ABRAHAM EN EGYPTE
Examen des faits dans
l’affaire de l’épouse perdue
par Thomas W. MacKay [1]
BYU Studies, vol. 10/4
Les commentateurs ont toujours été gênés par l’immoralité de l’attitude
d’Abraham pendant qu’il était en Égypte, quand le patriarche prétend être
le frère de sa femme, pas son mari. Les opinions sont allées de la
condamnation pure et simple (« Il s’est rendu coupable de prévarication et
de tromperie, il a perdu sa confiance parfaite en la protection de Dieu et
il a mis en danger la chasteté et l’honneur de sa femme pour une
préoccupation égoïste: sa propre sécurité[2] »), jusqu’au haussement
d’épaules gêné d’Augustin (« Il a gardé pour lui un peu de la vérité, il
n’a rien dit de faux[3] »). Un ecclésiastique a considéré qu’il « ne faisait
aucun doute » qu’Abraham a souffert de son « arrangement pécheur » avec
Sara[4], et un érudit contemporain déplore cette attitude qu’il qualifie de «
considération cynique et utilitaire[5] ». Calvin approuve le but recherché
(sa vie); mais il ne peut pas excuser complètement le moyen (le mensonge)[6].
Luther, qui a lui-même du mal à justifier ce mensonge, fait l’observation
qu’il est difficile pour les exégètes d’expliquer les Écritures :
« Il n’y a jamais eu de théologiens ni d’autres lecteurs que le passage
que nous étudions n’aurait pas offensés, même parmi les Juifs. Il est
tellement surprenant, suscite tant de questions et est si offensant,
surtout si on le comprend correctement; car ici se révèlent des
infractions tant à la foi qu’à la moralité... Les Juifs, comme ces ânes
bâtés de stoïciens, interprètent cette attitude très durement et accusent
Abraham d’un si grand péché qu’ils prétendent qu’il a été puni parmi ses
descendants par la captivité en Égypte.[7] »
Skinner[8], toujours mal à l’aise après avoir donné toutes les explications
possibles, dit : « En fin de compte, il faut supposer que, vu les
circonstances, le mensonge est excusable. » On voit la gravité du problème
dans les implications relevées par la Bible de Jérusalem :
« Le but de ce récit… est de commémorer la beauté de l’ancêtre féminine de
l’espèce, la ruse de son patriarche, la protection que Dieu leur a
accordée. L’histoire est le reflet d’une étape du développement moral où
le mensonge était encore considéré comme légitime dans certaines
circonstances et où la vie du mari était plus importante que l’honneur de
sa femme. Dieu était en train de conduire les hommes au respect du code de
moralité, mais cela se faisait graduellement. »
Tout cela est bien connu : l’incapacité totale des auteurs rabbiniques,
patristiques et contemporains de comprendre Abraham. Tous les aspects des
motifs du sacrifice et de l’obéissance représentent autant de pierres
d’achoppement. En fait il n’y a pas de justification morale à l’attitude
Abraham, en dépit de toute la casuistique et de tous les sophismes
imaginés par les esprits érudits. Toutes les protestations, toute la
confusion, tout l’embarras ne font que démontrer la banqueroute du monde :
l’histoire d’Abraham déroute les commentateurs érudits depuis des siècles.
Maintenant les gens commencent à attribuer à Abraham, plutôt qu’à Moïse,
l’origine de l’alliance, mais leurs efforts les laissent dans leur
confusion et ne font que mettre l’accent sur leur malaise. Le Livre
d’Abraham nous donne la documentation nouvelle nécessaire pour une
réévaluation qui va nous permettre de comprendre.
Chaque fois que nous nous trouvons face à un problème, nous devons tout
d’abord scruter les données fournies par l’Antiquité et évaluer exactement
leurs limites. Cela permet souvent une approche nouvelle et montre les
faiblesses possibles de notre analyse. En outre, nous constatons souvent
que nous avons d’une façon ou d’une autre négligé d’envisager des
possibilités tout à fait évidentes qui sont présentes dans les éléments
dont nous disposons, mais qui sont obscurcies par des présuppositions.
Nous nous proposons ici de retourner en arrière et d’étudier l’histoire
des récits abrahamiques dans la Genèse, Jubilés, Jasher, l’Apocryphe de la
Genèse[9] et le Livre d’Abraham.
