ABRAHAM EN EGYPTE

Examen des faits dans l’affaire de l’épouse perdue
par Thomas W. MacKay [1]
BYU Studies, vol. 10/4

Les commentateurs ont toujours été gênés par l’immoralité de l’attitude d’Abraham pendant qu’il était en Égypte, quand le patriarche prétend être le frère de sa femme, pas son mari. Les opinions sont allées de la condamnation pure et simple (« Il s’est rendu coupable de prévarication et de tromperie, il a perdu sa confiance parfaite en la protection de Dieu et il a mis en danger la chasteté et l’honneur de sa femme pour une préoccupation égoïste: sa propre sécurité[2] »), jusqu’au haussement d’épaules gêné d’Augustin (« Il a gardé pour lui un peu de la vérité, il n’a rien dit de faux[3] »). Un ecclésiastique a considéré qu’il « ne faisait aucun doute » qu’Abraham a souffert de son « arrangement pécheur » avec Sara[4], et un érudit contemporain déplore cette attitude qu’il qualifie de « considération cynique et utilitaire[5] ». Calvin approuve le but recherché (sa vie); mais il ne peut pas excuser complètement le moyen (le mensonge)[6]. Luther, qui a lui-même du mal à justifier ce mensonge, fait l’observation qu’il est difficile pour les exégètes d’expliquer les Écritures :

« Il n’y a jamais eu de théologiens ni d’autres lecteurs que le passage que nous étudions n’aurait pas offensés, même parmi les Juifs. Il est tellement surprenant, suscite tant de questions et est si offensant, surtout si on le comprend correctement; car ici se révèlent des infractions tant à la foi qu’à la moralité... Les Juifs, comme ces ânes bâtés de stoïciens, interprètent cette attitude très durement et accusent Abraham d’un si grand péché qu’ils prétendent qu’il a été puni parmi ses descendants par la captivité en Égypte.[7] »

Skinner[8], toujours mal à l’aise après avoir donné toutes les explications possibles, dit : « En fin de compte, il faut supposer que, vu les circonstances, le mensonge est excusable. » On voit la gravité du problème dans les implications relevées par la Bible de Jérusalem :

« Le but de ce récit… est de commémorer la beauté de l’ancêtre féminine de l’espèce, la ruse de son patriarche, la protection que Dieu leur a accordée. L’histoire est le reflet d’une étape du développement moral où le mensonge était encore considéré comme légitime dans certaines circonstances et où la vie du mari était plus importante que l’honneur de sa femme. Dieu était en train de conduire les hommes au respect du code de moralité, mais cela se faisait graduellement. »

Tout cela est bien connu : l’incapacité totale des auteurs rabbiniques, patristiques et contemporains de comprendre Abraham. Tous les aspects des motifs du sacrifice et de l’obéissance représentent autant de pierres d’achoppement. En fait il n’y a pas de justification morale à l’attitude Abraham, en dépit de toute la casuistique et de tous les sophismes imaginés par les esprits érudits. Toutes les protestations, toute la confusion, tout l’embarras ne font que démontrer la banqueroute du monde : l’histoire d’Abraham déroute les commentateurs érudits depuis des siècles. Maintenant les gens commencent à attribuer à Abraham, plutôt qu’à Moïse, l’origine de l’alliance, mais leurs efforts les laissent dans leur confusion et ne font que mettre l’accent sur leur malaise. Le Livre d’Abraham nous donne la documentation nouvelle nécessaire pour une réévaluation qui va nous permettre de comprendre.

Chaque fois que nous nous trouvons face à un problème, nous devons tout d’abord scruter les données fournies par l’Antiquité et évaluer exactement leurs limites. Cela permet souvent une approche nouvelle et montre les faiblesses possibles de notre analyse. En outre, nous constatons souvent que nous avons d’une façon ou d’une autre négligé d’envisager des possibilités tout à fait évidentes qui sont présentes dans les éléments dont nous disposons, mais qui sont obscurcies par des présuppositions. Nous nous proposons ici de retourner en arrière et d’étudier l’histoire des récits abrahamiques dans la Genèse, Jubilés, Jasher, l’Apocryphe de la Genèse[9] et le Livre d’Abraham.

