarquer que le style hellénistique suggérait un auteur
judéo-alexandrin [111]. Récemment, D. Winston a attiré l’attention sur une
forte influence iranienne dans II Énoch. L’édition standard de l’Énoch
slave est celle d’A. Vaillant, qui rassemble pour son texte « une douzaine
de manuscrits slaves différents » [113]. Selon Vaillant, l’Énoch slave fut
remarqué pour la première fois en 1859 [114]. R. H. Charles base sa
version sur la traduction allemande de Bonwetsch et la traduction anglaise
de Morfill de 1896 [115].
L’Énoch slave nous est parvenu dans une
version courte et une version longue, au sujet desquelles les experts sont
incapables de se mettre d’accord pour dire laquelle a la priorité [116].
Vaillant trouve que la version longue doit être « imputée à l’imagination
des XVe et XVIe siècles » [117], tandis qu’eux et les cinq manuscrits
slaves de la version courte (traductions du grec) [118], une fois
dépouillés des fantaisies tardives qui embarrassaient tellement Charles,
présentent « un ensemble parfaitement cohérent qui, sans la moindre
disparité, se met en place comme œuvre du christianisme primitif [119] ».
Vaillant appelle l’Énoch slave « cette imitation chrétienne d’un apocryphe
juif » dans laquelle « la pensée chrétienne est exprimée en termes de
l’Ancien Testament, dans lesquels des emprunts à l’Évangile semblent être
transposés [120]. » Bien que la première révision importante ait eu lieu
au XIIIe siècle, le manuscrit dans lequel il nous est parvenu est du XVIe
siècle. La langue en est le bulgaro-serbe. Son auteur fait des emprunts à
la Chronique d’Harmatole et appartenait peut-être au cercle de Vladislav
le Grammairien [121]. Une deuxième révision importante, qui corrige le «
slave médiocre » de la première, fut réalisée par un érudit moldave
inconnu [122].
III Énoch, l’Énoch grec. Des extraits grecs du livre
d’Énoch ont toujours été accessibles dans Jude 14-15 (citant 1 Énoch
4:14), l’épître de Barnabas 4:3, 16:5-6, Clément d’Alexandrie (Eclog.
Prophet 53.4), Origène (Contra Celsum 5:52), Commentaire de Jean Vl 42
(25) et dans le long neuvième fragment de la Chronique de Georges
Syncellus (Dindorff p. 24:2-11). R. H. Charles donne une liste de pas
moins de 128 citations du livre d’Énoch dans le Nouveau Testament [123] !
Pourtant, ces passages ne purent être identifiés que lorsqu’on disposa
d’un véritable texte d’Énoch d’une sorte ou d’une autre ; en 1912 encore,
l’Énoch grec n’était connu que dans la tradition slave du Xe siècle [124].
Un fragment de l’Énoch grec correspondant à une section de l’Énoch
éthiopien (1 Énoch 89:42-49) « fut découvert en 1832 dans la Bibliothèque
vaticane par Angelo Mai et déchiffré en 1885 par Johann Gildemeister. Une
partie considérable de cette même traduction grecque fut découverte en
1886-1887 à Akhmim, en Haute-Égypte, et publiée en 1892 [125]. »
Ainsi, un contrôle important, quoique limité, des textes éthiopien et
slave tardifs devenait possible, avec l’apparition des documents grecs
beaucoup plus anciens. En 1893, R. H. Charles fit une comparaison
exhaustive entre le texte éthiopien et les textes grecs nouvellement
découverts, comparaison qui est donnée dans l’original dans l’appendice de
sa traduction de 1912 de I Énoch (p. 318-370). Charles constata que
l’éthiopien avait été traduit du manuscrit originel Gg, un texte grec très
corrompu, bien que chacun contienne du texte original que l’on ne trouve
pas dans l’autre. L’important texte Akhmim fut découvert « durant l’hiver
de 1886–1887 par la « Mission archéologique française » et était
considéré, à l’époque de sa publication [par Bouriant en 1892] comme
datant du VIIIème siècle, mais on le fait remonter maintenant au VIe
siècle [127] ».