La Genèse et le livre des Jubilés (vers le 3e siècle av. J.-C.) sont les
récits les plus abrégés. En fait, d’après Dupont-Sommer, l’auteur des
Jubilés prend grand soin de comprimer le récit, comme s’il voulait
éliminer tout ce qui pourrait jeter le doute sur la loyauté et la
réputation d’Abraham[10]. Le Livre de Jasher (dont on dit qu’il est le livre
mentionné dans Josué 10:13 et 2 Samuel 1:18) et l’Apocryphe de la Genèse
embellissent l’histoire de détails puisés dans la tradition juive[11] et
représentent par conséquent une version augmentée. Bien que le Livre
d’Abraham ne consacre qu’une petite partie de notre texte actuel au séjour
en Égypte, il semblerait, à en juger par le fac-similé n°3, qu’Abraham,
après avoir écrit sa révélation sur la Création (chapitres 3-5), a
continué son récit personnel. Toutefois, le petit nombre de versets qui
reste présente un élément très intéressant que n’avance aucune autre
source, à savoir que c’est Dieu qui a commandé à Abraham d’avoir recours à
l’astuce « frère-sœur » (Abraham 2:25).
Le texte de ces cinq récits est présenté dans des colonnes parallèles. La
comparaison des sources soulève plusieurs questions dont nous examinerons
brièvement les suivantes: 1) l’antiquité du Livre d’Abraham, 2)
l’intervention de Dieu et le « mensonge » d’Abraham, 3) la guérison du
pharaon par Abraham, 4) Abraham sur le trône du pharaon et 5) le motif de
l’épouse-sœur.
L’ANTIQUITE DU LIVRE D’ABRAHAM
Dupont-Sommer admet les affinités entre l’Apocryphe de la Genèse et
Jubilés, bien qu’il hésite quelque peu à accepter l’opinion d’Avigad et
Yadin (dans la première édition) que « le manuscrit a pu servir de source
à un certain nombre d’histoires racontées plus succinctement » dans le
livre d’Enoch et le livre des Jubilés[12]. Ces deux derniers livres peuvent
être datés du 4e, du 3e ou du 2e siècle av. J.-C.[13] ; par conséquent la
composition de l’Apocryphe de la Genèse antidaterait ceux-ci, même si le
manuscrit lui-même, qui est « l’exemple araméen le plus ancien de
littérature pseudépigraphique qui soit parvenu jusqu’à nous[14] », date
d’entre 50 av. J.-C. et 70 apr. J.-C.[15]. Il est évident que la date d’un
manuscrit donné de la littérature antique n’est quasiment jamais la date
de la composition et que la date de la composition n’est pas toujours
l’origine d’un élément donné. La question homérique doit suffire à nous
mettre en garde contre cela! Pour ne citer qu’un exemple précis de la
façon dont un récit antique peut être préservé pendant des siècles sans
laisser la moindre trace écrite, même parmi des populations alphabétisées,
l’histoire des deux morceaux du manteau de Joseph, racontée par le Livre
de Mormon et par Tha’labi (un Arabe qui a écrit au 11e siècle apr. J.-C.)[16],
a dû être transmise pendant plus de seize siècles dans le Proche-Orient et
même plus longtemps si elle remonte historiquement à l’événement
proprement dit! Pour ce qui est de l’histoire d’Abraham, Vermes nous
assure que « l’Apocryphe de la Genèse est fermement ancré dans un courant
de tradition dont les origines, finalement héritées de la littérature
targumique et midrashique, doivent provenir d’une époque antérieure.[17] »
Cela ne veut naturellement pas dire que tout ce qui se trouve dans
l’Apocryphe de la Genèse est un fait ou même que tout ce qui s’y trouve
antidate le 4e siècle av. J.-C.. Il faut néanmoins faire certaines
constatations. Premièrement, la partie la plus ancienne de l’Apocryphe de
la Genèse est racontée à la première personne. Deuxièmement, la partie la
plus ancienne du récit est « riche en amplifications haggadiques[18] ».
Troisièmement, la partie plus tardive est racontée à la troisième personne
et quatrièmement, elle suit de plus près le texte biblique. Il semble, par
conséquent, que nous ayons affaire à un assemblage de parties bibliques et
d’histoires extra-bibliques. Cela indique que l’Apocryphe de la Genèse,
tel que nous le connaissons, a probablement été composé quelque deux à
quatre siècles avant que la copie que nous avons ne soit faite, et il
contient de vieux récits qui ne sont pas dans la Genèse. Mais il n’est pas
nécessaire de supposer que si une source donne une histoire plus complète
qu’une autre, la version plus longue soit forcément une expansion plus
récente de la version brève[19]. Là où l’Apocryphe de la Genèse ne suit pas
strictement le récit biblique concernant Abraham, il raconte une longue
histoire à la première personne provenant de la tradition juive.