La Genèse et le livre des Jubilés (vers le 3e siècle av. J.-C.) sont les récits les plus abrégés. En fait, d’après Dupont-Sommer, l’auteur des Jubilés prend grand soin de comprimer le récit, comme s’il voulait éliminer tout ce qui pourrait jeter le doute sur la loyauté et la réputation d’Abraham[10]. Le Livre de Jasher (dont on dit qu’il est le livre mentionné dans Josué 10:13 et 2 Samuel 1:18) et l’Apocryphe de la Genèse embellissent l’histoire de détails puisés dans la tradition juive[11] et représentent par conséquent une version augmentée. Bien que le Livre d’Abraham ne consacre qu’une petite partie de notre texte actuel au séjour en Égypte, il semblerait, à en juger par le fac-similé n°3, qu’Abraham, après avoir écrit sa révélation sur la Création (chapitres 3-5), a continué son récit personnel. Toutefois, le petit nombre de versets qui reste présente un élément très intéressant que n’avance aucune autre source, à savoir que c’est Dieu qui a commandé à Abraham d’avoir recours à l’astuce « frère-sœur » (Abraham 2:25).

Le texte de ces cinq récits est présenté dans des colonnes parallèles. La comparaison des sources soulève plusieurs questions dont nous examinerons brièvement les suivantes: 1) l’antiquité du Livre d’Abraham, 2) l’intervention de Dieu et le « mensonge » d’Abraham, 3) la guérison du pharaon par Abraham, 4) Abraham sur le trône du pharaon et 5) le motif de l’épouse-sœur.

L’ANTIQUITE DU LIVRE D’ABRAHAM

Dupont-Sommer admet les affinités entre l’Apocryphe de la Genèse et Jubilés, bien qu’il hésite quelque peu à accepter l’opinion d’Avigad et Yadin (dans la première édition) que « le manuscrit a pu servir de source à un certain nombre d’histoires racontées plus succinctement » dans le livre d’Enoch et le livre des Jubilés[12]. Ces deux derniers livres peuvent être datés du 4e, du 3e ou du 2e siècle av. J.-C.[13] ; par conséquent la composition de l’Apocryphe de la Genèse antidaterait ceux-ci, même si le manuscrit lui-même, qui est « l’exemple araméen le plus ancien de littérature pseudépigraphique qui soit parvenu jusqu’à nous[14] », date d’entre 50 av. J.-C. et 70 apr. J.-C.[15]. Il est évident que la date d’un manuscrit donné de la littérature antique n’est quasiment jamais la date de la composition et que la date de la composition n’est pas toujours l’origine d’un élément donné. La question homérique doit suffire à nous mettre en garde contre cela! Pour ne citer qu’un exemple précis de la façon dont un récit antique peut être préservé pendant des siècles sans laisser la moindre trace écrite, même parmi des populations alphabétisées, l’histoire des deux morceaux du manteau de Joseph, racontée par le Livre de Mormon et par Tha’labi (un Arabe qui a écrit au 11e siècle apr. J.-C.)[16], a dû être transmise pendant plus de seize siècles dans le Proche-Orient et même plus longtemps si elle remonte historiquement à l’événement proprement dit! Pour ce qui est de l’histoire d’Abraham, Vermes nous assure que « l’Apocryphe de la Genèse est fermement ancré dans un courant de tradition dont les origines, finalement héritées de la littérature targumique et midrashique, doivent provenir d’une époque antérieure.[17] »

Cela ne veut naturellement pas dire que tout ce qui se trouve dans l’Apocryphe de la Genèse est un fait ou même que tout ce qui s’y trouve antidate le 4e siècle av. J.-C.. Il faut néanmoins faire certaines constatations. Premièrement, la partie la plus ancienne de l’Apocryphe de la Genèse est racontée à la première personne. Deuxièmement, la partie la plus ancienne du récit est « riche en amplifications haggadiques[18] ». Troisièmement, la partie plus tardive est racontée à la troisième personne et quatrièmement, elle suit de plus près le texte biblique. Il semble, par conséquent, que nous ayons affaire à un assemblage de parties bibliques et d’histoires extra-bibliques. Cela indique que l’Apocryphe de la Genèse, tel que nous le connaissons, a probablement été composé quelque deux à quatre siècles avant que la copie que nous avons ne soit faite, et il contient de vieux récits qui ne sont pas dans la Genèse. Mais il n’est pas nécessaire de supposer que si une source donne une histoire plus complète qu’une autre, la version plus longue soit forcément une expansion plus récente de la version brève[19]. Là où l’Apocryphe de la Genèse ne suit pas strictement le récit biblique concernant Abraham, il raconte une longue histoire à la première personne provenant de la tradition juive.

