Le Livre de Mormon : Histoire ou fiction
?
Orson Scott Card
Ecrivain
Auteur
de livres de science fiction
Le Livre de Mormon est le livre
le plus important de ma vie. C'est, je crois, un des tous premiers livres
que j'aie lus, en commençant par l'adaptation d'Emma Peterson pour les
enfants. Je me souviens encore très clairement de ses illustrations en
noir et blanc. Ensuite, je suis vite passé à la lecture du texte du
Livre de Mormon. Je l'ai lu de très, très nombreuses fois. Cela se voit
à mon style. Quiconque se demande pourquoi quasiment chacune de mes
phrases commence par 'et, alors,
mais' n'a qu'à penser à l'expression 'et il arriva que' et il
comprendra d'où cela vient. Si une phrase est importante et vraie,
voyez-vous, j'estime instinctivement qu'elle doit commencer par une
conjonction.
C'est aussi le Livre de Mormon
qui m'a conduit à BYU. Mes résultats, dans le secondaire, étaient tels
que j'aurais pu choisir n'importe quelle université, mais ce n'est qu'ici
que je me suis inscrit, parce que j'avais l'intention de devenir archéologue
et de travailler à comprendre le Livre de Mormon. Je ne voyais pas l'intérêt
de choisir un établissement qui ne prenait pas le Livre de Mormon au sérieux
et ne le considérait pas comme un document antique, traitant d'événements
du monde réel.
Plus tard, lorsque j'ai abandonné l'étude de
l'archéologie, le Livre de Mormon a continué à changer ma vie. J'étudiais
le théâtre à BYU lorsque j'ai assisté à une adaptation théâtrale
d'histoires du Livre de Mormon. Tout au long du spectacle je me suis dit :
'Mais non, il n'a pas compris, il n'a pas vu ce qui est vraiment important
dans l'histoire'. Cela m'a poussé à écrire ma version personnelle de la
même histoire, et c'est devenu l'une de mes premières pièces de théâtre,
'L'Apostat', mise en scène par
Charles Whitman. C'est cette pièce qui a été le début de ma carrière
d'écrivain.
Pendant le reste de mes études à BYU, j'ai consacré
la moitié de mes écrits à adapter au théâtre d'autres histoires du
Livre de Mormon. Après être sorti de l'université, j'ai travaillé aux
six premières adaptations animées du programme 'Living Scriptures'. Il y
a quelques années, les Frères m'ont demandé de réécrire le spectacle
historique de la colline de Cumorah. Ils m'ont dit de ne pas tenir compte
du scénario existant, d'en revenir plutôt au Livre de Mormon et de
trouver le moyen de façonner une histoire claire et cohérente qui présenterait
à un auditoire de non-membres les thèmes les plus importants du Livre de
Mormon.
Comme vous le voyez, il y a très
longtemps que j'explore, analyse et adapte ce merveilleux livre. Il m'a donc paru
tout naturel d'écrire ma série 'Homecoming : The Memory of Earth, The Call of Earth, The Ships of Earth'.
Ces livres ne
sont en fait qu'une mise en scène de plus du Livre de Mormon, cette fois
transformée dans le cadre de la science fiction, où, de façon romancée,
je suis libre d'explorer des questions de personnalité et de société
d'une manière qui m'aurait été impossible si j'en avais fait une
adaptation plus proche.
Des éléments du Livre de Mormon transparaissent
dans beaucoup de mes autres ouvrages. Le massacre de Tippy-Canoe dans 'Red Prophet', par exemple, est
clairement tiré du Livre de Mormon. Parfois ma dette envers le Livre de
Mormon est même inconsciente. Ce n'est que quand le professeur Michael
Collings me l'a fait remarquer que je me suis rendu compte que dans mon
premier roman, 'Hot Sleep', les
narrateurs naïfs que je fais intervenir au milieu du livre faisaient
manifestement penser aux narrateurs des livres tirés des petites plaques
de Néphi.
Bref, j'ai exploré maintes et maintes fois le Livre
de Mormon, et je retourne souvent à ce puits profond pour y puiser de
l'eau. Et je sais que je peux y puiser autant que je veux, le puits
restera toujours plein.
Le Livre de
Mormon
Joseph Smith nous a raconté comment il a obtenu le
livre. Vous connaissez l'histoire. Un ange lui apparaît trois fois en une
nuit dans sa chambre. Plus tard, pendant qu'il escalade une clôture, il
lui apparaît de nouveau. Un ange qui a vraiment de la suite dans les idées
! Se conformant aux directives de l'ange, Joseph se rend jusqu'à une
colline proche où il trouve enterré un objet appartenant à une
civilisation ancienne : des plaques d'or sur lesquelles sont écrits des
mots dans une langue qu'il ne comprend pas.
Au bout de quatre années de visites annuelles à
cette colline, Joseph prend possession des plaques d'or et se met en
devoir de les traduire avec l'aide divine, en dictant les paroles du livre
à un secrétaire. Nous avons des témoignages de ce qui s'est passé, le
témoignage de personnes qui ont pris part à la traduction. L'ange a
montré les plaques à trois témoins qui ont témoigné de l'origine
divine du livre. Huit autres témoins ont manipulé les plaques et ont juré
qu'elles étaient bien réelles.
Une fois la traduction finie, le prophète a rendu
les plaques à l'ange Moroni. C'est pour cela qu'on ne peut plus y avoir
accès.
Ou bien l'histoire de Joseph Smith est vraie, ou
bien elle ne l'est pas. Ou bien les témoins qui ont dit avoir vu les
plaques ont menti ou ils ont dit la vérité.
S'il a dit vrai, le Livre de Mormon doit être ce
qu'il prétend être, à savoir les annales d'un peuple antique écrites
par un auteur d'autrefois. Et le rôle de Joseph Smith dans la publication
du Livre de Mormon a été que celui de traducteur. Dans ce cas, nous ne
devons retrouver dans ce livre que l'influence d'un traducteur américain
appartenant aux années 1820 : c'est-à-dire uniquement dans le choix des
mots, rattachant consciemment ou inconsciemment les événements du Livre
de Mormon à des expériences que ses lecteurs américains et lui
pouvaient comprendre, choisissant le langage le plus clair qu'il avait à
sa disposition, adaptant du mieux qu'il le pouvait les idées qu'il
trouvait dans le livre aux concepts américains existants.
S'il a menti, s'il n'a pas obtenu le Livre de Mormon
comme il le prétend, alors cela veut dire que c'est quelqu'un des années
1820, aux États-Unis, qui l'a inventé. Et si ce livre n'est qu'un roman
ou une fiction, alors nous y trouverons l'influence de Joseph Smith ou de
quelqu'un d'autre en tant qu'auteur. Dans ce cas, toutes les idées, tous les événements du livre
proviendraient du cerveau d'un Américain des années 1820 et on devrait
systématiquement y retrouver le genre de choses qu'un Américain des années
1820 ferait pour essayer de créer des annales qu'il ferait passer pour un
document antique.