Le Livre d’Abraham utilise la première personne, comme l’Apocryphe de la
Genèse, et la nature de l’histoire et en particulier le rituel de la
création sont si sacrés que l’Abraham de la Perle de Grand Prix a pu avoir
une diffusion beaucoup moins grande que d’autres versions, peut-être
abrégées. Cependant le Livre d’Abraham et l’Apocryphe de la Genèse
s’accordent pour employer la première personne et pour raconter un cas
d’intervention de Dieu pour protéger les justes. La nature des différences
et des ressemblances entre le récit de la Perle de Grand Prix (PGP) et nos
autres sources indiquerait par conséquent que (indépendamment de la date
paléographique du papyrus utilisé par Joseph Smith et sans se préoccuper
de la façon dont il l’a utilisé) l’histoire antidate ces autres sources.
L’INTERVENTION DE DIEU ET LE « MENSONGE » D’ABRAHAM
La révélation et le commandement donnés à Abraham de prétendre que Sara
était sa sœur sont racontés en des termes différents – bien que non
contradictoires – par la PGP (un commandement par la voix du Seigneur) et
l’Apocryphe de la Genèse (un songe interprété par Abraham). Le songe était
un moyen régulier de communication divine dans l’Ancien Testament, par
conséquent l’Apocryphe de la Genèse n’a pas besoin de spécifier que
celui-ci venait de Dieu. Il en laisse plutôt l’interprétation à Abraham.
Étant donné que l’identification d’Abraham et de Sara avec le cèdre et le
palmier est un élément reconnu de la tradition[20], cet aspect du songe ne
présente aucune difficulté. Néanmoins il revient à l’ingéniosité d’Abraham
d’inventer l’astuce « c’est ma sœur ». Contrairement à toutes les autres
sources, la PGP précise que c’est Dieu qui dit à Abraham ce qu’il doit
faire. Il a par conséquent agi sur commandement et agir autrement aurait
été un péché aussi grand que si Néphi n’avait pas tué Laban[21].
Pour comprendre le conflit interne que ce commandement divin a pu causer
chez Abraham, il nous suffit de nous rappeler ce qu’il dit au commencement
du récit de la PGP :
« Et voyant qu’il y avait là davantage de bonheur, de paix et de repos
pour moi, je recherchai les bénédictions des pères et le droit auquel je
devais être ordonné pour administrer celles-ci, ayant moi-même été disciple de la
justice, désirant aussi être possesseur d’une grande connaissance, être un
meilleur disciple de la justice, posséder une plus grande connaissance,
être le père de nombreuses nations, un prince de la paix, et désirant
recevoir des instructions et garder les commandements de Dieu, je devins
héritier légitime, Grand Prêtre, détenant le droit qui appartenait aux
pères » (Abraham 1:2).
Nous avons donc ici un juste qui désire la perfection et qui vient de
recevoir la promesse de terres, d’une nombreuse postérité juste,
etc...[22]
Maintenant le Seigneur met Abraham à l’épreuve, et Sara aussi !
Il est étrange que l’unique chose qui aurait évité de devoir justifier le
grand patriarche de la maison d’Israël ait été éliminée de la tradition
ultérieure et n’apparaisse que sous une forme modifiée dans l’Apocryphe de
la Genèse. Nous avons ici, en tout cas, un exemple de récit, donné par
révélation par l’intermédiaire de Joseph Smith, confirmé dans une certaine
mesure par l’un des manuscrits de la mer Morte. Cela montre qu’au moment
de la composition de l’Apocryphe de la Genèse, l’histoire de
l’intervention de Dieu avant l’entrée d’Abraham en Égypte n’avait pas
encore complètement disparu de la tradition. On ne saurait trop insister
sur l’importance de bien faire comprendre qu’Abraham agissait sur l’ordre
de Dieu. 1) Cela innocente le patriarche dans un acte ou sa justice est
gravement compromise. 2) Cela nous montre le patriarche profondément
affligé non de sa propre erreur (comme beaucoup le prétendent), mais de ce
qui s’est passé en dépit du fait qu’il a suivi expressément ce que Dieu
avait commandé. Nous pouvons maintenant comprendre que 3) le séjour
d’Abraham en Égypte fut une période de mise à l’épreuve sévère où il se
conforma strictement à ce que Dieu avait commandé et 4) Abraham continua à
avoir confiance en Dieu même à une époque d’adversité grave ou il semblait
que l’alliance ne s’accomplirait jamais. Par conséquent, au lieu de
considérer qu’Abraham mettait en danger l’alliance, nous le voyons plutôt
faire confiance à Dieu au moment où Dieu semble en fait mettre fin à
l’alliance. Ou, pour le dire plus brutalement, l’épreuve d’Abraham,
lorsqu’il reçut le commandement de sacrifier Isaac, fut précédée par au
moins un autre cas similaire où, parce qu’il faisait ce que Dieu lui avait
commandé de faire, son alliance semblait condamnée à l’extinction pendant
qu’il était en Égypte. Les deux fois il décida d’honorer Dieu et de lui
obéir. Les deux fois il prouva que sa loyauté à Dieu et sa confiance en la
connaissance et en la puissance de Dieu étaient plus fortes que n’importe
quelle impulsion de se tourner contre Dieu en temps de crise. Par la foi,
il conserva l’alliance, récupéra Sara et retourna avec de grandes
richesses dans sa terre promise. Il avait été mis à l’épreuve et s’était
révélé digne de ses bénédictions. Son voyage en Égypte le prépara pour
l’époque où Dieu lui commanderait de sacrifier son fils, et Abraham, on
s’en souviendra, avait failli être lui-même sacrifié[23]. Il y a un autre
aspect de l’épreuve qu’il ne faut pas oublier. Le séjour en Égypte devait
prouver que Sara était disposée à obéir à son mari dans sa juste
obéissance, et elle aussi montra qu’elle était fidèle. L’alliance
d’Abraham n’était pas pour lui seulement mais de pair avec Sara. C’est
pourquoi Abraham et Sara furent tous deux mis à l’épreuve en Égypte.