Le Livre d’Abraham utilise la première personne, comme l’Apocryphe de la Genèse, et la nature de l’histoire et en particulier le rituel de la création sont si sacrés que l’Abraham de la Perle de Grand Prix a pu avoir une diffusion beaucoup moins grande que d’autres versions, peut-être abrégées. Cependant le Livre d’Abraham et l’Apocryphe de la Genèse s’accordent pour employer la première personne et pour raconter un cas d’intervention de Dieu pour protéger les justes. La nature des différences et des ressemblances entre le récit de la Perle de Grand Prix (PGP) et nos autres sources indiquerait par conséquent que (indépendamment de la date paléographique du papyrus utilisé par Joseph Smith et sans se préoccuper de la façon dont il l’a utilisé) l’histoire antidate ces autres sources.

L’INTERVENTION DE DIEU ET LE « MENSONGE » D’ABRAHAM

La révélation et le commandement donnés à Abraham de prétendre que Sara était sa sœur sont racontés en des termes différents – bien que non contradictoires – par la PGP (un commandement par la voix du Seigneur) et l’Apocryphe de la Genèse (un songe interprété par Abraham). Le songe était un moyen régulier de communication divine dans l’Ancien Testament, par conséquent l’Apocryphe de la Genèse n’a pas besoin de spécifier que celui-ci venait de Dieu. Il en laisse plutôt l’interprétation à Abraham. Étant donné que l’identification d’Abraham et de Sara avec le cèdre et le palmier est un élément reconnu de la tradition[20], cet aspect du songe ne présente aucune difficulté. Néanmoins il revient à l’ingéniosité d’Abraham d’inventer l’astuce « c’est ma sœur ». Contrairement à toutes les autres sources, la PGP précise que c’est Dieu qui dit à Abraham ce qu’il doit faire. Il a par conséquent agi sur commandement et agir autrement aurait été un péché aussi grand que si Néphi n’avait pas tué Laban[21].

Pour comprendre le conflit interne que ce commandement divin a pu causer chez Abraham, il nous suffit de nous rappeler ce qu’il dit au commencement du récit de la PGP :

« Et voyant qu’il y avait là davantage de bonheur, de paix et de repos pour moi, je recherchai les bénédictions des pères et le droit auquel je devais être ordonné pour administrer celles-ci, ayant moi-même été disciple de la justice, désirant aussi être possesseur d’une grande connaissance, être un meilleur disciple de la justice, posséder une plus grande connaissance, être le père de nombreuses nations, un prince de la paix, et désirant recevoir des instructions et garder les commandements de Dieu, je devins héritier légitime, Grand Prêtre, détenant le droit qui appartenait aux pères » (Abraham 1:2).

Nous avons donc ici un juste qui désire la perfection et qui vient de recevoir la promesse de terres, d’une nombreuse postérité juste, etc...[22] Maintenant le Seigneur met Abraham à l’épreuve, et Sara aussi !

Il est étrange que l’unique chose qui aurait évité de devoir justifier le grand patriarche de la maison d’Israël ait été éliminée de la tradition ultérieure et n’apparaisse que sous une forme modifiée dans l’Apocryphe de la Genèse. Nous avons ici, en tout cas, un exemple de récit, donné par révélation par l’intermédiaire de Joseph Smith, confirmé dans une certaine mesure par l’un des manuscrits de la mer Morte. Cela montre qu’au moment de la composition de l’Apocryphe de la Genèse, l’histoire de l’intervention de Dieu avant l’entrée d’Abraham en Égypte n’avait pas encore complètement disparu de la tradition. On ne saurait trop insister sur l’importance de bien faire comprendre qu’Abraham agissait sur l’ordre de Dieu. 1) Cela innocente le patriarche dans un acte ou sa justice est gravement compromise. 2) Cela nous montre le patriarche profondément affligé non de sa propre erreur (comme beaucoup le prétendent), mais de ce qui s’est passé en dépit du fait qu’il a suivi expressément ce que Dieu avait commandé. Nous pouvons maintenant comprendre que 3) le séjour d’Abraham en Égypte fut une période de mise à l’épreuve sévère où il se conforma strictement à ce que Dieu avait commandé et 4) Abraham continua à avoir confiance en Dieu même à une époque d’adversité grave ou il semblait que l’alliance ne s’accomplirait jamais. Par conséquent, au lieu de considérer qu’Abraham mettait en danger l’alliance, nous le voyons plutôt faire confiance à Dieu au moment où Dieu semble en fait mettre fin à l’alliance. Ou, pour le dire plus brutalement, l’épreuve d’Abraham, lorsqu’il reçut le commandement de sacrifier Isaac, fut précédée par au moins un autre cas similaire où, parce qu’il faisait ce que Dieu lui avait commandé de faire, son alliance semblait condamnée à l’extinction pendant qu’il était en Égypte. Les deux fois il décida d’honorer Dieu et de lui obéir. Les deux fois il prouva que sa loyauté à Dieu et sa confiance en la connaissance et en la puissance de Dieu étaient plus fortes que n’importe quelle impulsion de se tourner contre Dieu en temps de crise. Par la foi, il conserva l’alliance, récupéra Sara et retourna avec de grandes richesses dans sa terre promise. Il avait été mis à l’épreuve et s’était révélé digne de ses bénédictions. Son voyage en Égypte le prépara pour l’époque où Dieu lui commanderait de sacrifier son fils, et Abraham, on s’en souviendra, avait failli être lui-même sacrifié[23]. Il y a un autre aspect de l’épreuve qu’il ne faut pas oublier. Le séjour en Égypte devait prouver que Sara était disposée à obéir à son mari dans sa juste obéissance, et elle aussi montra qu’elle était fidèle. L’alliance d’Abraham n’était pas pour lui seulement mais de pair avec Sara. C’est pourquoi Abraham et Sara furent tous deux mis à l’épreuve en Égypte.