Quand, en 1930, l’Université du Michigan obtint six
feuilles de papyrus du Codex d’Énoch en grec, le professeur Bonner
découvrit qu’elles appartenaient à un ensemble de papyrus provenant de la
fameuse collection Chester Beatty et effectivement, en 1931, Frederick
Kenyon trouva d’autres feuilles de ce même texte dans la collection
Beatty, ce qui faisait un total de quatorze pages [128] rédigées par un
seul scribe dans une écriture du quatrième siècle, de loin le plus ancien
texte d’Énoch découvert jusqu’alors [129]. « Écrit par une main malhabile,
qui n’était certainement pas celle d’un scribe entraîné », le Codex du
Michigan est « plein de fautes d’orthographe…. [130], « presque toutes les
pages contiennent des erreurs d’une espèce grave, ce qui montre que le
scribe était souvent somnolent ou inattentif et nous laisse penser qu’il
comprenait son texte imparfaitement… le manuscrit duquel il copiait était
lui-même corrompu ou alors illisible à certains endroits [131]. » Dans sa
forme, ce n’est pas un rouleau, mais un livre [132], relié avec un texte
de Méliton. L’Énoch de Beatty doit être considéré, suggère Van Andel,
comme typique de cette « littérature édifiante des cercles chrétiens du
IIIe au VIe (?) siècle [133] », montrant en quelle estime il était tenu
par les premiers chrétiens, ayant été introduit dans l’Église avec tous
les honneurs provenant de temps plus anciens [134].
L’Énoch grec
offre un autre exemple et un avertissement à l’intention de ceux qui
voudraient baser leurs arguments sur le silence des sources. En 1910
encore, un érudit aussi éminent que C. Schmidt « avait essayé de montrer…
que l’étrange silence des écrits de tous les Pères de l’Église sur ce
livre remarquable, dont la coloration chrétienne, au moins dans sa forme
présente, serait particulièrement tentante pour eux, fait que l’on peut
douter qu’il ait jamais été traduit en grec [135]. » En effet, Schmidt
pouvait écrire en 1822 : « Aucun manuscrit du texte grec n’a encore été
découvert et il semble n’avoir laissé aucune trace importante dans la
littérature byzantine bien qu’il ait dû être lu à Constantinople aussi
bien qu’à Alexandrie [136]. »
Mais une fois qu’un livre d’Énoch
parut, Charles put fournir non seulement 128 citations d’Énoch dans le
Nouveau Testament, mais une liste de plus de trente ouvrages apocryphes
(juifs et chrétiens) et patristiques importants citant Énoch [137]. Tout
récemment, M. Philonenko a attiré l’attention sur un texte manichéen grec
contenant un extrait important d’Énoch [138]. Mathew Black a rassemblé
tous les textes grecs d’Énoch disponibles et reconstitués en une unique et
hypothétique « Apocalypsis Henochi Graeci » [139], mais le grand texte
grec manque toujours.
L’Énoch hébreu-araméen. On a toujours pensé
que la plus ancienne version d’Énoch se révélerait être araméenne ou
hébraïque. « Le livre du Zohar, dans lequel il y a diverses allusions à
Énoch, semble dire de lui que c’est un ouvrage hébreu important qui s’est
transmis de génération en génération. Les Cabalistes… pensaient qu’Énoch
en était réellement l’auteur [140]. »
On peut suivre le
développement des textes de l’Énoch hébreu par Jellinek dans les pages du
Beth ha-Midrash. En 1859, Jellinek suggéra que « un livre d’Énoch
hébraïque ressemblant à l’éthiopien » avait jadis circulé chez les Juifs.