Écriture
Si le Livre de Mormon est Écriture, qui l'a écrit
? La première partie est écrite par un homme appelé Néphi, qui écrit
probablement comme un homme d'un certain âge repassant dans sa mémoire
les souvenirs de sa vie, expliquant à son peuple pourquoi et comment ils
ont été choisis par Dieu. Elle aurait été écrite dans le contexte des
nombreuses guerres menées contre le peuple de ses frères, et on y trouve
par conséquent un effort important pour justifier le fait que son peuple
est dans son bon droit, alors que ses ennemis ont tort. Ce n'est en aucune
façon une histoire impartiale, ni même une autobiographie impartiale.
Elle est extrêmement sélective. Elle dit clairement qu'elle vise à
montrer comment Dieu a été à ses côtés et aux côtés de sa famille.
Elle contient des transcriptions de ses Écritures préférées et des
commentaires sur les idées qui ont le plus d'importance à ses yeux. Il a
un auditoire bien précis et nourrit des objectifs clairement énoncés.
L'auteur suivant est Jacob, frère cadet de Néphi, qui n'a aucun souvenir
de Jérusalem et par conséquent moins de contact avec la culture de cette
ville. C'est un disciple actif de son frère aîné. Il écrit aux gens de
son époque, et est également conscient de l'importance des Ecritures
pour les générations à venir. Vient ensuite Enos, fils de Jacob, qui
donne son témoignage personnel, mais qui ne joue pas le même rôle
d'instructeur ou de dirigeant que ses prédécesseurs. Puis nous avons un
groupe d'auteurs qui écrivent de plus en plus brièvement, parfois pas
plus d'un verset : Jarom, Omni et leurs successeurs. Ils sont mineurs,
faibles et décadents. Ils ne représentent virtuellement rien, et le
dernier n'écrit que pour expliquer pourquoi il remet ses propres annales
au roi, qui, à ses yeux, est la personne indiquée pour recevoir les
annales du passé. Ce qui, soit dit entre parenthèses, est une pratique
culturelle étrangère au monde de Joseph Smith. Dans l'univers des années
1820 en Amérique, on ne remet pas des annales anciennes aux rois. Un roi
n'aurait rien à voir avec les annales anciennes. Si on remet des annales
anciennes à quelqu'un, c'est à un savant. Nous savons que c'était comme cela que Joseph Smith voyait
les choses, car lorsqu'il veut trouver du soutien pour sa traduction afin
d'encourager Martin Harris à lui conserver son soutien, il envoie Harris,
non à un roi, ni même à un président,
ou à un chef politique, mais auprès d'un savant.
L'auteur que nous rencontrons ensuite est Mormon,
auteur principal du texte du Livre de Mormon. C'est, dès sa jeunesse, un
général, un chef d'armée, un homme de guerre et un homme de Dieu. Nous
pouvons voir cela se refléter dans le texte. Il regarde son peuple
s'effondrer et se dégrader, et se pose sans aucun doute des questions sur
les mécanismes qui font qu'une nation s'effondre et se dégrade. Pendant
une grande partie de sa vie, il lui est interdit de prêcher à son
peuple, bien qu'il aspire à le faire. Au lieu de cela, il passe son temps
à réunir et à abréger des écrits anciens, et de ce fait, les écrits
qui en découlent reflètent ce désir de prêcher.
A partir de 'Paroles de Mormon' jusqu'à son propre
livre, Mormon abrège de vieilles annales historiques, des prophéties,
des biographies, des discours écrits par d'autres. On trouve dans son
texte, des abrégés et des résumés d'écrits faits par d'autres
personnes. On doit donc y retrouver des traces d'attitude et de sentiments
de ces prédécesseurs, la voix de ceux dont Mormon inclut les écrits en
entier, ou du moins la voix de ceux qui prétendent avoir écrit ce qu'ils
ont dit. Par son choix des textes Mormon doit révéler ses priorités et
ce qui l'intéresse.
Ensuite vient Moroni, fils de Mormon. Il écrit
relativement peu de choses, mais il est, lui aussi, prophète et chef
militaire. Il a aidé son père dans son œuvre et a achevé le livre qui
porte le nom de celui-ci. Il est également possible que sa voix puisse être
perçue à d'autres endroits dans le texte. Il continue à écrire dans la
solitude après la mort de son père. Le livre prend fin sur son témoignage,
qui est presque entièrement orienté vers notre époque, et c'est lui
qui, ressuscité, guide Joseph Smith jusqu'aux plaques.
Il y a également un autre auteur important, Ether,
mais nous n'avons de ses écrits que l'abrégé de Moroni, et les écrits
d'Ether sont eux-mêmes l'abrégé et le résumé d'annales plus anciennes
provenant d'une culture sans aucun rapport avec les traditions culturelles
dont découle le reste du Livre de Mormon. Nous devrions retrouver des
traces de cette culture plus ancienne, quoique à travers le triple filtre
constitué par les perceptions et les préoccupations des abréviateurs,
Ether et Moroni, et du traducteur, Joseph Smith.
C'est à une relique particulièrement complexe que
nous avons affaire ici. Si le
Livre de Mormon est Écriture, alors voilà les auteurs du livre.
Fiction
Si le Livre de Mormon est une fiction, cela veut dire qu'un Américain des
années 1820, très probablement Joseph Smith, aurait réussi à inventer
un document, en nous faisant croire que toutes ces autres personnes l'ont
fait, en y faisant apparaître les préoccupations d'au moins trois
cultures, dont aucune n'aurait de ressemblance particulière avec la
civilisation existant sur la 'frontière' américaine des années 1830.
C'est de cette entreprise d'inventer de toutes pièces
le Livre de Mormon que je vais parler maintenant, parce que c'est
essentiellement ce que nous faisons, nous, les auteurs de science fiction.
Bien qu'il arrive de temps en temps qu'un auteur de science fiction ou
d'imaginaire écrive un document qui prétend appartenir à une autre
civilisation, il est toutefois rare que nous prétendions créer ce type
de document. Au contraire : les auteurs américains de science fiction
montrent très clairement qu'ils sont des Américains du 20ème
siècle qui écrivent pour des Américains du 20ème siècle.
Mais, que le texte prétende ou non avoir été écrit par quelqu'un
appartenant à une autre civilisation, la plupart des ouvrages de science
fiction présentent des civilisations que personne n'a jamais vues, des
histoires que personne d'autre ne peut vérifier. Nous parlons de pays
imaginaires et de civilisations imaginaires. Si le Livre de Mormon était
du roman, Joseph Smith ou quelqu'un d'autre aurait dû faire la même
chose : imaginer une civilisation que personne d'autre n'aurait jamais
vue.
Écrire quelque chose qui se prétend être une
relique d'une autre civilisation est le type de science fiction le plus
compliqué et le plus difficile, parce que non seulement l'ouvrage traite de choses étranges, mais il
est de surcroît en soi une
chose étrange. Et quand on a affaire non pas à un mais à plusieurs
narrateurs ayant des styles différents, cela rajoute à la difficulté.
Les perspectives sont différentes, les personnalités sont différentes,
et la civilisation doit changer au fil du temps, de sorte que les auteurs
appartenant aux débuts de la civilisation soient d'une façon ou d'une
autre différents des auteurs ultérieurs appartenant à d'autres époques
de cette civilisation.