LA GUERISON DU PHARAON PAR ABRAHAM

L’Apocryphe de la Genèse raconte une guérison par l’imposition des mains et nous pouvons confirmer par d’autres sources que ceci était bien dans les droits et le pouvoir d’Abraham. Par conséquent, la scène de la guérison peut très bien être une histoire authentique antidatant l’introduction de la loi mosaïque. Dans Galates 3:8, Paul affirme que l’Evangile a été enseigné à Abraham[24] et nous savons que Melchisédek a ordonné Abraham[25]. L’ordre de la prêtrise qu’Abraham détenait – suffisant pour l’exaltation[26] – comprend les clefs de bénédictions spirituelles telles que la guérison des malades[27]. Abraham avait donc le droit d’accomplir un tel miracle à condition qu’il ait déjà reçu la prêtrise avant d’entrer en Égypte. Le Livre d’Abraham laisse entendre que c’est le cas, mais quand et de qui ? Qu’a-t-il donc reçu de Melchisédek ? Était-ce les clefs de la présidence (ce qui serait l’aspect le plus important du droit de naissance qu’il a transmis) dans un ordre patriarcal ?

Dupont-Sommer fait remarquer que les prophètes de l’Ancien Testament pratiquaient l’imposition des mains pour de nombreuses raisons, mais pas pour guérir[28]. Cela se comprend puisque l’Ancien Testament est presque entièrement l’histoire de la maison d’Israël sous la loi de Moïse, c’est-à-dire sans la Prêtrise de Melchisédek[29]. Cependant, même ainsi, on avait une certaine connaissance de la guérison, car Josèphe nous apprend que les Esséniens guérissaient les malades[30] et dans Jubilés 10:12-14[31], les anges instruisent Noé sur les médicaments capables de combattre les maladies envoyées par les mauvais esprits. Dupont-Sommer cite aussi la prière de Nabonide, des fragments récupérés dans la grotte IV[32], de Qumran comme exemple d’exorcisme et de guérison. Selon lui les récits thérapeutiques sont plutôt des additions tardives des Esséniens aux légendes. Il y a assurément des affinités claires avec les miracles du Nouveau Testament : 1) la maladie état associée au péché et causée par lui; 2) la guérison comprend l’expulsion du mauvais esprit et par conséquent est précédée du pardon des péchés; 3) une prière est souvent faite avant l’ordonnance de l’imposition des mains; 4) la guérison se fait par l’imposition des mains de quelqu’un qui détient l’autorité[33].

Ce sont là précisément les ressemblances que nous nous attendrions à trouver dans une dispensation complète. Et dans l’histoire parallèle racontée dans Genèse 20, c’est par l’intermédiaire d’Abraham qu’Abimélec est guéri (Genèse 20:17-18). Il est certain que ce récit n’est pas essénien. Il y a donc une tradition antique qui apparaît sous une forme différente dans des sources différentes, qui laisse entendre qu’Abraham a guéri au moins une personne de rang royal. Il est fort possible que l’Apocryphe de la Genèse rapporte le récit ancien d’un événement historique quand il fait dire à Abraham comment il a guéri le pharaon. À la lumière des autres éléments dont nous disposons, nous n’avons pas besoin de considérer que Dupont-Sommer a identifié correctement l’origine de l’histoire. Il est certain qu’on ne doit pas toujours considérer qu’une version amplifiée est plus récente que la version simple, surtout lorsque l’on traite d’informations historiques[34]; le Livre de Mormon propose des éléments de preuve bien connus qui réfutent ce point de vue.