« Le karaïte Salmon b. Jerucham, au Xe siècle, Moïse de Léon [au XIIe
siècle] et le Zohar vers la fin du XIIIe siècle citent tous un livre
d’Énoch [141] », mais dès 1853, Jellinek avait suggéré certaines « sources
hébraïques du livre d’Énoch » et avait même avancé qu’Énoch était une
création essénienne [142].
De plus, de gros fragments du livre
perdu d’Énoch se trouvent dans le Pirke de-Rabbi Eliézer et les Hékhaloth
», qui sont en fait appelés « Livre d’Énoch » dans le manuscrit Oppenheim
[143]. Dans le tome 2 du Beth ha-Midrash, Jellinek donne le texte d’un «
livre d’Énoch » tel que conservé dans le livre de Moïse de Leon, le «
Livre de la demeure des Secrets » [144] et dans le tome suivant, il note
que les Grandes Hékhaloth (voulant dire par là les Chambres, c'est-à-dire,
d’initiation dans le Temple) étaient un type d’écrit combinant essénisme
et soufisme et avait une grande influence sur les poètes et les mystiques.
Les Grandes Hékhaloth, dit-il, étaient en fait un « livre secret des
Esséniens traitant de l’origine de l’univers et du trône divin d’Ézéchiel.
Des parties de cet ouvrage apparaissent dans le livre d’Énoch, qui est la
source de la littérature chrétienne-essénienne et juive-essénienne [145].
»
Dans le Beth Hamidrash, tome IV, Jellinek donne le texte d’une
Vie d’Énoch tirée du Séfer ha-Jasha, utilisant des sources plus anciennes,
et annonce que cela fournissait « une nouvelle confirmation que la saga
d’Énoch tout entière et les livres d’Énoch étaient connus des Juifs et
qu’on ne les laissa tomber dans l’oubli qu’après l’époque où une
chrétienté grandissante manifesta une préférence dogmatique pour ce cycle
», c’est-à-dire que ce fut son adoption par les chrétiens qui aigrit les
Juifs contre Énoch [146].
Dans le tome V, en 1872, Jellinek annonça
joyeusement la confirmation de ses longues recherches. « Dans [le Beth
ha-Midrash] III, 1855, p.13, j’ai postulé l’existence de plusieurs
versions des thèmes des Hékhaloth attribués à la Sagesse d’Énoch. Ainsi
donc, le Livre d’Énoch primitif fut assemblé à partir de divers ouvrages
plus petits, qui remontaient à Énoch ! » La preuve décisive est un texte
que Jellinek reproduit à cet endroit, tiré de Recamatic, Commentaire du
Pentateuque, Venise, 1545 [147]. L’étude de la littérature apocalyptique
juive en général fut commencée en 1857 par M. Lilgenfeld et il s’avéra
bientôt, grâce à des citations des Douze Patriarches, des Jubilés, etc.
qu’Énoch était « la première et la plus importante de toutes les
apocalypses palestiniennes [148] ». « De tous les écrits palestiniens,
écrit l’érudit catholique J. B. Frey, le Livre d’Énoch semble avoir
surpassé tous les autres en antiquité et en importance [149]. »
N.
Schmidt conclut « qu’il est possible que la collection de Pic (au XVe
siècle) ait possédé une copie de l’Énoch hébreu… ce que les préjugés des
savants ont laissé passer sans s’en apercevoir [150]. » Outre les
Hékhaloth publiées par Jellinek en 1873, Schmidt mentionne comme source de
l’Énoch hébreu le Séfer Hékhaloth de R. Ishmael (Limberg, 1865), mais
précise que « l’Énoch hébreu contient du texte qui semble avoir été tiré
des sources éthiopienne et slave ainsi que d’autres sources », le
considérant ainsi, comme S. Zeitlin le fait avec les Manuscrits de la mer
Morte, comme une création médiévale [151].
Ce qui prouve que
l’Énoch hébreu est l’original, c’est la découverte, parmi les manuscrits
de la mer Morte, de fragments considérables du livre d’Énoch. On se
souviendra que Jellinek avait, déjà en 1853, avancé que le livre d’Énoch
était une création essénienne [152]. Les événements devaient lui donner
raison presque exactement un siècle plus tard.