C'est donc d'une entreprise très difficile que nous
parlons, d'une entreprise à laquelle on se risque rarement et à laquelle
on ne se risque quasiment jamais
dans des circonstances où l'écrivain veut aller jusqu'à le faire passer
pour un document authentique. Même ceux d'entre nous qui écrivent de la
science fiction la publient en indiquant quelque part sur la couverture le
mot roman. Notre nom y figure en tant qu'auteur et nous espérons récolter
les fruits de notre ingéniosité. Nous n'essayons pas de dire que nous
l'avons trouvé.
Il y a, toutefois, un précédent historique. Dans
les années 1760, un ancien poète écossais appelé Ossian fut 'découvert'
par un certain James Macpherson, qui traduisit soi-disant cet ouvrage de
poésie celtique ancienne qu'il avait découverte. A son époque on prit
très au sérieux la prétention de l'ouvrage à être un texte ancien. C'était
une époque où l'idée de trouver des manuscrits anciens, et surtout des
manuscrits originaires des îles Britanniques était très en vogue.
Lorsque les gens faisaient l'éloge des poèmes, c'était Ossian qu'ils
louaient, pas Macpherson. Cela se passait à une époque où les œuvres
nouvelles n'étaient pas aussi respectées que les anciennes, de sorte que
si l'on trouvait le moyen de publier une œuvre nouvelle en la faisant
passer pour un ouvrage ancien, le succès en serait plus grand. Macpherson
n'était pas particulièrement talentueux comme poète, mais Ossian était
censé appartenir à une époque plus primitive et par conséquent, sa poésie était remarquablement
évoluée pour l'époque où elle était censée avoir été écrite.
Macpherson publia exactement ce que ses
contemporains attendaient d'une poésie celte antique. Mais il s'avéra
aussi qu'il était totalement et irrémédiablement dans l'erreur. Il ne
fallut pas beaucoup de temps pour que la falsification soit révélée au
grand jour. Si la plupart des critiques acceptèrent Ossian, Samuel
Johnson accusa Macpherson, du vivant même de celui-ci, d'avoir fait un
faux. Macpherson ne réfuta jamais l'accusation, ni ne fournit les
originaux. Cela ne l'empêcha pas de rester membre du Parlement jusqu'à
sa mort en 1796. Aujourd'hui, quand on regarde les œuvres d'Ossian, on
voit clairement qu'il s'agit de l'œuvre d'un écrivain britannique du 18ème
siècle. Elles n'ont rien de ce que l'on attendrait de la part d'un auteur
écossais ancien. C'est un faux manifeste, tout juste bon pour tromper les
gens d'une époque fondamentalement ignorante.
Un aveu de
culture
L'entreprise de Joseph Smith, si c'est un faux, est
de loin plus ambitieuse que celle de Macpherson. C'est un ouvrage beaucoup
plus long, plus étendu, avec des auteurs multiples. Nous avons affaire
ici à quelqu'un qui se jette du haut d'une falaise. Son œuvre devrait
aujourd'hui apparaître comme bidon à chaque page, parce que tout
conteur, quelque soigneux qu'il soit, trahit, sans le vouloir, sa
personnalité et la société dans laquelle il vit. Il peut faire tous les
efforts qu'il veut, il peut être l'érudit le plus universel que l'on
puisse trouver, s'il essaie d'écrire quelque chose qui n'appartient pas
à sa civilisation, il se trahira à chacun des choix inconscients qu'il
fait. Et pourtant, il ne se rendra absolument pas compte qu'il le fait,
parce qu'il ne lui viendra même pas à l'idée qu'il pourrait en être
autrement.
Même les meilleurs auteurs de science fiction
commettent constamment ce genre d'erreur, mais nous le leur pardonnons,
parce que nous ne nous attendons pas à mieux. Ils ne font pas vraiment
semblant de traduire un document authentique provenant d'une autre
civilisation. Ce qu'ils recherchent, ce sont des lecteurs, pas des
croyants.
On peut repérer d'emblée la décennie au cours de
laquelle quasi n'importe quelle histoire de science fiction a été écrite.
C'est à la portée de n'importe qui. Rien que les conventions de langage
le révèlent. Le style d'écriture qui régnait dans les années 1950 est
totalement différent de ce à quoi on s'attend dans le monde de la
science fiction d'après les années 1960. Quiconque écrit après William
Gibson aura été influencé par 'Neuromancer'. On repère les influences de chaque époque, parce que
le mode conventionnel de narration a changé.
On découvre, en outre, une préoccupation pour les
grandes questions contemporaines. La science fiction des années 1950
comporte invariablement un élément qui mentionne la crainte du
communisme ou du nazisme. Dans les années 1960 et 1970 nous trouvons de
nombreuses allusions à des contre-cultures rebelles, les idées
libertaires commencent à s'infiltrer sérieusement, et l'on trouve un tas
d'histoires sur la civilisation de la drogue, reflet de préoccupations et
de valeurs qui étaient virtuellement inconnues auparavant.
Le niveau de connaissance des sciences évolue, lui
aussi, avec le temps, dans la science fiction. Plus personne n'écrit des
histoires où l'on peut respirer l'atmosphère de Vénus.
Mais ce qui est plus important encore, ce sont les
présuppositions culturelles. Quittons un instant la science fiction.
Combien parmi vous ont vu de vieux épisodes de 'I Love Lucy' [1] ? Les
relations entre mari et femme dans ce film, entre hommes et femmes en général,
sont profondément choquantes, du moins pour moi. A vrai dire, cela me
choquait déjà profondément dans les années cinquante. Quand j'étais
enfant, je n'aimais pas du tout Lucy, parce que je la trouvais idiote, et
je n'aimais pas non plus son mari, parce que je trouvais qu'il la traitait
comme une arriérée ; mais je pense que je devais avoir une autre vision
de ce que devaient être les relations entre mari et femme que le reste de
la civilisation américaine, parce que je n'ai jamais vu critiquer la série à l'époque
pour cette raison-là.
Il n'empêche qu'à une époque aussi récente que
celle de 'Bewitched' [2], nous trouvons des restes ridicules d'une
civilisation préféministe, et cependant les auteurs de l'époque
n'avaient pas la moindre idée qu'ils trahissaient le fait qu'ils écrivaient
dans les années cinquante ou soixante. Il ne leur serait jamais venu à
l'esprit qu'ils auraient intérêt à changer leur façon de traiter les
femmes dans leurs romans pour être sûrs que les lecteurs des années
soixante-dix puissent encore comprendre leur œuvre et son contexte. Ils
n'y pensaient pas parce qu'ils n'imaginaient pas que les relations entre
hommes et femmes puissent être différentes.