Avec notre nouvelle comparaison de sources, nous pouvons réévaluer les éléments dont nous disposons. Par exemple, les historiens ont régulièrement condamné Josèphe et Eupolème parce qu’ils prétendaient qu’Abraham a enseigné l’astronomie aux Egyptiens[35]. Néanmoins la cosmologie de la PGP indique justement une possibilité de ce genre, en particulier du fait qu’Abraham interrompt le récit du séjour en Égypte pour dire comment, grâce à l’urim et au thummim (Abraham 3:1) et aux « annales des pères » (Abraham 1:31), il a été informé sur l’univers et sur la création. Nous pouvons supposer qu’après avoir terminé le récit de la création et peut-être une brève esquisse des dispensations antérieures, il a poursuivi son histoire personnelle. Une autre chose intéressante dans cet ordre d’idées : le fac-similé n° 3 note qu’Abraham est assis sur le trône du pharaon avec le consentement de celui-ci et enseigne l’astronomie aux Egyptiens[36] !

Mais le fait qu’il est représenté assis sur le trône est vraiment étrange, car c’était la prérogative du pharaon. Dans l’Improvement Era de mai 1956, Hugh Nibley a appliqué au fac-similé n° 3 l’étude de la succession royale égyptienne faite par Helck, un processus d’adoption[37]. Parmi les points saillants, il faut citer : 1) le pharaon et son fils sont représentés comme des femmes, puisque 2) les scènes de couronnement comprennent toujours des femmes (déesses) pour effectuer le transfert d’autorité; 3) la scène se passe en Égypte, 4) sur le trône du pharaon, 5) Abraham porte la couronne sacrée Atef et 6) tient le « sceptre Héquat... ‘le sceptre de la justice et du jugement’.[38] »

Le pharaon essayait-il de passer un accord avec Abraham et de partager le gouvernement de l’Égypte avec lui s’il partageait la prêtrise ? La scène du couronnement permet-elle d’expliquer les nombreux cadeaux et la grande richesse qu’Abraham reçoit du pharaon ? En outre, quelle signification a le fait que le pharaon offre des vêtements pourpres (royaux) à Sara ? Cela aussi a-t-il quelque chose à voir avec cela ? Nous devons nous rappeler, c’est Cyrus H. Gordon qui nous l’apprend[39], qu’Abraham était un basileus, un roi, du type homérique, et qu’il était tout à fait à l’aise dans la compagnie des rois. Et c’est ainsi que quand il quitte l’Égypte, le pharaon lui fournit une escorte royale.

E. A. Speiser[40] conclut que le motif de l’épouse-sœur est très ancien et remonte en fait à l’âge patriarcal. Il est donc indiqué d’examiner les éléments extra-bibliques et, ce faisant, Gordon relève un parallèle frappant dans les 3 récits de la Genèse sur « l’épouse utilitaire » (Genèse 12:10-20; 20:1-18; 26:6-11), Hélène-Ménélas-Pâris et l’épopée de Kret. À ce propos, sur la base de la critique littéraire, la PGP présente des éléments de l’histoire abrahamique d’une manière encore plus explicite et plus précise que la Genèse dans les récits patriarcaux, éléments que Gordon situe au 13e et au 14e siècles av. J.-C.[41].

Speiser a écrit sur un processus spécial d’adoption légale chez les Hurriens par lequel l’épouse de quelqu’un « pouvait avoir simultanément le statut de sœur[42] ». Après avoir examiné les données fournies par les sources cunéiformes, il applique la coutume à notre récit biblique et en conclut : « Sara était la fille de Térach par adoption, ce qui est la raison pour laquelle la parenté n’est pas dûment notée dans Genèse 11. En tout cas, Sara avait des lettres de créances suffisantes pour se qualifier, d’une façon ou d’une autre, comme sœur d’Abraham au sens général du terme. Néanmoins tout cela n’est qu’une faible excuse, un louvoiement. L’ambiguïté de l’utilisation double de « sœur » a été utilisée pour déguiser la situation au pharaon, car il a été dupé comme Abraham, Sara et le Seigneur le savaient bien.