En 1956, le Père J.
T. Milik mentionna huit fragments différents, dans les manuscrits de la
mer Morte, de I Énoch en araméen et d’un livre III araméen qui était
supérieur à la section éthiopienne sur l’astronomie. Il y avait aussi une
épître d’Énoch à Shamazya et à ses amis, un manuscrit datant d’avant 70
av. J.-C [153]. F. M. Cross signala, en 1954, que le Pesher ou commentaire
d’Habacuc, l’un des premiers ouvrages découverts à Qumran, était « un
ouvrage inconnu apparenté à la littérature énochienne [154] ». Cependant,
entre 1952 et 1973, seulement deux de ces fragments araméens avaient été
publiés et en 1970, M. Black dut mettre son livre sous presse sans
profiter des grands fragments [155].
Tous les fragments d’Énoch
découverts dans la grotte I, selon Milik, y furent déposés au premier
siècle de notre ère [156]. « Les fragments de I Énoch venant de la grotte
IV découverte en 1952, sont tous en araméen et montrent des affinités avec
la version éthiopienne. » « Ils contiennent des textes d’Énoch jusqu’alors
inconnus, comme une lettre d’Énoch à Shamazya. » Dans trois de ces
manuscrits, le voyage d’Énoch sur la terre est donné « dans une version
longue » [157]. Mais malgré toute leur importance, les vieux textes
d’Énoch en araméen sont encore tenus secrets pour le monde après plus de
vingt ans. L’important Apocryphe de la Genèse découvert à Qumran commence
avec cinq colonnes qui « traitent de la naissance de Noé d’une façon qui
n’a absolument aucun rapport direct avec le bref récit biblique de Gen. V,
28f [Genèse 5:28 et suiv.], mais ressemble à Énoch cvi dans la plupart des
points essentiels [158]. »
Évaluations du livre d’Énoch
dans son ensemble
Ce fut Laurence lui-même qui, dans ses
deux premières éditions, suggéra que « différentes parties de ce livre ont
pu avoir été composées à des époques différentes par des personnes
différentes [159] ». Poursuivant cette supposition, E. Murray va trop loin
et ne voit en Énoch rien de plus qu’un fouillis de traités disparates sur
des sujets sans rapport les uns avec les autres regroupés autour d’un
livre original qui ne devait pas compter plus de trente versets [160] ! Du
milieu du XIXème au milieu du XX siècle, le jeu préféré des érudits était
de démanteler les écrits anciens en de nombreuses composantes originales.
C’est ainsi que J. B. Frey, tout en saluant le livre d’Énoch comme un
ouvrage très ancien et très important, insiste en fait en disant que ce
n’est pas vraiment un livre d’Énoch mais plutôt une littérature énochienne
constituée d’ouvrages très disparates qui n’ont en commun que le nom
d’Énoch, comme si « Énoch » n’aurait pas pu écrire sur plus d’un sujet
[161].
Carl Clemen, en 1898, trouve pas moins de douze traditions
distinctes dans Énoch et fait grand cas des changements de personne qui,
pour lui, « trahissent le caractère composite de l’ouvrage » [162]. R. H.
Charles suggère que Énoch « est construit sur les débris » d’une histoire
de Noé plus ancienne et insiste sur le fait que « les paraboles ont une
origine distincte tout comme les sections cosmologiques [163]. Les experts
ont avancé toutes les théories possibles concernant cet ouvrage. Comme le
note R. H. Charles, « chaque spécialiste divise différemment les livres
d’Énoch et leur attribue des dates différentes [164]. » Dès 1840, M.