On constate la même chose dans les romans des années
1930 et 1940, chaque fois que les auteurs décrivent les relations entre
noirs et blancs en Amérique. Même des gens qui se seraient considérés
comme très libéraux, larges d'idées, tolérants et non racistes n'en
mettaient pas moins les noirs dans un rôle social avec des comportements
qui seraient impensables dans le roman d'aujourd'hui. On sait quand on lit
quelque chose des années trente ou quarante parce que ces auteurs gardent
allègrement et en toute innocence les noirs 'à leur place'. A l'époque,
il ne leur venait pas à l'esprit qu'il pourrait un jour y avoir un temps
où les blancs envisageraient sérieusement les noirs comme leurs égaux
dans le domaine intellectuel et social. Quant à voir des noirs et des
blancs se marier tout en restant acceptables pour les autres, c'était
impensable, même pour les plus libéraux.
Même maintenant, de nos jours, nous avons des présuppositions
que nous ne penserions jamais à remettre en question. Des présuppositions
concernant la propriété, par exemple, qui ne sont pas si généralisées
que cela au cours des temps ; mais nos romans partent invariablement de
l'idée que les gens sont propriétaires des choses qu'ils possèdent et
qu'ils continueront à les posséder pendant pas mal de temps. Nous
entretenons même la conception ridicule qu'une fois morts nous avons
toujours le droit d'être maîtres de ce que deviennent nos biens et de
les transmettre à nos héritiers. Une conception vraiment absurde, mais
elle n'est pas mise en doute par nos romans.
Il y a d'autres choses que nous considérons comme
allant de soi. Par exemple, il nous semble évident que le métier est
d'une façon ou d'une autre lié à l'identité de la personne. Qui êtes-vous
? Je suis ingénieur. Qu'est-ce qu'il est ? Il est médecin. Dans beaucoup
d'autres civilisations, il serait impensable de répondre à ces questions
en termes de carrière. Les réponses désigneraient la famille, la tribu,
la ville ou la caste. Quel rapport votre métier peut-il bien avoir avec
vous ? Mais les histoires écrites par les Américains contemporains ne
mettent pas en doute la présupposition que le métier est le trait
distinctif le plus important d'une personnalité.
Nous avons des idées toutes faites sur
l'instruction, sur ce que signifie l'expression 'faire des études', sur
leur nécessité, sur leur raison d'être, sur ceux qui doivent les faire.
Nous avons des idées toutes faites sur les relations familiales et sur
l'importance que des rapports familiaux déterminés auront dans notre
vie. Dans l'Amérique d'aujourd'hui, très peu de romans attribuent un rôle
important à d'autres membres de la famille que la famille immédiate. Un
cousin ? Qu'est-ce qu'un cousin pourrait bien venir faire dans l'histoire
? Et si l'un des grands-parents habite dans la même maison que le
personnage principal, on considère cela comme inhabituel ; on le
mentionne.
La plupart des romanciers contemporains ne se posent
même pas de questions sur la moralité fondamentale de notre
civilisation, en dépit du fait qu'elle a changé radicalement à bien des
égards au cours des trente dernières années. Nous considérons comme
normales un tas de choses qui ne le sont pas nécessairement pour d'autres
civilisations. Combien de romans avez-vous lus récemment dans lesquels
l'auteur ne considère pas comme
évident que deux personnes qui se sentent attirées l'une par l'autre
dorment ensemble à la toute première occasion ? Et si elles ne dorment
pas ensemble, ce n'est que par loyauté vis-à-vis d'une relation
existante, jamais à cause d'obstacles moraux à des rapprochements
sexuels entre personnes non mariées.
Si le Livre de Mormon, est un ouvrage de science fiction, si c'est une production des années
1820, il doit être farci d'indices culturels de ce genre ; chaque page
devrait sentir l'Amérique des années 1820 à plein nez, exactement comme
chaque minute de chaque épisode de 'I Love Lucy' sent l'Amérique des années
1950 à plein nez.
La langue
Il va de soi qu'en ce qui concerne la langue et le
choix du vocabulaire, le Livre de Mormon, document traduit, doit être du
'Joseph Smith' pur. Il doit refléter la conception qu'un homme ayant son
niveau d'instruction dans l'Amérique des années 1820 a de ce à quoi l'écriture
doit ressembler et il est clair que nous avons exactement l'ersatz de la
voix de la King James [version anglaise de la Bible] que Joseph savait que
la traduction devrait avoir, s'il voulait qu'elle soit considérée comme
écriture. La tentative de Joseph d'utiliser un anglais officiel démodé
doit révéler son manque d'instruction - ce qui est le cas - avec
beaucoup de fautes de grammaire et d'utilisation erronée de formes archaïques
dont un grand nombre survivent même dans les éditions actuelles du Livre
de Mormon.
Mais il n'est pas surprenant que le traducteur se
trompe constamment, parce que ce n'est pas comme cela qu'il parle
naturellement. Personne ne parle ce genre de langue autour de lui. Il n'en
comprend pas la grammaire et par conséquent les fautes de grammaire
foisonnent. Ceux qui, comme David Whitmer, croient que la traduction est
apparue mot à mot sur l'urim et le thummim se préparent à une grosse désillusion
- ou alors ils accusent Dieu de commettre des fautes de grammaire vraiment
embarrassantes. C'est en fin de compte la raison pour laquelle David
Whitmer a fini par se retrouver en dehors de l'Eglise : il refusait
d'accepter l'idée que Joseph Smith ait pu retravailler des révélations
précédemment données, et cela précisément parce Whitmer croyait que
Dieu les lui donnait mot à mot. Mais quel qu'ait été le fonctionnement
du processus de l'inspiration, il ne pouvait que produire un langage qui
existait déjà dans l'esprit de Joseph Smith. Que le Livre de Mormon soit
une falsification ou un ouvrage authentique traduit, il doit être le
reflet de la langue de Joseph Smith.
Il y a cependant beaucoup de domaines autres que la
langue, où seul un auteur de science fiction ou un lecteur de science fiction
très perspicace puisse savoir à quel point il est difficile – et même
impossible - de raconter une histoire sans trahir la culture à laquelle
appartient l'auteur.
La culture américaine
et le Livre de Mormon
Si le Livre de Mormon est une falsification, qu'est-ce que nous pouvons
attendre qu'un Américain des années 1820 mette dans ce livre ?
Les tribus
perdues
Une chose à laquelle nous pouvons absolument nous
attendre, c'est exactement ce qu'imputent au Livre de Mormon la plupart
des gens qui ne l'ont pas lu. Ils supposent que c'est un livre sur les dix
tribus perdues, parce c'est à coup sûr ce que la culture de Joseph Smith
aurait produit. C'était dans l'air du temps. Les théories selon
lesquelles les Indiens descendaient des tribus perdues d'Israël étaient
courantes. Pourquoi Joseph Smith n'aurait-il pas suivi ce courant de théories
? On a du mal à imaginer qu'un Américain des années 1820 accouche d'une
histoire ridicule sur quelqu'un qui s'enfuit de Juda en 600 av. J-C. Cela
n'a aucun rapport avec quoi que ce soit d'important dans la culture
religieuse américaine de l'époque, alors que les dix tribus perdues étaient
l'obsession du jour. Et cependant ce n'est pas un livre sur les dix tribus
perdues. Et c'est ici que cela devient intéressant. Si Joseph Smith avait
délibérément voulu contrarier l'attente de ses lecteurs, il se serait
fait un devoir de faire dire à son texte qu'il ne s'agissait pas de
l'histoire des dix tribus. Et pourtant, contrairement à toute attente,
c'est à peine s'il ait fait allusion aux tribus perdues ; elles n'ont
presque rien à voir avec l'histoire, que ce soit négativement ou
positivement.