Il y a beaucoup d’autres choses qu’il faut examiner, et ceux qui veulent éliminer le Livre d’Abraham ne sont justes ni vis-à-vis d’eux-mêmes, ni vis-à-vis des informations qui nous viennent de l’Antiquité. Le récit d’Abraham est essentiellement un dialogue sur la prêtrise – l’autorité de Dieu – par opposition à l’autorité donnée par l’intermédiaire de Nimrod. La disparition de cette histoire a amené les compilateurs ultérieurs à faire une confusion et à changer l’histoire à tel point qu’elle ne décrit plus clairement l’étendue de l’approbation de Dieu et la direction qu’il donne à la vie d’Abraham; nous n’en voulons pour preuve que la différence entre le fait pour Sara de donner Agar à Abraham (Genèse 16:1-3) et le fait que c’est le Seigneur qui l’a commandé :

« Dieu donna un commandement à Abraham, et Sara donna Agar pour femme à Abraham. Et pourquoi fit-elle cela ? Parce que telle était la loi. Et d’Agar sont issus beaucoup d’hommes. Cela accomplissait donc, entre autres, les promesses. Abraham était-il donc sous la condamnation ? En vérité, je te dis que non, car moi, le Seigneur, je l’avais commandé » (D&A 132:34-35).

CONCLUSION

En résumé, nous constatons qu’en comparant nos sources anciennes et les éléments que nous trouvons, cela nous conduit à plusieurs conclusions :

1. L’histoire racontée dans la Perle de Grand Prix apparaît comme étant beaucoup plus ancienne que les autres.
2. Il y a de fortes indications dans la littérature que le motif de la « femme utilitaire » était bien connu au deuxième millénaire av. J.-C..
3. L’Apocryphe de la Genèse semble présenter une forme simplifiée du récit de la PGP auxquels d’autres embellissements ont probablement été ajoutés plus tard.
4. Un des tous anciens éléments de la tradition abrahamique est l’intervention de Dieu pour commander à Abraham de déguiser le fait qu’il est le mari de Sara.

D’autres éléments dont nous nous doutons bien qu’ils sont anciens sont :

1. La guérison du pharaon et
2. Le couronnement, à la suite de cela, d’Abraham.
3. En outre, une autre idée très courante est par conséquent mise en doute : le développement par évolution de la moralité dans le monde biblique.

Il y a effectivement beaucoup d’aspects de la vie d’Abraham qui demandent à être éclaircis. Joseph Smith n’a pas hésité à apporter de nouvelles informations sur l’Antiquité, des informations qui restent nouvelles et sont virtuellement laissées de côté après tant d’années. Nous sommes stupéfaits autant par l’absence d’hésitation de la part de Joseph Smith que par la précision avec laquelle il nous donne des informations perdues depuis longtemps sur ce grand patriarche que fut Abraham.