Stuart avait la perspicacité de noter que « le ton et la teneur du livre
ont de nombreuses ressemblances avec des passages du Zend-Avesta » [165],
tandis que Sieffert voit comme auteur d’une partie du livre un hassid de
l’époque de Simon Macchabée et d’une autre partie un essénien d’avant 64
av. J.-C. et Philippi le considère comme entièrement écrit « en grec par
un auteur unique, un chrétien, vers 100 apr. J.-C. [166]. »
Le
Hastings Dictionary of the Apostolic Church déclarait qu’Énoch était un «
ouvrage curieusement complexe et inégal. En fait il est tout un cycle en
lui-même », bien que « dans ce pot-pourri nous trouvons certaines notes
récurrentes [167] ».
L’Interpreter’s Dictionary of the Bible
(2:103) reconnaît que « l’on ne peut pas déterminer dans quelle mesure le
compilateur a retravaillé ses sources. Il a certainement fait peu
d’efforts pour les harmoniser… Dans une certaine mesure, il les a
entremêlées… Mais le plus souvent les sources se succèdent sans qu’il soit
fait grande attention à l’ordre chronologique ou logique ou à la suite
dans les idées » [168]. En 1960, J. E. H. Thompson pouvait encore dire
qu’il y avait plus de désaccords que jamais entre les experts au sujet de
la structure d’Énoch et la nature et la priorité de ses différentes
parties [169]. C. P. Van Andel, écrivait en 1955 qu’aucune étude
d’ensemble d’un aspect quelconque du livre d’Énoch n’avait encore jamais
été entreprise [170]. Il donne le clairement la priorité à l’Énoch grec
puisqu’il est intelligible là où I Énoch est souvent incompréhensible
[171]. Nous relèverons plus loin des cas importants où l’Énoch de Joseph
Smith « suit » la version grecque et non la version éthiopienne.
L’Énoch éthiopien, nous dit Van Andel, vient de sources juives de l’époque
du Christ. Quoique son « Sitz im Leben » doive encore être déterminé,
toute la littérature d’Énoch est reconnue comme étant l’œuvre de membres
de sectes. R. H. Charles voit une origine hassidique, c'est-à-dire
pharisienne, tandis que Leszinski lui attribue une origine sadducéenne et
Lagrange, une origine essénienne, toutes apparentées d’une manière ou
d’une autre à la communauté de Qumran [172]. La partie de I Énoch appelée
« La Sagesse d’Énoch » (91-107) appartenait, selon Van Andel, à un groupe
séparatiste qui était sans amis dans le monde et qui s’opposait fortement
aux classes dominantes d’Israël [173]. Van Andel conclut que la source
ultime de l’Énoch éthiopien était un livre qui circulait parmi les des
sectes juives apparentées des deuxième et premier siècles av. J.-C., qui
prenaient Énoch comme modèle pour dénoncer un monde dégénéré [174]. Ce «
livre » venait, de son côté, de la même source que « les Jubilés », mais
est plus ancien [175] tandis que la partie la « Sagesse d’Énoch » a la
même origine que « Les Douze Patriarches » et le fragment zadokite des
manuscrits de la mer Morte, avec leur accent sur la prêtrise et le strict
respect de la loi [176].
Tous les spécialistes sont d’accord pour
dire que l’origine du livre d’Énoch et de ses différentes parties reste
complètement inconnue, tout en insistant sur le fait que le livre d’Énoch
doit dériver d’écrits plus anciens. Pourtant les sources les plus
anciennes que nous possédons prétendent remonter à Énoch et n’en
connaissent aucune plus ancienne qu’Adam. Au lieu de s’évertuer à
rechercher des sources pour Énoch qui restent introuvables, pourquoi ne
pas faire preuve de bon sens et accepter Énoch lui-même comme étant la
source, comme le font les auteurs des Jubilés et des « Douze Patriarches »
?
Van Andel, qui, à juste titre, accuse Albert Schweitzer de ne
prêter aucune attention aux écrits apocalyptiques juifs dans sa
reconstitution de son concept de Jésus et de ses disciples [177], est
coupable du même genre de myopie quand il fait tout remonter aux récits
juifs du IIIe siècle av. J.-C. et s’y arrête pile, comme si avant cela
c’était le vide. Mais Rudolf Otto demande pourquoi nous ne pouvons pas
aller beaucoup plus loin dans le temps, puisque le Voyant avec sa vision
de la Sion céleste et de l’Ancien des jours est un cliché dans tous les
écrits anciens [178].