Les femmes
Une autre chose à laquelle nous nous attendons à
coup sûr dans un livre des années 1820, c'est une histoire d'amour. La
biographie et l'histoire étaient, à l'époque, toujours centrées sur
des histoires d'amour. Même la Bible compte un grand nombre d'histoires
d'amour - Ruth et Boaz, Joseph et Marie, Moïse et Séphora, Abram et Saraï,
Isaac et Rebecca, Jacob et Rachel, David et Bath-Schéba, Salomon et la
reine de Saba - et à l'époque de Joseph Smith, toutes ces histoires étaient
interprétées en mettant fortement l'accent sur l'amour romantique. Les
femmes jouaient un rôle très important dans les histoires que l'on
racontait en Amérique dans les années 1820. Aucune féministe
aujourd'hui n'approuverait le rôle que les femmes jouaient, mais elles étaient
là, et elles avaient de l'importance. Tous les actes héroïques se
faisaient pour les femmes pour
obtenir l'amour d'une femme. Cela, nous en sommes redevables aux
troubadours. La tradition romantique était très vivace à l'époque de
Joseph Smith.
Malheureusement les femmes sont virtuellement
absentes dans le Livre de Mormon. Quand d'aventure elles apparaissent, il
est rare qu'elles soient nommées. Il n'y a que trois femmes appartenant
à la culture du Livre de Mormon à qui un nom soit donné. L'une d'elles
est Sariah, mère de Néphi, l'autre est une prostituée du nom d'Isabel
et la troisième est une servante du nom d'Abish.
Aucune des reines qui apparaissent dans l'histoire
n'est mentionnée par son nom. Il n'y a qu'un seul de ces auteurs qui
mentionne sa propre femme, et lorsque des femmes apparaissent dans un rôle
bien précis, elles n'en restent pas moins presque toujours anonymes. Néphi
ne se donne même pas la peine de mentionner le nom de la femme qui lui
sauve la vie en plaidant pour lui dans le désert. (Beaucoup de gens en
concluent un peu vite que cela a dû être la femme qui a fini par épouser
Néphi. A mon avis, il y a peu de chance que Laman se soit donné la peine
d'écouter les supplications de la future épouse de Néphi. Il me semble
beaucoup plus logique que ce soit plutôt la future épouse de Laman qui
ait plaidé pour lui. Je crois que le fait que Néphi ne cite pas son nom
vient à l'appui de cette supposition, parce que, s'il lui fallait bien
inclure cette femme dans son histoire, il ne pouvait pas décemment faire
remarquer que c'était la femme qui avait fini par épouser Laman. Laman
est le roi des méchants au moment où Néphi écrit son histoire, et la
femme de Laman est probablement reine. Néphi ne consacre pas beaucoup de
temps dans son récit à reconnaître les actes vertueux de ses ennemis.
Bien entendu tout cela ne prouve rien, mais c'est tout de même une hypothèse
intéressante, je crois.)
La façon dont les femmes sont traitées dans le
Livre de Mormon est bien loin de ressembler à la façon dont elles étaient
considérées et traitées aux Etats-Unis dans les années 1820. Si vous
en doutez, vous n'avez qu'à voir comment les femmes mormones sont traitées
dans l'histoire écrite par B. H. Roberts ou dans la 'Documentary History
of the Church', qui est plus un produit de cette époque-là. Il est sans
doute révélateur que la seule culture du Livre de Mormon où les mères
jouent un rôle important n'est pas la culture des auteurs du livre - ce
n'est pas la culture néphite. Au contraire, lorsque 2000 jeunes soldats
attribuent à leurs mères le mérite de leur avoir enseigné le courage
et la justice, ils sont les produits de la culture lamanite. En outre, c'est dans la culture lamanite que la reine des Lamanites joue un rôle important dans la
conversion de son peuple et qu'une servante appelée Abish, espérant
motiver ses concitoyens lamanites à croire en la puissance de Dieu, réunit
le peuple pour voir le roi et la reine lamanites en transe, accablés par
l'Esprit. Retirez ces expressions culturelles lamanites de l'histoire, et
vous verrez que le Livre de Mormon surprend considérablement par son
omission des femmes dans les événements de l'histoire néphite. C'est
quelque chose de tout à fait étranger à l'attitude existant dans la
culture de Joseph Smith. L'attitude du Livre de Mormon à l'égard des
femmes est parfaitement acceptable dans beaucoup de cultures de l'histoire
du monde, mais dans aucune de celles que le prophète aurait connues.
L'attention
accordée à l'auditoire
Mais les confessions les plus révélatrices font
surface dans de tout petits choix, presque imperceptibles, et c'est là
que même le fraudeur le plus brillant se trahit. Il va rendre la culture
qu'il a inventée différente de celle dans laquelle il vit - mais elle ne
sera différente que dans la mesure où il y a pensé. Le Livre de Mormon doit être une
histoire américaine sauf là où l'auteur du faux a pensé à rendre la
culture différente. Tous les éléments de l'Utopia de More, des Voyages de Gulliver de Swift et du Robinson Crusoe de Defoe sont présentés
à la lumière de la culture anglaise de l'époque de l'auteur. Partout où
le pays étranger n'a pas été rendu délibérément différent de
l'Angleterre, il est comme elle ; et lorsqu'il est différent, la différence
est clairement indiquée et commentée. Bien entendu, étant donné que
ces œuvres sont écrites du point de vue d'un personnage de l'histoire
qui est un Anglais contemporain, la narration doit mettre en évidence les différences.
Mais, pour commencer, il devrait y avoir beaucoup plus de différences ;
il est absurde de constater à quel point ces pays étrangers se révèlent
être anglais.
L'auteur d'une culture qu'il a inventée va être
fier de sa création. Il lui est pratiquement impossible de ne pas brandir
ses idées les plus passionnantes, d'en faire des éléments importants de
l'intrigue pour qu'il soit impossible à l'auditoire de ne pas les
remarquer. Malheureusement, si le Livre de Mormon est un faux, l'auteur
est étonnamment humble. Les différences culturelles les plus subtiles ne
sont pas mises en évidence ; au contraire, elles sont souvent cachées de
sorte que la plupart des lecteurs ne s'en rendent absolument pas compte et
les citent même comme exemple de ressemblance
avec la culture américaine des années 1820.
Et pourtant même les auteurs les plus humbles et
les plus effacés sont incapables d'oublier complètement leur auditoire
contemporain. Même quand le narrateur est censé être membre de la
culture étrangère, l'auteur introduit malgré tout les petites
explications qui sont nécessaires pour que l'auditoire contemporain
comprenne la culture qu'il présente. Étant donné que l'auteur a inventé
l'étrange culture, il est extrêmement conscient de toutes les différences,
de toutes les choses que ses lecteurs auront du mal à comprendre. Il
veillera à ce que le contexte culturel soit expliqué. Il le fera peut-être
d'une manière très subtile, mais l'explication sera là.
