Une chose étrange dans le pays : le
retour du livre d’Énoch
Deuxième partie
par Hugh W. Nibley professeur émérite d’écritures
anciennes à l’université Brigham Young Ensign, décembre 1975
Note de la rédaction de l’Ensign : Avec le numéro d’octobre 1975,
l’Ensign a commencé, sur le livre d’Énoch, une série d’articles dont
l’auteur est Hugh Nibley. Comme le rapporte la Première partie, les
premiers auteurs chrétiens connaissaient et respectaient le livre d’Énoch.
Mais les érudits bibliques le négligèrent et le méprisèrent une fois
l’engouement de la Réforme passé. Cependant, James Bruce, qui explora les
sources du Nil en 1773, en rapporta trois exemplaires du texte éthiopien.
Cette deuxième partie décrit la réaction – ou l’absence de réaction – des
critiques vis-à-vis de ces documents après quoi il se met en devoir
d’examiner les quatre versions du livre d’Énoch par rapport auxquelles les
écrits de Joseph Smith doivent être jugés.
Bruce était resté six
ans en Abyssinie et avait appris la langue du pays. « Il rapporta une
importante collection d’objets curieux et intéressants [53], comprenant
quelques-uns des manuscrits chrétiens coptes les plus précieux jamais
découverts ainsi que les trois textes éthiopiens d’Énoch, d’une valeur
inestimable [54]. De ces trois copies, il garda une à la Kinnaird House
[la résidence familiale en Écosse], présenta la seconde à la Bodleian
Library d’Oxford et donna la troisième à la Bibliothèque Royale de Paris
[55]. » Bruce lui-même écrivit : « Parmi les objets que je remis à la
Bibliothèque à Paris, il y avait une copie très belle et magnifique
[Ludolf avait qualifié sur un ton caustique de gaspillage d’efforts la
reliure ornementée du manuscrit de Peiresc] des prophéties d’Énoch en
grand quarto. Une autre était parmi les livres d’Écriture que j’avais
rapportés chez moi, placée directement avant le Livre de Job, qui est à la
place qui lui revient dans le canon abyssinien. La troisième copie, je
l’ai présentée à la Bodleian Library d’Oxford… [56]. »
Mais le
docteur Ludolf avait bien fait son travail. Il y eut une vague d’intérêt
pour les découvertes de Bruce, mais les choses se tassèrent rapidement et,
« pendant plus d’un quart de siècle, ces manuscrits restèrent aussi
inconnus que s’ils étaient restés en Abyssinie ». « Quelle qu’ait pu être
la curiosité du public à l’époque de Bruce, écrit un érudit catholique,
elle semble s’être apaisée depuis longtemps et pour ce qui est de
l’exemplaire déposé à la Bibliothèque d’Oxford, il dormait d’un profond
sommeil [58]. » La première attention publique portée au texte eut lieu en
1800 lorsque le premier Article sur le texte fut publié en Europe quand,
en 1800, le célèbre orientaliste Sylvestre de Sacy traduisit en latin les
trois premiers chapitres du manuscrit de Paris et les premières lignes de
quelques autres chapitres. L’année suivante, un Allemand du nom de Rink
publia quelques-uns de ces mêmes chapitres à Königsberg [59]. Ce fut à peu
près tout, et de nouveau le silence tomba pour vingt ans.