* * * * * * *

[1] Thomas W. Mackay, candidat au doctorat en philologie classique à l’université Stanford, est un spécialiste de la paléographie latine et d’historiographie ancienne et médiévale. Le Mabelle McLeod Lewis Memorial Fund lui a décerné une bourse d’étude et de recherches pour étudier au Vatican, en 1970-1971.
[2] Rev. William J. Deane, Men and the Bible: Abraham: His Life and Times, New York, Auson D. F. Randolph & Co., [n.d.], p. 51.
[3] Augustine contra Faustum 22. 34: (PL, 42 422) « indicavit sororem, non negavit uxorem; tacuit aliquid veri, non dixit aliquid falsi. »
[4] Samuel Crothers, The Life of Abraham the First Missionary, Chillicothe, Ohio, Ely & Allen, 1847, pp. 67-73.
[5] Gerhard von Rad, Genesis, 2e éd. rév., trad. John H. Marks, Londres, S.C.M. Press Ltd., 1963, p. 222.
[6] Jean Calvin, Commentaires sur le premier livre de Moïse appelé la Genèse (traduction anglaise), Edimbourg: Calvin Translation Soc., 1847), p. 360; voir pp. 339-65.
[7] Martin Luther, Luther's Works, Vol. 2: Lectures on Genesis, ed. Jaroslav Pelikan and Daniel E. Poellot (St. Louis: Concordia Publishing House, 1960) pp. 288, 292.
[8] John Skinner, International Critical Commentary: A Critical and Exegetical Commentary on Genesis, 2nd ed. (Edinburgh; T. & T. Clark, 1956), p. 249.
[9] Nahman Avigad and Yigael Yadin, eds., A Genesis Apocryphon. A Scroll from the Wilderness of Judaea (Jerusalem: The Magnes Press of the Hebrew University, 1956); Geza Vermes, The Dead Seas Scrolls in English, rev. (Baltimore: Penguin Books, 1965); Theodor Gaster, The Dead Sea Scriptures, rev. and enlarged ed. (Garden City, N.Y.: Doubleday, 1964). For a fairly complete bibliography, voir Christoph Burchard, Bibliographie zu den Handschriften vom Toten Meer (BZAW, 76 [1957] and 89 [1965]). Le livre des Jubilés se trouve dans R. H. Charles, The Apocrypha and Pseudepigrapha of the Old Testament, 2 Vols., N.Y., Oxford U. P., 1963). Une vieille traduction de Jasher a été récemment réimprimée: The Book of Jasher, Salt Lake City, J. H. Parry & Co., 1887.
[10] A. Dupont-Sommer, Essene Writings from Qumran, Cleveland & N. Y., World Publishing Co., 1962, p. 285, n. 4.
[11] Beaucoup de ces histories se trouvent dans Louis Ginzberg, The Legends of the Jews, 5 Vols., trad. anglaise Henrietta Szold, Philadelphie, The Jewish Publication Society of America, 1913.
[12] Avigad and Yadin, p. 38, italiques des auteurs.
[13] Cf. W. F. Albright, From the Stone Age to Christianity, 2e éd., Baltimore, John Hopkins Press, 1946, pp. 266-67.
[14] Avigad et Yadin, p. 39; cf. Manfred H. Lehmann, « 1 Q Genesis Apocruphon in the Light of the Targumim and Midrashim », Revue de Qumran, 1, 1958-59, p. 251.
[15] Avigad et Yadin, p. 38; Geza Vermes, Studia Post-Biblica, Vol. 4, Scripture and Tradition in Judaism. Haggadic Studies [Leiden, E. J. Brill, 1961], p. 96, n. 2) préfère le deuxième siècle av. J.-C.., de même que H. H. Rowley », Notes on the Aramaic of the Genesis Apocryphon, « Hebrew and Semitic Studies Presented to Godfrey Rolles Driver, éd. D. W. Thomas et W. D. McHardy, N. Y., Oxford U. P., 1963, pp. 116-29, mais H. E. Del Medico, The Riddle of the Scrolls, Londres, Burke, 1957, p. 178, avait essayé de le dater du 2e siècle apr. J.-C. Voir aussi E. Y. Kutscher », Dating the Language of the Genesis Apocryphon », JBL, Vol. 76, 1957, pp. 288-92; P. Winter, « Das aramaische Genesis-Apocryphon », TLZ, Vol. 82, 1957, pp. 257-62; E. Y. Kutscher, Scripta Hierosolymitana, Vol. 4, » The Language of the 'Genesis Apocryphon.' A Preliminary Study », Aspects of the Dead Sea Scrolls, éd. C. Rabin et Y. Yadin, Jerusalem, The Magnes of the Hebrew University, 1958, pp. 283-96, critique de G. Molin, Revue de Qumran, Vol. 1 [1958-59], pp. 284-85. J. W. Doeve, « Lamech's Achterdocht dans 1 Q Genesis Apocryphon », Nederlands Theologisch Tijdschrift, Vol. 15 [1960-61], [. 414) affirme que « 1 Q Gen. Ap. is een essense midrasj. » Matthew Black, The Scrolls and Christian Origins, N. Y., Charles Scribner's Sons, 1961], p. 193 attire l’attention sur le dieu anthropomorphique de G. Z. 22. 27, cf. Gen. 15, 1; n.b. Actes 7, 2) à l’inverse des targums, qui évitent l’anthropomorphisme.