Mais si c'est un document authentique, ces différences
seront presque invisibles, parce que l'auteur ne pensera pas qu'il
pourrait en être autrement et par conséquent il ne lui viendra pas à
l'idée qu'une explication soit nécessaire. Les épisodes de 'I love
Lucy' n'ont jamais pris la peine d'expliquer 'à propos, le mari est le
chef de famille, et a le droit de dire à sa femme ce qu'elle doit faire
comme si elle était un enfant.' Il considère comme évident que
l'auditoire sait cela. Il considère que l'auditoire n'a pas besoin que
l'on justifie la raclée que Ricky flanque à Lucy. Précisons qu'il ne
s'agit pas d'une 'femme battue'. La nécessité d'une telle explication ne
leur vient pas à l'esprit.
Pourtant le Livre de Mormon est un document
complexe. Mormon abrège des documents qui viennent des nombreuses générations
qui l'ont précédé. De même qu'il y a des différences culturelles
entre 1950 et 1990, il y aura des moments où Mormon, qui écrit à la fin
du 4ème siècle, se rend compte des changements culturels qui
se sont produits depuis le temps d'Alma, par exemple, 4 siècles plus tôt.
Il y aura donc effectivement des moments où il explique des éléments
culturels. Toutefois, il explique essentiellement ces différences
culturelles non pas à nous,
mais plutôt en des termes qui les expliqueraient à ses contemporains. Et si Mormon va
probablement expliquer des choses qui lui paraissent étranges, à lui,
dans les documents plus anciens qu'il abrège, il ne lui viendra pas à
l'esprit d'expliquer des choses qui lui paraissent parfaitement normales.
Les juges
Ainsi, l'auteur du Livre de Mormon explique-t-il des
choses qu'un auditoire américain des années 1820 devrait se faire
expliquer et en des termes tels qu'il comprendrait ? Sûrement pas.
Examinons quelques-uns des points les plus évidents, certains des
endroits où les gens pensent
que Joseph Smith s'est mis dedans. Par exemple, quand Mosiah renonce à
son trône, le règne des juges commence, et les juges sont choisis 'par
la voix du peuple'. Les critiques du Livre de Mormon considèrent
automatiquement ceci comme la preuve que Joseph Smith, vivant dans une démocratie,
devait montrer la démocratie américaine comme étant le gouvernement idéal.
Réfléchissons bien. Les ressemblances entre le règne
des juges et la démocratie américaine sont, c'est le moins qu'on puisse
en dire, superficielles. Mormon, qui vivait à une époque où les juges ne règnent pas, explique ce que sa culture aurait besoin qu'on lui
explique - mais ne fait aucun commentaire sur les différences très
significatives entre les juges et la démocratie américaine. Les juges
sont peut-être choisis dans un certain sens par la volonté du peuple,
mais regardez comment cela marche en réalité. Du temps de Joseph Smith
on parlait beaucoup de la séparation constitutionnelle des pouvoirs exécutif,
législatif et judiciaire. Mais dans le Livre de Mormon, le juge non
seulement juge le peuple, mais applique aussi la loi et commande la récolte
des impôts et du ravitaillement et les envoie pour soutenir les armées.
Il applique la loi traditionnelle, mais quand on a besoin de nouvelles
lois, c'est le juge qui les fait ! Où Joseph Smith aurait-il vu cela dans
la vie américaine de son époque ?
Comment ces juges sont-ils choisis ? Nous
n'entendons quasiment pas parler d'élections contestées. Au contraire,
les juges semblent désigner leur successeur. A de rares exceptions près,
le juge remplit ses fonctions jusqu'à la mort et est habituellement
remplacé par un de ses fils ou un frère ou par un membre de la famille
qui a précédemment détenu la fonction de juge.
Les juges fonctionnent en réalité comme des rois
élus. Le vieux système du gouvernement était resté ; ils avaient juste
une méthode différente de choisir le responsable. Mormon attire
l'attention sur la différence,
ce qui veut dire qu'il met l'accent sur l'élection des juges par la voix
du peuple, mais ne conteste pas un seul instant le fait que l'autorité
doive se limiter à un petit nombre de familles aristocratiques et que les
juges devraient avoir des pouvoirs monarchiques. Loin d'être une erreur
de la part du Livre de Mormon, c'est ici un des endroits où le Livre de
Mormon montre bien qu'il ne vient
pas de la culture américaine des années 1820. Même le meilleur des
faussaires aurait rendu les juges beaucoup plus américains ou aurait évité
de faire une allusion quelconque à la démocratie.
Le lignage
Les classes sociales et les divisions politiques que
nous trouvons dans le Livre de Mormon, sont des structures complètement
étrangères à tout ce que Joseph Smith connaissait. Pour Joseph Smith,
les classes sociales étaient basées entièrement sur l'argent, lequel s'étalait
sous forme de propriétés. Lorsque l'argent constitue la base de la
distinction sociale dans le Livre de Mormon, il n'est jamais associé à
des terres, mais plutôt à de beaux vêtements. Ceci cadre parfaitement
avec l'Amérique Centrale, mais ce n'est absolument pas quelque chose que
Joseph Smith aurait connu.
Quand il se produit des conflits sociaux dans le
Livre de Mormon, ils semblent plutôt suivre les distinctions de lignage
que les distinctions économiques. Il était de pratique courante dans le
bassin des Caraïbes qu'une tribu d'envahisseurs s'installe comme classe
gouvernante permanente sur une tribu indigène, comme le firent les Taino
de Haïti. Telle semble être la pratique cachée au sein de la culture du
Livre de Mormon. Les Néphites semblent avoir été la classe gouvernante
superposée à la population mulékite sous-jacente de Zarahemla, et, leur
influence grandissant, ils maintinrent cette pratique d'assujettir des
populations indigènes au gouvernement d'une aristocratie néphite. Les
Zoramites semblent avoir fait la même chose, de sorte que la division
entre les Zoramites et les pauvres est clairement tracée. Les pauvres
sont gouvernés par les Zoramites, mais ils ne sont pas Zoramites eux-mêmes.
A Ammonihah, Amulek, affirme qu'il est descendant de
Néphi. Cela semble être important, et pourtant ce ne le serait guère si
tout le monde descendait de Néphi. Mais c'est peut-être dans le
conflit entre les 'hommes-du-roi' et les 'hommes libres' que la
distinction apparaît le plus clairement. Beaucoup d'entre les critiques
de Joseph Smith pensent qu'elle est basée sur la guerre d'indépendance
des États-Unis, mais c'est tout le contraire : un effort de la part d'une
vieille aristocratie pour réaffirmer sa primauté sur les nouveaux juges.