Ce fut un
grand et excellent homme, l’archevêque Richard Laurence de Cashel, en
Irlande, qui rendit le livre d’Énoch au monde. Dans « Une supplique lancée
à Munster » en 1826, il plaida, en sa qualité d’évêque protestant du
diocèse le plus important d’Irlande, pour que catholiques et protestants
apprennent à vivre ensemble. Pour avoir adopté et maintenu cette attitude
tout au long des années, Laurence dut subir des attaques sauvages de la
part des clergés catholique et protestant. « Ses craintes pour la paix
publique », écrit le rédacteur du « British Critic Quarterly Theological
Review and Ecclesisastical Record, « semblent l’avoir étrangement emporté
sur son zèle pour la cause de la vérité scripturaire. Il est fort probable
que l’effort pour briser les bastions du papisme en Irlande risque de
causer un certain désordre et provoquer quelques représailles. Mais sa
Grâce doit parfaitement bien savoir que l’Évangile lui-même a produit, au
départ, une formidable dislocation de la société », etc., etc. [60]
Dans l’autre camp, le prélat catholique romain attaqua Laurence avec
une vigueur égale, dénonçant ses appels à la charité chrétienne comme «
une sottise excessive… Les voies de Dieu ne sont pas nos voies, le
Saint-Esprit nous a dit qu’il n’y a qu’une seule foi et que sans elle il
est impossible d’être agréable à Dieu [61]. » Les fondements furent posés,
et ce, consciemment, pour la tragédie actuelle en Ulster, quand les
ecclésiastiques anglicans s’en prirent à Laurence, déclarant qu’ils
devaient « réconcilier même l’archevêque de Cashel avec la grande et
pieuse entreprise de diffusion des bénédictions de la Réforme d’un bout à
l’autre de l’Irlande et le soulager de ses terreurs de peur que la cause
du christianisme souffre du conflit. Il est vrai qu’une fournaise ardente
de persécution est en ce moment même en train de chauffer pour beaucoup de
ceux qui vont se tourner contre l’Église de leurs ancêtres [c’est-à-dire
les catholiques irlandais] ; il est vrai que le fanatisme peut poser une
main rude et violente sur l’étendard de cette grande cause… mais sa Grâce
doit apprendre que dans ce monde le bien et le mal doivent toujours
grandir ensemble et qu’il n’est guère convenable pour un guerrier chrétien
de s’asseoir et de calculer la dépense avant que le temps de l’action soit
révolu !... Il doit reconnaître qu’il y a quelque chose de merveilleux et
de terrible dans l’agitation actuelle du peuple et il ne commettra
certainement pas l’imprudence de nier que cela pourrait être le signe de
quelque grande œuvre que le Seigneur est sur le point d’accomplir en
faveur de sa propre vérité… [62] »
Un siècle et demi plus tard, la
« grande œuvre » prévue par un clergé zélé continue toujours, héritage de
haine démoniaque et d’effusion de sang, et donne raison à Richard Laurence
non seulement comme champion de la charité chrétienne mais aussi comme
quelqu’un qui a fait plus « pour la cause de la vérité scripturaire » que
tout le reste du clergé réuni. Car c’est à lui que « revient l’honneur
d’avoir révélé au monde le trésor qui a été caché pendant tant de siècles
et qui était presque universellement considéré comme irrémédiablement
perdu [63] » : le livre d’Énoch. Obligé de faire tout son travail dans la
sombre et humide Bodleian Library, qui renâclait à lui prêter des
manuscrits qui ne présentaient pas le moindre intérêt pour elle [64], il
sortit en 1821 une traduction intitulée « Le livre d’Énoch, ouvrage
apocryphe, maintenant traduit pour la première fois de manuscrits
éthiopiens à la Bodleian Library, Oxford, 1821 ».
Ce travail fut
révisé en 1822 par De Sacy dans « Le journal des savants » [65] et, une
dizaine d’années plus tard, A.C. Hoffman publia une traduction latine
[66]. En 1840, A. F. Gfroerer inclut une traduction de la version anglaise
de Laurence dans un ouvrage latin de bizarreries [67]. Il fallut attendre
1851 pour voir la publication d’un texte éthiopien, édité par A. Dillmann,
qui sortit en 1853 une traduction allemande contenant des passages qui
n’étaient pas dans Laurence [68]. La première traduction française ne
parut qu’en 1856 [69]. Laurence lui-même publia une version révisée de son
Énoch en 1833, 1838 et 1842. Ces dernières années, d’autres traductions
ont été faites en anglais [70]. Mais le seul livre d’Énoch accessible
avant 1830 était celui de Laurence en 1821. Il donna lieu à trois études
en anglais, lesquelles, étant d’érudits inconnus, « n’attirèrent pas du
tout l’attention du monde savant » et même ainsi, la tendance de ces
ouvrages n’était pas de renforcer mais de diminuer l’importance de l’Énoch
de Laurence [71]. Après 1821, aucune traduction ne fut mise à la
disposition du public jusqu’en 1833, quand le « Livre d’Énoch » de Joseph
Smith avait déjà trois ans. Étant donné que nous devons tester cet ouvrage
en le comparant avec d’autres versions mises au jour depuis lors, il est
important de demander d’entrée de jeu quels sont au juste les autres
livres d’Énoch que Joseph Smith aurait pu lire. Il n’y a qu’un seul
candidat : la traduction de Laurence de 1821. Le prophète aurait-il pu en
avoir connaissance avant 1830 ? On ne voit pas comment cela aurait pu être
possible. Voyons quelles sont les raisons permettant pareille conclusion.