NOTES
96. C. Bonner,
The Last Chapters of Enoch in Greek, Londres, Christophers, 1937, p. 3.
97. A. L. Davies, dans J. Hastings Dictionary of the Apostolic Church, New
York, 1916, 1:334. 98. O. Ploeger, dans Religion in Geschichte und
Gegenwart 3:222. 99. R. H. Charles, The Book of Enoch or 1 Enoch,
Oxford, 1912, p. xxiv; un manuscript important date “peut-être même déjà
du XVe siècle” p. xxiii et un autre du XVIIIe siècle, p. xxii. 100.
Ploeger, p. 222. 101. Id., p. 223–24. 102. Bonner, p. 22. 103.
Id., p. 24. 104. C. P. Van Andel, De Struktuur van de Henoch-Traditie,
Utrecht, Kemink & Son, 1955, p. 7. 105. Charles, p. xxv. 106. Id.,
p. xxvi. 107. S. Terrien, dans Encyclopedia Americana, 1970, 10:395.
108. Ploeger, p. 224. 109. Terrien, l.c. 110. H. F. Weiss,
untersuchungen zur Kosmologie des Hellenistischen u. Palästinischen
Judentums, Berlin, Akademie Verlag, 1966, p. 126. Voir aussi O. Eissfeldt,
Einleitung in das Alte Testament, Tübingen, Mohr, 1964, p. 843. 111. E.
da San Marco, Enciclopedia Cattolica, Cité du Vatican, 1951, 6:1467.
112. D. Winston, “The Iranian Component in the Bible, Apocrypha, and
Qumran,” History of Religions, 5:197. 113. Terrien, 10:395. 114.
André Vaillant, Le Livre des Secrets d’Henoch, Université de Paris,
Institut d’Études Slaves, 1952, p. iii. 115. Id., p. iv. 116. Id, p.
i. 117. Id. 118. Id., p. v. 119. Id., p. viii. 120. Id., p.
xi. 121. Id., p. xxi. 122. Id., p. xxiii. 123. Charles, p. xcv et
suiv. 124. Vaillant, p. viii. 125. Terrien, 10:394. 126. Charles,
p. xvii. 127. Bonner, p. 3. 128. Id., p. 4. 129. Id., p. 10.
130. F. G. Kenyon, The Chester Beatty Biblical Papyri, London, 1933–41,
8:12. 131. Bonner, p. 17. 132. Kenyon, p. 6. 133. Van Andel, p.
3. 134. Id., p. 4. 135. N. Schmidt, “Traces of the Book of Enoch in
Europe,” Journal of the American Oriental Society 42, 1922, 44 suiv.
136. Id. 137. Charles, p. lxx. 138. M. Philonenko, in Rev. Hist. &
Phil. Rel., 52, 1972, 337–40. 139. M. Black, dir. de publ., Apocalypsis
Henochi Graeca, Leiden, Brill, 1970. 140. Id. 141. J. M. McClintock,
Cyclopedia of Biblical, Theological and Ecclesiastical Literature, 1876,
3:226. 142. A. Jellinek, Bait ha-Midrash, BHM, Jerusalem: Wahrmann,
1967. 2:16: xxx. 143. Jellinek, Zeitschrift der
Deutsch-Morgenländischen Gesellschaft 7, 1853, 249. 144. BHM 2:
xxx–xxxii. 145. BHM 3: viii, 83–108. 146. BHM 4: xi–xii, 129–32.
147. BHM 5: xli; Frg. XXIV, p. 170–190. 148. F. G. Vigouroux,
Dictionnaire de la Bible, Paris, 1895–1912, 1:757. 149. J. B. Frey,
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