L'Amérique que Joseph Smith connaissait n'avait pas de classe héréditaire
dont un grand nombre de personnes pensaient qu'elle avait le droit de
gouverner. Même en Angleterre, une civilisation dont le prophète avait
probablement une connaissance superficielle, aucun groupe de nobles
n'aurait pu assembler une armée populaire qui aurait cherché à ramener
le règne des rois plutôt que le gouvernement parlementaire. Mais
Zarahemla avait un clan, un lignage, qui pouvait disposer d'un énorme
soutien populaire - la vieille famille régnante des Mulékites. Les rois
néphites avaient abandonné le droit de régner et avaient confié le
gouvernement à des juges élus. Mais le peuple indigène de Zarahemla
devait se souvenir qu'il avait jadis eu des rois à lui, avant que ces étrangers
n'arrivent du pays de Néphi. Et il savait qui devait être le roi. Ainsi,
même si le Livre de Mormon appelle cela une guerre entre les
hommes-du-roi et les hommes libres - ce qui est certainement comme le
verraient ceux qui étaient du côté des hommes libres, comme l'étaient
à coup sûr les auteurs des récits du Livre de Mormon - les
hommes-du-roi eux-mêmes devaient y voir une lutte entre l'antique
tradition des natifs et la classe gouvernante, qui avait abandonné sa légitimité
en renonçant au trône. Après tout, les rois néphites n'avaient régné
que pendant trois générations à Zarahemla.
Cette façon de voir rend l'histoire du Livre de
Mormon beaucoup plus claire et semble cadrer avec les pratiques
culturelles du livre. D'autre part, la guerre d'indépendance américaine
ne fournit pas d'analogie utile et ne cadre pas avec les faits du livre.
Pourtant si le Livre de Mormon était un faux, cette pratique sociale étrangère
aurait certainement été soulignée et expliquée pour que le lecteur américain
des années 1820 ne puisse en aucune façon s'y tromper. Or l'auteur la
considère simplement comme allant de soi, de sorte que le lecteur, qui ne
cherche pas à découvrir des modèles sociaux différents peut facilement
passer dessus sans s'en apercevoir. Il ne viendrait même pas à l'idée
de Mormon, pas plus qu'à celle des auteurs dont il abrège les ouvrages
d'expliquer les rapports parmi les tribus et les lignages, parce que pour
eux c'étaient là des choses évidentes. Si vous voulez une analogie,
pensez aux mystères de Tony Hillerman. Ces histoires se situent dans la réserve
navajo d'Arizona et du Nouveau-Mexique, et cependant il n'éprouve pas le
besoin de prendre le temps d'expliquer aux lecteurs américains que les
Navajos étaient autrefois une tribu indépendante, qui fut enfermée dans
une réserve par le gouvernement des Etats-Unis. Il ne rappelle
certainement pas toute l'histoire des relations entre les natifs de l'Amérique
et les envahisseurs européens. De même, combien de traités et
d'articles n'écrit-on pas sur la pauvreté parmi les noirs des villes américaines
d'aujourd'hui sans se donner la peine de répéter toute l'histoire de
l'esclavage, de l'émancipation, de la ségrégation, de l'émigration
afro-américaine vers les villes du nord et de la lutte pour l'obtention
des droits civiques ?
Dans une histoire plus longue des États-Unis ces thèmes
seraient bien entendu traités, précisément parce qu'ils ont changé
avec le temps. En fait, étant donné la rapidité des changements qui se
produisent dans notre civilisation, nous avons tendance à expliquer
beaucoup plus que les historiens des époques précédentes. Mais même
ainsi, combien d'histoires relatant des événements importants de
l'histoire américaine ne pourrait-on pas écrire sans la moindre allusion
à des ciné-parcs, des fours à micro-ondes et des calculatrices de poche
? Nous ignorons ce que nous considérons comme allant de soi, tout comme
les auteurs du Livre de Mormon. Lorsque après la naissance du Christ, la
société Néphite s'effondre totalement, le peuple retombe immédiatement
dans des organisations tribales : Néphites, Jacobites, Joséphites et
ainsi de suite. Mais au cours de toutes les années écoulées depuis que
les Néphites s'étaient organisés en nation, jamais ces tribus n'ont été
mentionnées une seule fois à l'exception de la tribu gouvernante néphite.
On aurait pu croire que le peuple tout entier était néphite. Et
cependant ces organisations tribales ont persisté pendant la totalité
des 600 ans de société néphite et étaient là pour assurer un
squelette d'organisation sociale lorsque le règne de la loi a pris fin.
Ainsi, le faussaire qui a écrit le Livre de Mormon était à ce point
brillant que non seulement il a conservé cette organisation fantôme de
la société jusqu'à ce qu'elle soit nécessaire dans l'intrigue juste
avant le roi Jacob, mais s'est également délibérément abstenu d'en
parler exactement comme un membre de cette civilisation écrirait
l'histoire.
Suppositions à
propos de Zarahemla
Je voudrais proposer une digression sur la question
de Zarahemla et des Mulékites. On a beaucoup commenté la déclaration du
roi Zarahemla que son peuple descendait du fils cadet du roi Sédécias.
Des efforts aussi extraordinaires que peu concluants ont été faits pour
trouver justement ce fils, oublié par les vainqueurs babyloniens de Jérusalem
; on a consacré tout autant d'efforts à expliquer comment un bon nom jarédite
comme Mulek a pu apparaître dans la famille d'un roi israélite. Mais
est-ce que c'est réellement nécessaire ?
Dans la culture méso-américaine, toute classe
gouvernante devait se réclamer d'un ancêtre antique qui était un dieu
ou, tout au moins, un roi d'une culture admirée. Tous ceux qui ont
gouverné dans la vallée de Mexico ont toujours dû prétendre descendre
des Toltèques ou en être les héritiers. Les villes mayas rivales
jouaient à qui avait le plus grand ancêtre. Imaginez maintenant les Néphites
vigoureux et dangereux, venus des plateaux du Guatemala, descendre dans la
vallée du fleuve Sidon. Le roi Zarahemla négocie avec le roi Mosiah.
Mosiah lui parle évidemment de ses ancêtres et lui raconte comment Dieu
a fait sortir Léhi et Néphi de Jérusalem au moment où Sédécias était
roi d'Israël. Aux yeux de Mosiah, ce qu'il fait, c'est rendre son témoignage
et affirmer la direction divine qu'il reçoit en tant que roi légitime
d'un peuple élu. Pour Zarahemla, ce qu'il fait, c'est prétendre que
parce qu'il descend d'un prophète, cela lui donne le droit de gouverner
le peuple de Zarahemla et de l'écarter de la fonction royale. Alors, que
fait Zarahemla ? Mosiah reconnaît que ses ancêtres n'étaient pas rois en Israël.
Zarahemla choisit alors Mulek, son ancêtre le plus noble, et puis déclare
qu'il est le fils de ce dernier roi d'Israël. Par conséquent, s'il y a
quelqu'un qui a le droit de régner sur quelqu'un c'est bien Zarahemla qui
a le droit de régner sur Mosiah et sur son peuple. Mais Mosiah lui fait
gentiment remarquer que si Zarahemla et son peuple sont descendants israélites,
ils ont bel et bien oublié leur langue et leur écriture et par conséquent
ont de toute évidence déchu de la haute civilisation d'Israël. Les Néphites,
pour leur part, ont conservé un système d'écriture que personne d'autre
n'utilise et que Zarahemla ne peut pas lire. Ils ont une histoire qui rend
compte de chaque année depuis leur arrivée en Amérique, ce que
Zarahemla ne peut bien entendu pas montrer.