1. 1830 fut une année très chargée pour le Prophète Joseph : il y eut
la fondation de l’Église, la publication du Livre de Mormon, l’envoi de
missionnaires, beaucoup d’allées et venues dues aux persécutions et aux
pressions. Ce fut aussi une année-phare pour les révélations, notamment
une partie considérable du Livre des Commandements et du livre de Moïse.
Mais pour l’étude ? Pour la recherche ? Pour assimiler soigneusement et
exploiter de manière critique un document comme l’Énoch de Laurence, long
de 214 pages avec une introduction de 48 pages et des notes de bas de page
? Toute prise de contact avec un tel texte aurait laissé son empreinte sur
tout ouvrage qui en découlerait. Tout ce travail par un fermier âgé de 24
ans dans l’État de New-York, qui venait tout juste de publier un Livre de
Mormon sans la moindre note ? Inconcevable ! Le texte de Laurence de 1821
n’atterrit qu’entre les mains de quelques savants en Europe continentale
et en Angleterre, et ce fut à peine s’ils y firent attention : quelle
chance aurait-il pu y avoir pour qu’une copie parvienne jusqu’à Joseph
Smith ? Par quel miracle ? Qui le lui aurait transmis et pour quelle
raison ? C’est notre élément suivant.
2. Personne dans le monde
savant ne prêta grande attention à l’Énoch de Laurence. Comme nous l’avons
vu, après sa publication, « le zèle pour la cause de cette relique de
l’antiquité tant cherchée semble avoir expiré pour longtemps en
Angleterre… En France, le livre d’Énoch ne fit guère de vagues [72]. »
Même quand l’expédition de Napier à Magdala ramena d’autres manuscrits
éthiopiens en Angleterre et que les missionnaires allemands qu’il sauva en
ramenèrent encore d’autres en Allemagne, ces documents furent rapidement
oubliés [73].
3. Pour être plus précis, le clergé chrétien de
toutes les confessions n’aimait pas l’Énoch de Laurence et n’en voulait
pas. Ils ne le diffusèrent pas, ils le sabotèrent. De même que le trésor
de Peiresc fut, sur l’autorité de Ludolf, expulsé comme n’étant « rien de
plus qu’un document sans valeur bourré de fables et de superstition [74]
», de même, on décréta d’emblée que le livre d’Énoch ne pouvait être que
rempli « d’incantations et de bestialités [75] ». En 1828, le très érudit
Algernon Herbert observait : « On a supposé que l’auteur de cette épître
[Jude] reçut et cita comme sainte Écriture ce qui est appelé le livre
d’Énoch, qui est un épanchement ignorant et ridicule … Le livre en
question est si monstrueusement absurde qu’aucune personne en le citant…
n’aurait pu obtenir du crédit auprès de Tertullien… Un homme dénué de sens
critique au point de recevoir le dit livre comme une révélation divine et
allié aux erreurs des gnostiques au point de croire en son contenu »,
n’aurait jamais pu, décrète-t-il, écrire l’épître de Jude [76].