LA GUERISON DU PHARAON PAR ABRAHAM
L’Apocryphe de la Genèse raconte une guérison par l’imposition des mains
et nous pouvons confirmer par d’autres sources que ceci était bien dans
les droits et le pouvoir d’Abraham. Par conséquent, la scène de la
guérison peut très bien être une histoire authentique antidatant
l’introduction de la loi mosaïque. Dans Galates 3:8, Paul affirme que
l’Evangile a été enseigné à Abraham[24] et nous savons que Melchisédek a
ordonné Abraham[25]. L’ordre de la prêtrise qu’Abraham détenait – suffisant
pour l’exaltation[26] – comprend les clefs de bénédictions spirituelles telles
que la guérison des malades[27]. Abraham avait donc le droit d’accomplir un
tel miracle à condition qu’il ait déjà reçu la prêtrise avant d’entrer en
Égypte. Le Livre d’Abraham laisse entendre que c’est le cas, mais quand et
de qui ? Qu’a-t-il donc reçu de Melchisédek ? Était-ce les clefs de la
présidence (ce qui serait l’aspect le plus important du droit de naissance
qu’il a transmis) dans un ordre patriarcal ?
Dupont-Sommer fait remarquer que les prophètes de l’Ancien Testament
pratiquaient l’imposition des mains pour de nombreuses raisons, mais pas
pour guérir[28]. Cela se comprend puisque l’Ancien Testament est presque
entièrement l’histoire de la maison d’Israël sous la loi de Moïse,
c’est-à-dire sans la Prêtrise de Melchisédek[29]. Cependant, même ainsi, on
avait une certaine connaissance de la guérison, car Josèphe nous apprend
que les Esséniens guérissaient les malades[30] et dans Jubilés 10:12-14[31], les
anges instruisent Noé sur les médicaments capables de combattre les
maladies envoyées par les mauvais esprits. Dupont-Sommer cite aussi la
prière de Nabonide, des fragments récupérés dans la grotte IV[32], de Qumran
comme exemple d’exorcisme et de guérison. Selon lui les récits
thérapeutiques sont plutôt des additions tardives des Esséniens aux
légendes. Il y a assurément des affinités claires avec les miracles du
Nouveau Testament : 1) la maladie état associée au péché et causée par lui;
2) la guérison comprend l’expulsion du mauvais esprit et par conséquent
est précédée du pardon des péchés; 3) une prière est souvent faite avant
l’ordonnance de l’imposition des mains; 4) la guérison se fait par
l’imposition des mains de quelqu’un qui détient l’autorité[33].
Ce sont là précisément les ressemblances que nous nous attendrions à
trouver dans une dispensation complète. Et dans l’histoire parallèle
racontée dans Genèse 20, c’est par l’intermédiaire d’Abraham qu’Abimélec
est guéri (Genèse 20:17-18). Il est certain que ce récit n’est pas
essénien. Il y a donc une tradition antique qui apparaît sous une forme
différente dans des sources différentes, qui laisse entendre qu’Abraham a
guéri au moins une personne de rang royal. Il est fort possible que
l’Apocryphe de la Genèse rapporte le récit ancien d’un événement
historique quand il fait dire à Abraham comment il a guéri le pharaon. À
la lumière des autres éléments dont nous disposons, nous n’avons pas
besoin de considérer que Dupont-Sommer a identifié correctement l’origine
de l’histoire. Il est certain qu’on ne doit pas toujours considérer qu’une
version amplifiée est plus récente que la version simple, surtout lorsque
l’on traite d’informations historiques[34]; le Livre de Mormon propose des
éléments de preuve bien connus qui réfutent ce point de vue.