[16] Hugh Nibley, An Approach to the Book of Mormon, 2e éd., Salt Lake City, Deseret Book Co., 1964, pp. 177-80. The Testament of Zebulon Vol. 4. 10, cf. Marc Philonenko, « Les Interpolations chrétiennes des Testaments des Douze Patriarches et les Manuscripts de Qoumran », Revue d'Histoire et de Philosophie Religieuses, vol. 39 [1959], p. 33 est à côté de la question.
[17] Vermes, p. 123, italics ours); cf. J. T. Milik, Studies in Biblical Theology, No. 26, Ten Years of Discovery in the Wilderness of Judaea, trad. anglaise J. Strugnell, Naperville, Ill., Alec R. Allenson, 1959, p. 31, « Le Genesis Apocryphon..., même s’il contient des sections traduites mot à mot de l’hébreu de la Genèse, n’est pas un vrai targum ni un vrai midrash. C’est plutôt une compilation ambitieuse de traditions concernant les Patriarches.... » n. b. Lehmann, p. 249.
[18] Vermes, p. 96.
[19] Cf. infra, pp. 8, 9. voir Hugh Nibley, « The Unknown Abraham », Improvement Era, Vol. 72, No. 1, janv, 1969, pp. 26-27.
[20] Avigad et Yadin, pp. 23-24; Lehmann, p. 257; cf. Ps. 42-3; Vermes, p. 112.
[21] 1 Néphi 4, 5-19, 34.
[22] Abraham 2, 6-11.
[23] Abraham 1, 5-20; cf. fac. 1; voir aussi le traitement par Hugh Nibley des sacrifices humains et du culte pharaonique dans l’Improvement Era, Vol. 72, févr.-sept. 1969.
[24] Cf. Joseph Fielding Smith, éd., Enseignements du prophète Joseph Smith cité EPJS, éditions française de 1981, p. 45.
[25] D&A 84, 14; EPJS, p. 260; cf. Ge. 14, 18-20.
[26] D&A 132, 29.
[27] Jaques 5, 13-15; D&A 42, 43-44; cf. D&A 66, 9; 84, 68.
[28] A. Dupont-Sommer, « Exorcismes et Guérisons dans les Ecrits de Qoumran », Suppléments au Vetus Testamentum, 7, Congress volume, Oxford, 1959, Leiden, E. J. Brill, 1960, p. 251 et n. 1.
[29] EPJS, p. 144; D&A 84, 19-27.
[30] Jos. Bell. lud. Vol. 2, p. 136.
[31] Vermes, p. 124, voit dans Jubilés une révision essénienne.
[32] Dupont-Sommer, pp. 253 ff; cf. J. T. Milik, « 'Prière de Nabonide' et autres écrits d'un Cycle de Daniel. Fragments Araméens de Qumran 4 », Revue Biblique, Vol. 63, 1956, pp. 407-411.
[33] Dupont-Sommer, pp. 252, 261; voir aussi D. Flusser, « Healing through the Laying-on of Hands in a Dead Sea Scroll », Israel Exploration Journal, Vol. 7, 1957, pp. 107-108; W. H., Brownlee, The Meaning of the Qumran Scrolls for the Bible, N. Y., Oxford U. P., 1964, pp. 120-21; H. Nibley, « Qumran and 'The Companions of the Cave,' » Revue de Qumran, Vol. 5, 1965, pp. 195-96; Geza Vermes, « Essenes-Therapeutai-Qumran », Durham University Journal, n.s. Vol. 21, 1959-60, pp. 97-115; Geza Vermes, « The Etymology of 'Essenes,' » Revue de Qumran, Vol. 2, 1959-60, pp. 427-43; J.-P. Audet, « Qumran et la notice de Pline sur les Esséniens », Revue Biblique, Vol. 68, 1961, pp. 346-87; H. G. Schonfeld, « Zum Begriff 'Therapeutai' bei Philo von Alexandria », Revue de Qumran, Vol. 3, 1961-62, pp. 219-40; Geza Vermes, « Essenes and Therapeutai », Revue de Qumran, Vol. 3, 1961-62, pp. 495-504.
[34] Par exemple, le récit donné dans Ge 18 semble « appartenir à une histoire plus longue et plus personnelle d’Abraham » , James Barr, « Theophany and Anthropomorphism in the Old Testament », Supp. au V. T. [cité plus haut, n. 27], Vol. 7, 1959, p. 38.
[35] Jos. Ant. Lud. Vol. 1, p. 167; Eupolemus est paraphrasé par Alexandre Polyhistor qu’Eusèbe cite, Euseb. Praep. Ev. Vol. 9, 17 [PG, p. 21, 708C-709A].
[36] Times and Seasons, Vol. 3, No. 14, tout le numéro 50; 16 mai 1842, pp. 783-84.
[37] W. Helck, « Rp't auf dem Thron des Gb », Orientalia, n.s. Vol. 19, 1950, pp. 416-34.
[38] Hugh Nibley, « There Were Jaredites », Improvement Era, Vol. 59, 1956, p. 310.
[39] Cyrus H. Gordon, « Abraham of Ur », Hebrew and Semitic Studies... [cité plus haut, n. 14]. sp. pp. 78, 82.
[40] E. A. Speiser, « The Wife-Sister Motif in the Patriarchal Narratives », Biblical and Other Studies, éd. A. Altmann, Cambridge, Harvard U. P., 1963, pp. 15-28.
[41] Cyrus H. Gordon, The Common Background of Greek and Hebrew Civilizations, N. Y., W. W. Norton, 1965, pp. 131-55, 228, n. 1; cf. T. B. L. Webster, From Mycenae to Homer, N. Y., W. W. Norton, 1964, pp. 64-90, avec d’autres références dans n. 2, p. 64. voir aussi Cyrus H. Gordon, « The Patriarchal Age », Journal of Bible and Religion, Vol. 21, 1953, pp. 238-43; Cyrus H. Gordon, « The Patriarchal Narratives », J.N.E.S., Vol. 13, 1954, pp. 56-59; cf. Leonard Woolley, Abraham, Recent Discoveries and Hebrew Origins, N. Y., Charles Scribner's Sons, 1936.
[42] Speiser, p. 17.