L’une des meilleures études jamais réalisées sur le livre d’Énoch fut
écrite en 1840 par Michaël Stuart, professeur de littérature sacrée au
séminaire de théologie d’Andover College où la seule et unique traduction
de l’Énoch éthiopien à paraître en Amérique allait être publiée en 1882
[77]. Il fut enthousiasmé par la découverte, mais il n’avait que mépris
pour le message du livre d’Énoch : « À quoi cela pourrait-il bien servir
de faire appel à un livre qui se reconnaît apocryphe et par conséquent
dénué d’autorité ?... Je n’ai pas la moindre intention de me référer au
livre d’Énoch comme autorité. On ne me fera jamais croire que les
Éthiopiens avaient une justification quelconque de le mettre dans leur
Canon… Ce que je crois, c’est que ‘nos Écritures actuelles sont la règle
de foi et de pratique unique et suffisante [78]’. » Il reconnaît le fossé
qui sépare le livre d’Énoch des docteurs de l’Église qui le condamnaient,
notant que ce qui se trouve dans leurs écrits est « moins répugnant pour
le bon sens et la saine philosophie que ce qu’il y a dans le livre d’Énoch
[79]. ». « Personne ne prétend maintenant que le livre d’Énoch soit un
ouvrage inspiré », insiste-t-il, tout en admettant « qu’il fut un temps où
des personnes le pensaient probablement. » Alors que les anciens auteurs
juifs et les Pères de l’Église chrétienne « le citaient comme un livre
saint… presque tous les pères ultérieurs rejettent, et ce, à juste titre,
ses prétentions à une place dans le canon… Aucun homme intelligent de nos
jours n’attribuera une autorité quelconque au livre [80]. »
Nous y
revoilà et cela il y a 135 ans, dans la faculté de théologie la plus posée
et la plus respectable d’Amérique : les premiers chrétiens authentiques,
d’origine, n’avaient tout simplement pas l’intelligence et la culture pour
comprendre les choses telles qu’elles sont réellement. Les pères qui
vinrent plus tard n’avaient pas de problème : c’étaient des hommes
instruits qui comprenaient les choses comme nous. Mais ces chrétiens
primitifs et ces Juifs ! Prenons juste un exemple : « La base même de la
première partie du livre, à savoir, les soi-disant relations charnelles
entre les anges et les filles des hommes sont une impossibilité pour ne
pas dire une absurdité… [81]. » Qu’est-ce que l’auteur pouvait bien avoir
à l’esprit ? Au lieu de poser cette question, les hommes d’église de
toutes les confessions ont tout simplement jeté le livre par la fenêtre. À
ce jour, dans les encyclopédies officielles de l’Église luthérienne et
même dans la littérature aussi fondamentalement littérale que celle des
Adventistes du septième jour et des Mennonites, aucun article n’apparaît
concernent le nom d’Énoch. Nous ne trouvons pas non plus de mention du nom
d’Énoch dans l’ouvrage contemporain Vocabulaire de la Vie juive ou dans le
Livre des Concepts juifs. Bien que tous les autres grands Patriarches
aient une place d’honneur dans ces ouvrages, Énoch, lui, est exclu !
Le clergé catholique de l’époque de Joseph Smith partageait pleinement
le dédain des protestants et des Juifs pour la nouvelle découverte. « On
lui attribua [à Énoch], dans les premiers siècles de l’Église, écrit
l’abbé Glaire en 1846, un ouvrage plein de fables concernant les étoiles,
la descente d’anges sur la terre, etc. Mais il apparaît que cette
production était une invention des hérétiques qui, non contents de
falsifier les saintes Écritures, profitaient de la crédulité de leurs
stupides suiveurs en inventant des faux et des fables. Certains critiques
prétendent que cet ouvrage, réellement d’Énoch, a été défiguré par les
infidèles ; ils fondent leur assertion sur saint Jude… Mais saint Jude
cite Énoch sans faire mention de son livre… [82] ».
Des autorités
catholiques plus récentes déplorent Énoch pour les mêmes raisons qu’ils
font objection aux manuscrits de la mer Morte et à d’autres découvertes
plus récentes, à savoir que si on les prenait au sérieux, ils priveraient
le christianisme de son droit souverain à l’originalité absolue : «
Attribuer une forte influence du livre d’Énoch sur le Nouveau Testament,
comme le fait R. H. Charles, c’est ignorer la puissante originalité et
l’inspiration divine de ceux à qui nous devons le Nouveau Testament… Le
Christ et les Apôtres n’ont pas tiré leur doctrine des ouvrages apocryphes
» [83]. Mais qui dit une chose pareille ? Il y a d’autres explications à
cette ressemblance et personne aujourd’hui ne la nie. Mais cela a le don
d’exaspérer le clergé.
Dans un ouvrage récent et important, Klaus
Koch montre comment, au fil des années et même jusqu’en 1960 (quand de
nouvelles découvertes les ont obligés à changer d’attitude), les érudits,
protestants comme catholiques, se sont résolument tenus à l’écart des
ouvrages apocalyptiques de base dont le livre d’Énoch est de loin l’un des
plus importants [84] et C. P. van Andel, dans son étude de la littérature
sur Énoch, note que personne n’a été disposé à effleurer la question
vitale d’Énoch dans le Nouveau Testament depuis 1900 [85]. En 1973 encore,
un auteur, écrivant pour le Scientific American, faisait observer que les
nouvelles découvertes de manuscrits, et spécialement Énoch, requièrent
maintenant et pour la première fois une révision radicale des idées
chrétiennes et juives conventionnelles concernant la nature des anciennes
communautés juives et chrétiennes et leurs enseignements [86].
4.