Avec notre nouvelle comparaison de sources, nous pouvons réévaluer les
éléments dont nous disposons. Par exemple, les historiens ont
régulièrement condamné Josèphe et Eupolème parce qu’ils prétendaient
qu’Abraham a enseigné l’astronomie aux Egyptiens[35]. Néanmoins la cosmologie
de la PGP indique justement une possibilité de ce genre, en particulier du
fait qu’Abraham interrompt le récit du séjour en Égypte pour dire comment,
grâce à l’urim et au thummim (Abraham 3:1) et aux « annales des pères »
(Abraham 1:31), il a été informé sur l’univers et sur la création. Nous
pouvons supposer qu’après avoir terminé le récit de la création et
peut-être une brève esquisse des dispensations antérieures, il a poursuivi
son histoire personnelle. Une autre chose intéressante dans cet ordre
d’idées : le fac-similé n° 3 note qu’Abraham est assis sur le trône du
pharaon avec le consentement de celui-ci et enseigne l’astronomie aux
Egyptiens[36] !
Mais le fait qu’il est représenté assis sur le trône est vraiment étrange,
car c’était la prérogative du pharaon. Dans l’Improvement Era de mai 1956,
Hugh Nibley a appliqué au fac-similé n° 3 l’étude de la succession royale
égyptienne faite par Helck, un processus d’adoption[37]. Parmi les points
saillants, il faut citer : 1) le pharaon et son fils sont représentés comme
des femmes, puisque 2) les scènes de couronnement comprennent toujours des
femmes (déesses) pour effectuer le transfert d’autorité; 3) la scène se
passe en Égypte, 4) sur le trône du pharaon, 5) Abraham porte la couronne
sacrée Atef et 6) tient le « sceptre Héquat... ‘le sceptre de la justice et
du jugement’.[38] »
Le pharaon essayait-il de passer un accord avec Abraham et de partager le
gouvernement de l’Égypte avec lui s’il partageait la prêtrise ? La scène
du couronnement permet-elle d’expliquer les nombreux cadeaux et la grande
richesse qu’Abraham reçoit du pharaon ? En outre, quelle signification a
le fait que le pharaon offre des vêtements pourpres (royaux) à Sara ? Cela
aussi a-t-il quelque chose à voir avec cela ? Nous devons nous rappeler,
c’est Cyrus H. Gordon qui nous l’apprend[39], qu’Abraham était un basileus,
un roi, du type homérique, et qu’il était tout à fait à l’aise dans la
compagnie des rois. Et c’est ainsi que quand il quitte l’Égypte, le
pharaon lui fournit une escorte royale.
E. A. Speiser[40] conclut que le motif de l’épouse-sœur est très ancien et
remonte en fait à l’âge patriarcal. Il est donc indiqué d’examiner les
éléments extra-bibliques et, ce faisant, Gordon relève un parallèle
frappant dans les 3 récits de la Genèse sur « l’épouse utilitaire »
(Genèse 12:10-20; 20:1-18; 26:6-11), Hélène-Ménélas-Pâris et l’épopée de
Kret. À ce propos, sur la base de la critique littéraire, la PGP présente
des éléments de l’histoire abrahamique d’une manière encore plus explicite
et plus précise que la Genèse dans les récits patriarcaux, éléments que
Gordon situe au 13e et au 14e siècles av. J.-C.[41].
Speiser a écrit sur un processus spécial d’adoption légale chez les
Hurriens par lequel l’épouse de quelqu’un « pouvait avoir simultanément le
statut de sœur[42] ». Après avoir examiné les données fournies par les sources
cunéiformes, il applique la coutume à notre récit biblique et en conclut :
« Sara était la fille de Térach par adoption, ce qui est la raison pour
laquelle la parenté n’est pas dûment notée dans Genèse 11. En tout cas,
Sara avait des lettres de créances suffisantes pour se qualifier, d’une
façon ou d’une autre, comme sœur d’Abraham au sens général du terme.
Néanmoins tout cela n’est qu’une faible excuse, un louvoiement.
L’ambiguïté de l’utilisation double de « sœur » a été utilisée pour
déguiser la situation au pharaon, car il a été dupé comme Abraham, Sara et
le Seigneur le savaient bien.
Il y a beaucoup d’autres choses qu’il faut examiner, et ceux qui veulent
éliminer le Livre d’Abraham ne sont justes ni vis-à-vis d’eux-mêmes, ni
vis-à-vis des informations qui nous viennent de l’Antiquité. Le récit
d’Abraham est essentiellement un dialogue sur la prêtrise – l’autorité de
Dieu – par opposition à l’autorité donnée par l’intermédiaire de Nimrod.
La disparition de cette histoire a amené les compilateurs ultérieurs à
faire une confusion et à changer l’histoire à tel point qu’elle ne décrit
plus clairement l’étendue de l’approbation de Dieu et la direction qu’il
donne à la vie d’Abraham; nous n’en voulons pour preuve que la différence
entre le fait pour Sara de donner Agar à Abraham (Genèse 16:1-3) et le
fait que c’est le Seigneur qui l’a commandé :
«
Dieu donna un commandement à Abraham, et Sara donna Agar pour femme à
Abraham. Et pourquoi fit-elle cela ? Parce que telle était la loi. Et
d’Agar sont issus beaucoup d’hommes. Cela accomplissait donc, entre
autres, les promesses. Abraham était-il donc sous la condamnation ? En
vérité, je te dis que non, car moi, le Seigneur, je l’avais commandé » (D&A
132:34-35).
CONCLUSION
En résumé, nous constatons qu’en comparant nos sources anciennes et les
éléments que nous trouvons, cela nous conduit à plusieurs conclusions :
1. L’histoire racontée dans la Perle de Grand Prix apparaît comme étant
beaucoup plus ancienne que les autres.
2. Il y a de fortes indications dans la littérature que le motif de la
« femme utilitaire » était bien connu au deuxième millénaire av. J.-C..
3. L’Apocryphe de la Genèse semble présenter une forme simplifiée du récit
de la PGP auxquels d’autres embellissements ont probablement été ajoutés
plus tard.
4. Un des tous anciens éléments de la tradition abrahamique est
l’intervention de Dieu pour commander à Abraham de déguiser le fait qu’il
est le mari de Sara.
D’autres éléments dont nous nous doutons bien qu’ils sont anciens sont :
1. La guérison du pharaon et
2. Le couronnement, à la suite de cela, d’Abraham.
3. En outre, une autre idée très courante est par conséquent mise en
doute : le développement par évolution de la moralité dans le monde
biblique.
Il y a effectivement beaucoup d’aspects de la vie d’Abraham qui demandent
à être éclaircis. Joseph Smith n’a pas hésité à apporter de nouvelles
informations sur l’Antiquité, des informations qui restent nouvelles et
sont virtuellement laissées de côté après tant d’années. Nous sommes
stupéfaits autant par l’absence d’hésitation de la part de Joseph Smith
que par la précision avec laquelle il nous donne des informations perdues
depuis longtemps sur ce grand patriarche que fut Abraham.
* * * * * * *
[1] Thomas W. Mackay,
candidat au doctorat en philologie classique à l’université Stanford, est
un spécialiste de la paléographie latine et d’historiographie ancienne et
médiévale. Le Mabelle McLeod Lewis Memorial Fund lui a décerné une bourse
d’étude et de recherches pour étudier au Vatican, en 1970-1971.
[2]
Rev. William J. Deane, Men and the Bible: Abraham: His Life and Times, New
York, Auson D. F. Randolph & Co., [n.d.], p. 51.
[3]
Augustine contra Faustum 22. 34: (PL, 42 422) « indicavit sororem, non
negavit uxorem; tacuit aliquid veri, non dixit aliquid falsi. »
[4]
Samuel Crothers, The Life of Abraham the First Missionary, Chillicothe,
Ohio, Ely & Allen, 1847, pp. 67-73.
[5]
Gerhard von Rad, Genesis, 2e éd. rév., trad. John H. Marks, Londres,
S.C.M. Press Ltd., 1963, p. 222.
[6]
Jean Calvin, Commentaires sur le premier livre de Moïse appelé la Genèse
(traduction anglaise), Edimbourg: Calvin Translation Soc., 1847), p. 360;
voir pp. 339-65.
[7]
Martin Luther, Luther's Works, Vol. 2: Lectures on Genesis, ed. Jaroslav
Pelikan and Daniel E. Poellot (St. Louis: Concordia Publishing House,
1960) pp. 288, 292.
[8]
John Skinner, International Critical Commentary: A Critical and Exegetical
Commentary on Genesis, 2nd ed. (Edinburgh; T. & T. Clark, 1956), p. 249.
[9]
Nahman Avigad and Yigael Yadin, eds., A Genesis Apocryphon. A Scroll from
the Wilderness of Judaea (Jerusalem: The Magnes Press of the Hebrew
University, 1956); Geza Vermes, The Dead Seas Scrolls in English, rev.
(Baltimore: Penguin Books, 1965); Theodor Gaster, The Dead Sea Scriptures,
rev. and enlarged ed. (Garden City, N.Y.: Doubleday, 1964). For a fairly
complete bibliography, voir Christoph Burchard, Bibliographie zu den
Handschriften vom Toten Meer (BZAW, 76 [1957] and 89 [1965]). Le livre des
Jubilés se trouve dans R. H. Charles, The Apocrypha and Pseudepigrapha of
the Old Testament, 2 Vols., N.Y., Oxford U. P., 1963). Une vieille
traduction de Jasher a été récemment réimprimée: The Book of Jasher, Salt
Lake City, J. H. Parry & Co., 1887.