Les libres penseurs auraient pu exploiter les soi-disant absurdités du
livre d’Énoch contre les chrétiens, mais ces derniers leur ont coupé
l’herbe sous le pied en désavouant promptement et vigoureusement le livre.
Qui alors pouvait trouver un quelconque intérêt au livre d’Énoch ? On
pourrait s’attendre à ce qu’il intéresse les francs-maçons ou les
rosicruciens, ce ne fut pas le cas ; on ne trouve pas Énoch parmi les
livres qui ont la faveur des groupes gnostiques ou mystiques et son nom
n’apparaît pas dans leur liste de prophètes inspirés [87]. Aucune
bibliothèque en Amérique n’avait de collection plus représentative des
ouvrages des anciens que celle de Thomas Jefferson, « car dans sa collecte
de livres, aucun sujet n’était oublié » [88]. Le livre le plus important
de la bibliothèque de Jefferson était « Ancient History, Antwerp,
including texts of Berosus, Manetho, etc. », et les livres qui suivent
montrent le même souci de recherche de la vérité, de toute la vérité, en
ce qui concerne les anciens. La collection fut diligemment et constamment
suivie, avec le souci méticuleux des renseignements les plus récents et
les meilleurs, ceci jusqu’en 1826 [89]. Si l’on pouvait s’attendre à
trouver quelque part en Amérique un exemplaire de l’Énoch de Laurence de
1821, ce serait bien dans cette bibliothèque, mais il n’y était pas. Il
était tout simplement inconnu en Amérique.
5. Ceci est parfaitement
confirmé dans la longue et soigneuse étude de Michael Stuart de 1840. Le
texte que Stuart utilise est l’édition de 1838 de Laurence, dont le
travail lui parvient dix-neuf ans après la première version, comme une
nouveauté. Son but en écrivant ses longues études est de rendre le clergé
américain conscient pour la première fois de l’existence du livre : «
Posséder cet ouvrage dans notre pays est chose rare, et notre public, bien
loin de connaître le contenu de l’ouvrage, ignore généralement, comme j’ai
des raisons de le croire, que le livre ait même été retrouvé et publié au
monde [90]. » Si ceci s’applique à l’édition de 1838, une édition plus
large et bien mieux diffusée, qui aurait pu connaître quoi que ce soit de
l’édition de 1821, dont Stuart ne fait même pas mention et qui n’avait
même pas été remarquée en Europe si ce n’est par un petit nombre de
spécialistes ?
Stuart écrit à propos de la nouvelle édition : « Le
lecteur, qui ne le possède pas et ne peut pas se le procurer [il écrit
pour des ecclésiastiques, pas pour le public], sera naturellement désireux
de savoir quelque chose de plus précis sur une relique aussi curieuse et
intéressante de l’antiquité, et c’est pour cela que je vais en donner un
résumé plus détaillé [91].
Il était pratiquement impossible
d’obtenir ce livre dans ce pays, et pourquoi cela ? Son seul attrait était
dans son caractère religieux, mais les religieux étaient tous contre lui.
Il pouvait être « curieux et intéressant » pour Stuart, mais il ne fallait
pas le recommander, dans sa forme originale, à des gens non formés. «
C’est en vain qu’on espérerait en retirer grand-chose d’intelligible… pour
le lecteur en général, le Livre des Lumières est à présent un livre scellé
» [92]. La partie historique est écrite « d’une façon très obscure et
parfois même repoussante… », certains de ses principaux chapitres «
insipides et presque monstrueux » [93]. Ce n’était pas un livre « pour le
lecteur en général ».
Et maintenant voici la surprise. La même
édition de Laurence fut revue la même année par un autre critique qui
pensait qu’il était tout simplement merveilleux ! Le nom de ce critique
était Parley P. Pratt, qui, en cette année 1840, était en Angleterre et
éditait la publication officielle des saints des derniers jours, le
Millennial Star, dans lequel sa critique parut. C’est ainsi que les saints
des derniers jours entendirent parler pour la première fois du livre
d’Énoch de Laurence en Angleterre et l’accueillirent avec une joyeuse
surprise.