[10]
A. Dupont-Sommer, Essene Writings from Qumran, Cleveland & N. Y., World
Publishing Co., 1962, p. 285, n. 4.
[11]
Beaucoup de ces histories se trouvent dans Louis Ginzberg, The Legends of
the Jews, 5 Vols., trad. anglaise Henrietta Szold, Philadelphie, The
Jewish Publication Society of America, 1913.
[12]
Avigad and Yadin, p. 38, italiques des auteurs.
[13]
Cf. W. F. Albright, From the Stone Age to Christianity, 2e éd., Baltimore,
John Hopkins Press, 1946, pp. 266-67.
[14]
Avigad et Yadin, p. 39; cf. Manfred H. Lehmann, « 1 Q Genesis Apocruphon
in the Light of the Targumim and Midrashim », Revue de Qumran, 1, 1958-59,
p. 251.
[15]
Avigad et Yadin, p. 38; Geza Vermes, Studia Post-Biblica, Vol. 4,
Scripture and Tradition in Judaism. Haggadic Studies [Leiden, E. J. Brill,
1961], p. 96, n. 2) préfère le deuxième siècle av. J.-C.., de même que H.
H. Rowley », Notes on the Aramaic of the Genesis Apocryphon, « Hebrew and
Semitic Studies Presented to Godfrey Rolles Driver, éd. D. W. Thomas et W.
D. McHardy, N. Y., Oxford U. P., 1963, pp. 116-29, mais H. E. Del Medico,
The Riddle of the Scrolls, Londres, Burke, 1957, p. 178, avait essayé de
le dater du 2e siècle apr. J.-C. Voir aussi E. Y. Kutscher », Dating the
Language of the Genesis Apocryphon », JBL, Vol. 76, 1957, pp. 288-92; P.
Winter, « Das aramaische Genesis-Apocryphon », TLZ, Vol. 82, 1957, pp.
257-62; E. Y. Kutscher, Scripta Hierosolymitana, Vol. 4, » The Language of
the 'Genesis Apocryphon.' A Preliminary Study », Aspects of the Dead Sea
Scrolls, éd. C. Rabin et Y. Yadin, Jerusalem, The Magnes of the Hebrew
University, 1958, pp. 283-96, critique de G. Molin, Revue de Qumran, Vol.
1 [1958-59], pp. 284-85. J. W. Doeve, « Lamech's Achterdocht dans 1 Q
Genesis Apocryphon », Nederlands Theologisch Tijdschrift, Vol. 15
[1960-61], [. 414) affirme que « 1 Q Gen. Ap. is een essense midrasj. »
Matthew Black, The Scrolls and Christian Origins, N. Y., Charles
Scribner's Sons, 1961], p. 193 attire l’attention sur le dieu
anthropomorphique de G. Z. 22. 27, cf. Gen. 15, 1; n.b. Actes 7, 2) à
l’inverse des targums, qui évitent l’anthropomorphisme.
[16]
Hugh Nibley, An Approach to the Book of Mormon, 2e éd., Salt Lake City,
Deseret Book Co., 1964, pp. 177-80. The Testament of Zebulon Vol. 4. 10,
cf. Marc Philonenko, « Les Interpolations chrétiennes des Testaments des
Douze Patriarches et les Manuscripts de Qoumran », Revue d'Histoire et de
Philosophie Religieuses, vol. 39 [1959], p. 33 est à côté de la question.
[17]
Vermes, p. 123, italics ours); cf. J. T. Milik, Studies in Biblical
Theology, No. 26, Ten Years of Discovery in the Wilderness of Judaea,
trad. anglaise J. Strugnell, Naperville, Ill., Alec R. Allenson, 1959, p.
31, « Le Genesis Apocryphon..., même s’il contient des sections traduites
mot à mot de l’hébreu de la Genèse, n’est pas un vrai targum ni un vrai
midrash. C’est plutôt une compilation ambitieuse de traditions concernant
les Patriarches.... » n. b. Lehmann, p. 249.
[18]
Vermes, p. 96.
[19]
Cf. infra, pp. 8, 9. voir Hugh Nibley, « The Unknown Abraham »,
Improvement Era, Vol. 72, No. 1, janv, 1969, pp. 26-27.
[20]
Avigad et Yadin, pp. 23-24; Lehmann, p. 257; cf. Ps. 42-3; Vermes, p. 112.
[21]
1 Néphi 4, 5-19, 34.
[22]
Abraham 2, 6-11.
[23]
Abraham 1, 5-20; cf. fac. 1; voir aussi le traitement par Hugh Nibley des
sacrifices humains et du culte pharaonique dans l’Improvement Era, Vol.
72, févr.-sept. 1969.
[24]
Cf. Joseph Fielding Smith, éd., Enseignements du prophète Joseph Smith
cité EPJS, éditions française de 1981, p. 45.
[25]
D&A 84, 14; EPJS, p. 260; cf. Ge. 14, 18-20.
[26]
D&A 132, 29.
[27]
Jaques 5, 13-15; D&A 42, 43-44; cf. D&A 66, 9; 84, 68.
[28]
A. Dupont-Sommer, « Exorcismes et Guérisons dans les Ecrits de Qoumran »,
Suppléments au Vetus Testamentum, 7, Congress volume, Oxford, 1959, Leiden,
E. J. Brill, 1960, p. 251 et n. 1.
[29]
EPJS, p. 144; D&A 84, 19-27.
[30]
Jos. Bell. lud. Vol. 2, p. 136.
[31]
Vermes, p. 124, voit dans Jubilés une révision essénienne.
[32]
Dupont-Sommer, pp. 253 ff; cf. J. T. Milik, « 'Prière de Nabonide' et
autres écrits d'un Cycle de Daniel. Fragments Araméens de Qumran 4 »,
Revue Biblique, Vol. 63, 1956, pp. 407-411.
[33]
Dupont-Sommer, pp. 252, 261; voir aussi D. Flusser, « Healing through the
Laying-on of Hands in a Dead Sea Scroll », Israel Exploration Journal,
Vol. 7, 1957, pp. 107-108; W. H., Brownlee, The Meaning of the Qumran
Scrolls for the Bible, N. Y., Oxford U. P., 1964, pp. 120-21; H. Nibley, «
Qumran and 'The Companions of the Cave,' » Revue de Qumran, Vol. 5, 1965,
pp. 195-96; Geza Vermes, « Essenes-Therapeutai-Qumran », Durham University
Journal, n.s. Vol. 21, 1959-60, pp. 97-115; Geza Vermes, « The Etymology
of 'Essenes,' » Revue de Qumran, Vol. 2, 1959-60, pp. 427-43; J.-P. Audet,
« Qumran et la notice de Pline sur les Esséniens », Revue Biblique, Vol.
68, 1961, pp. 346-87; H. G. Schonfeld, « Zum Begriff 'Therapeutai' bei
Philo von Alexandria », Revue de Qumran, Vol. 3, 1961-62, pp. 219-40; Geza
Vermes, « Essenes and Therapeutai », Revue de Qumran, Vol. 3, 1961-62, pp.
495-504.
[34]
Par exemple, le récit donné dans Ge 18 semble « appartenir à une histoire
plus longue et plus personnelle d’Abraham » , James Barr, « Theophany and
Anthropomorphism in the Old Testament », Supp. au V. T. [cité plus haut,
n. 27], Vol. 7, 1959, p. 38.
[35]
Jos. Ant. Lud. Vol. 1, p. 167; Eupolemus est paraphrasé par Alexandre
Polyhistor qu’Eusèbe cite, Euseb. Praep. Ev. Vol. 9, 17 [PG, p. 21,
708C-709A].
[36]
Times and Seasons, Vol. 3, No. 14, tout le numéro 50; 16 mai 1842, pp.
783-84.
[37]
W. Helck, « Rp't auf dem Thron des Gb », Orientalia, n.s. Vol. 19, 1950,
pp. 416-34.
[38]
Hugh Nibley, « There Were Jaredites », Improvement Era, Vol. 59, 1956, p.
310.
[39]
Cyrus H. Gordon, « Abraham of Ur », Hebrew and Semitic Studies... [cité
plus haut, n. 14]. sp. pp. 78, 82.
[40]
E. A. Speiser, « The Wife-Sister Motif in the Patriarchal Narratives »,
Biblical and Other Studies, éd. A. Altmann, Cambridge, Harvard U. P.,
1963, pp. 15-28.
[41]
Cyrus H. Gordon, The Common Background of Greek and Hebrew Civilizations,
N. Y., W. W. Norton, 1965, pp. 131-55, 228, n. 1; cf. T. B. L. Webster,
From Mycenae to Homer, N. Y., W. W. Norton, 1964, pp. 64-90, avec d’autres
références dans n. 2, p. 64. voir aussi Cyrus H. Gordon, « The Patriarchal
Age », Journal of Bible and Religion, Vol. 21, 1953, pp. 238-43; Cyrus H.
Gordon, « The Patriarchal Narratives », J.N.E.S., Vol. 13, 1954, pp.
56-59; cf. Leonard Woolley, Abraham, Recent Discoveries and Hebrew Origins,
N. Y., Charles Scribner's Sons, 1936.
[42]
Speiser, p. 17.
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