Bien loin d’être insipide, repoussant et monstrueux pour
Frère Pratt, « ce livre porte en lui la preuve indiscutable qu’il est un
produit de l’antiquité. Il se situe tout à fait à l’écart du sectarisme
moderne et tient beaucoup de la doctrine des anciens, spécialement en ce
qui a trait aux choses des derniers jours… Il semble prédire clairement la
parution du Livre de Mormon et la mission de nos anciens… suivie des
persécutions qui se sont abattues sur notre peuple d’Amérique… Et le
résultat final, le triomphe total des saints » [94]. Aussi extravagantes
que puissent paraître ces conclusions au premier abord, de récentes études
faites sur le livre d’Énoch par des érudits non mormons montrent, comme
nous allons le voir, qu’elles étaient étonnamment proches de la vérité,
car le livre d’Énoch a été transmis, au cours des siècles, dans
l’intention avouée d’apporter du réconfort aux saints persécutés dans
toutes les dispensations de l’Évangile.
Il faut noter que l’édition
de 1838 du livre d’Énoch de Laurence est portée à l’attention des saints
comme une nouveauté passionnante. Il ne vient pas à l’esprit de ce
chercheur éveillé qu’est frère Pratt de comparer cet écrit avec le livre
d’Énoch de Joseph Smith de 1830, enterré comme il l’est dans le livre de
Moïse qui sera publié onze ans plus tard en Angleterre sous le titre «
Extraits de la Prophétie d’Énoch ». Ce qui frappe Parley P. Pratt, ce sont
les parallèles avec le Livre de Mormon et l’état de l’Église et du monde
dans les derniers jours. « Nous donnons l’extrait suivant, à partir de la
page 156 [chapitre 93, 2 et suiv.], sans commentaire, et nous laissons au
lecteur le soin de juger de ce livre remarquable ». Et il se met en devoir
de citer des passages qui vont particulièrement avec la situation des
saints des derniers jours à l’époque : « Les justes et les sages recevront
des livres de réjouissance, d’intégrité, de grande sagesse. Ils recevront
des livres auxquels ils croiront, dans lesquels ils se réjouiront [95]. »
Ils avaient de quoi être impressionnés et ils auraient dû se rappeler
que le livre d’Énoch de Joseph Smith leur était donné comme récompense
pour avoir reçu le Livre de Mormon et y avoir cru. Mais les parallèles
leur avaient échappé comme ils ont échappé depuis aux saints. Quand, en
1951, John A. Widtsoe présenta au présent auteur une copie de ce même
texte de 1 Énoch (édition de 1912 de R. H. Charles), ce fut avec le regret
de n’avoir jamais trouvé le temps de le lire et en se demandant s’il
contenait quelque chose d’intéressant. À l’époque, le présent auteur
lui-même ne l’avait jamais lu, pas plus que n’importe qui d’autre. Ce
n’est que depuis 1950 (avec la découverte des textes d’Énoch parmi les
manuscrits de la mer Morte), comme le font remarquer Koch et Van Andel,
que l’on a commencé à prendre cet Énoch au sérieux. Pratt lut l’édition de
1838 en Angleterre et rien ne permet de penser qu’un membre de l’Église en
Amérique en ait possédé un exemplaire. L’Inventaire des Documents de
l’Église de 1846 ne contient aucun titre de ce genre dans les livres de la
Bibliothèque de l’Église emportés dans les plaines.
7. Si j’ai
tellement insisté sur le fait, qui n’était que trop évident, que Joseph
Smith n’aurait pas pu utiliser ou être au courant de l’existence de
l’édition de Laurence de 1821 du livre d’Énoch, c’est que c’était bien
nécessaire : (a) parce que c’était l’unique traduction d’un texte ancien
d’Énoch accessible à l’époque où Joseph Smith dicta Moïse, chapitres 6 et
7 et (b) les deux livres sont remplis de parallèles extrêmement
significatifs. Si nous voulons que ces parallèles aient une quelconque
valeur à l’appui des prétentions du prophète, nous devons naturellement
pouvoir exclure qu’il ait pu utiliser le texte de Laurence. Outre le
fait que cette probabilité est astronomiquement faible, nous avons
quelques « contrôles » positifs utiles qui montrent définitivement que ces
parallèles ne dépendent pas du texte de Laurence. Car de nombreux autres
manuscrits du livre d’Énoch nous sont parvenus dans différentes langues
anciennes depuis 1830, qui ajoutent beaucoup de choses au texte standard
et qui ne se trouvent pas dans la version de 1821, mais que l’on trouve
dans l’Énoch de Joseph Smith. L’un des parallèles les plus remarquables,
par exemple, est celui de certains versets de Moïse 7 et le chapitre 11 de
la version éthiopienne du livre d’Énoch et cependant, ce chapitre-là ne se
trouve pas dans la traduction de Laurence et ne pouvait donc pas être
connu de qui que ce soit à l’époque.
8. Finalement, même si Joseph
Smith avait eu à sa disposition la riche littérature apocryphe de notre
époque, avec les milliers de pages d’Énoch, ou même le texte de Laurence
de 1821, comment aurait-il su comment en utiliser le contenu ? Le livre
d’Énoch du Prophète a moins de trois chapitres : comment aurait-il pu
savoir dans tout cela quoi y mettre et quoi exclure pour créer un texte
qui corresponde le mieux à ce que les savants modernes considèrent comme
le contenu original authentique du livre d’Énoch ? C’est exactement ce
qu’il a fait ; il a rassemblé en quelques heures le genre de texte qui
correspond le mieux à ce que les spécialistes, après des années de
comparaisons méticuleuses de textes, dégagent comme étant le texte
hypothétiquement essentiel d’Énoch. Venons-en maintenant aux textes
d’Énoch qu’ils ont utilisés pour leurs études comparatives diligentes et
regardons comment l’histoire d’Énoch a émergé au fil des années.
Notes
53. Stuart, 3:89. Parmi les trésors de Bruce
il y avait le Codex Brucianus 96, un long ouvrage chrétien copte qui est
fortement influencé par la tradition d’Énoch. 54. Id. 55. J. E. H.
Thomson, “Apocalyptic Literature,” The International Standard Biblical
Encyclopedia, Grand Rapids, Mich., Wm. B. Eerdmans, 1939, réimpression
1960, 1:164. 56. M’Clintock, 3:225. 57. Thomson, l.c. 58. Migne,
Dict. des Apocryphes 1:400. 59. Id., 1:394, 403. L’ouvrage de De Sacy’s
parut dans le Magazine encyclopédique, ann. 6, 1:382, et contenait les
chapitres 1–3, 11–16, 22 et 32, tous provenant du manuscrit de Paris.
60. Editorial, dans The British Critic, Quarterly Theological Review, and
Ecclesiastical Record 2, 1826, p. 162, 131 et suiv., 160 et suiv.,
poursuivant Laurence avec une fureur impitoyable. 61. Id., p. 163.
62. Id., pp. 165–66. 63. Stuart, p. 90. 64. Migne, Dict. des
Apocryphes, 1:401. 65. S. de Sacy, dans Journal des Savants, octobre
1822, p. 545–551, 587–595. 66. A. G. Hoffmann, 2 vols. (962 pages!),
Jena, 1833–38. R. H. Charles ignore cet article dans sa liste de
traductions, Apocrypha & Pseudepigr., 2:186. 67. Migne, Dict. des
Apocryphes, 1:394–95; A. F. Gfroerer était directeur de la Bibliothèque de
Stuttgart. 68. Id., pp. 194–95. 69. Cette traduction se trouve dans
Migne, Dict. des Apocryphes, 1:425–514; ce tome est également appelé tome
23 de la Troisième et Dernière Encyclopédie Théologique, dir. de publ. J.
P. Migne, Paris, 1856. 70. Fraser’s Magazine, 48 (novembre, 1833),
contient un passage en revue de la seconde édition de l’Énoch de Laurence.
On pouvait récemment trouver dans nos librairies des Soixante-dix le Livre
d’Énoch, le Prophète, “Littéralement traduit de l’éthiopien par Richard
Laurence, LL.D. Réimpression d’une édition revue, avec des variations et
publiée par John Thomson, Glasgow, 1882”; édition de 1966, Seattle,
Washington. Le texte diffère de la réimpression récente, The Book of
Enoch. 71. C’étaient Edw. Murray, Enoch Restitutus, ou “an Attempt to
separate from the books of Enoch, the Book quoted by Saint Jude”; D. M.
Butt, The Genuineness of the Book of Enoch Investigated; John Overton, An
Inquiry into the Truth and Use of Enoch … (1822). Migne, Dict. des
Apocryphes 1:398, relève la négligence dont ces écrits ont été victimes.
72. Stuart, p. 90. 73. Thomson, 1:164. 74. Stuart, p. 88. 75.
Schmidt, p. 47. 76. A. Herbert, Nimrod, Londres, imprimé pour R.
Priestley, 1828, 1:36. 77. George H. Schodde, The Book of Enoch
translated from the Ethiopic with Introduction and Notes, Andover, Warren
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