En fin de compte, les négociations, quelles
qu'elles aient pu être, débouchent sur l'abandon de la royauté par
Zarahemla et l'assujettissement de son peuple au gouvernement des Néphites.
Mais l'histoire de Mulek a quand même joué un rôle très utile - elle a
permis aux peuples de fusionner, non pas avec l'hostilité des conquérants
à l'égard des conquis, même si c'était là effectivement ce qui était
fondamentalement leur relation, mais plutôt avec une idée de fraternité.
Ils étaient tous israélites.
Ainsi personne n'avait de raison de mettre en doute l'histoire de Mulek,
parce que même si elle n'atteignait pas son but originel de permettre à
Zarahemla de l'emporter sur Mosiah, elle remplissait quand même la
fonction précieuse d'unir les nations nouvellement combinées en une
seule tribu. Ce ne fut bien entendu pas un succès total, sinon il n'y
aurait pas eu plus tard de rébellion des hommes-du-roi contre les hommes
libres néphites, mais compte tenu du fait que le peuple de Zarahemla était
nettement plus nombreux que celui de Mosiah, l'histoire de Mulek a pu
contribuer à la victoire finale des juges dans ce conflit. Si cette théorie
est correcte, elle n'implique pas que le Livre de Mormon soit d'une
certaine façon un faux. Personne dans le Livre de Mormon ne prétend le
moins du monde que l'histoire de Mulek ait été donnée à quelqu'un par
inspiration. La source n'est rien d'autre que l'affirmation de Zarahemla
au cours de ses négociations avec Mosiah. Le fait que Mormon et d'autres
auteurs aient cru l'histoire ne
prouve pas qu'elle soit vraie ou fausse, cela prouve simplement qu'elle
faisait partie de la culture néphite. Et si ma théorie est juste, et que
Mulek n'était pas plus fils de Sédécias que moi, cela nous épargne
l'embarras d'essayer de faire cadrer ce récit avec l'absence totale de
preuves convaincantes que Sédécias avait un fils du nom de Mulek qui échappa
aux Babyloniens sans susciter une énorme quantité de traditions juives
attendant le retour du fils perdu du dernier roi de Juda. Nous ne devons
pas expliquer une émigration vers l'Amérique dirigée par le Seigneur,
mais sans le même genre de préparation et de commandements que ceux qui
ont été donnés à Léhi et à Néphi. Nous ne devons pas expliquer le
fait que nous pensons que l'Amérique est l'héritage de Manassé et
d'Ephraïm, alors qu'en fait les deux tiers des Néphites auraient été
descendants de Juda - ce qui, dans mon esprit, en tout cas, ferait un sort
au caractère littéral de l'application de la parabole du bois de Joseph
et du bois de Juda au Livre de Mormon et à la Bible.
Mais ce n'est là que théorie et si je me trompe et
qu'il y a réellement eu un Mulek qui a été conduit en Amérique par le
Seigneur, cela ne va pas me faire perdre mon témoignage! Je pense
simplement que c'est une chose à laquelle il faut réfléchir, une
possibilité à envisager.
Villes
instantanées
Joseph Smith habitait en un endroit où de nouvelles
colonies étaient apparues dans le désert, et il savait très bien ce que
cela impliquait. Ses contemporains connaissaient parfaitement bien la différence
entre une colonie, un village, une petite ville et une grande ville. Ils
savaient exactement, pour l'avoir appris à la dure, ce qu'il fallait pour
passer du désert à la ville - combien d'années, combien de colons.
Alors comment se fait-il que lorsque le capitaine
Moroni essaie de protéger les frontières néphites, il fonde des villes à gauche et à droite?
Des villes qui sont instantanément fortifiées et peuplées, apparemment
sans aucune espèce d'émigration de colons depuis le cœur du pays néphite
? Joseph Smith connaissait le mot fort, et savait parfaitement bien qu'un commandant néphite essayant
de s'approprier un terrain hostile ne fonderait pas des villes - il
construirait des forts et y laisserait des garnisons.
Mais dans la civilisation méso-américaine, en
particulier dans les jungles où les Mayas construisaient leurs villes, il
y avait toujours des petits villages et des colonies dans le désert, des
familles vivant seules ; et un roi ambitieux cherchant à s'étendre
pouvait très facilement s'installer dans un nouveau territoire,
rassembler tout un tas de colons isolés et vulnérables et les unir en
une ville. Il n'y avait pas besoin de colons de l'extérieur. Les gens étaient
déjà sur place. Ils se rassemblaient simplement pour créer des édifices
publics - des temples à l'époque maya - mais, dans le cas de Moroni, des
fortifications pour assurer la défense. Les villes ne réclamaient pas de
garnison importante, étant donné que la population nouvellement rassemblée
devenait des citoyens-soldats. Et beaucoup de gens n'étaient que trop
heureux d'accepter la suprématie de la nation qui les rassemblait et en
faisait une ville. Cela leur donnait une plus grande sécurité, un
sentiment d'identité et créait des liens avec une grande nation et une
civilisation désirable, sans oublier une religion puissante.
Personne dans l'Amérique des années 1820 ne savait
cela. Et pourtant le capitaine Moroni parcourt le désert, construisant
des villes, exactement comme le faisaient les Mayas. Les auteurs du Livre
de Mormon n'en faisaient même pas un grand plat - ils considéraient que
cela allait de soi et que c'était comme cela que le monde marchait. C'était
évident que l'on pouvait créer instantanément des villes dans le désert
sans amener des colons de l'extérieur. C'était comme cela que Mormon le
voyait. Mais est-ce que Joseph Smith aurait jamais pu voir les choses de
cette façon-là ?
Les docteurs de
la loi
Beaucoup estiment que l'apparition de docteurs de la
loi dans le Livre de Mormon est la preuve que l'on a à faire à un élément
américain. Après tout, Joseph Smith et sa famille avaient toutes les
raisons du monde d'avoir une mauvaise opinion des hommes de loi et les
allusions aux hommes de loi dans le Livre de Mormon ne sont guère
flatteuses.
Mais il n'y a rien d'exclusivement américain chez
les hommes de loi. Les Romains avaient des hommes de loi, eux aussi, et
les hommes de loi romains ressemblaient beaucoup plus à ceux que l'ont
voit dans le Livre de Mormon que les hommes de loi américains que Joseph
Smith connaissait. Un homme de loi comme Zeezrom paraissait efficace, non
parce qu'il manipulait plus habilement la loi, mais parce qu'il était
persuasif et qu'il avait une grande influence. Il prenait quelqu'un sous
sa protection et parlait comme l'avocat de la personne. Quand vous aviez
Zeezrom dans votre camp, vous gagniez non pas parce qu'il comprenait la
loi, mais parce que sa rhétorique et sa réputation était puissante. En
outre, les poursuites judiciaires contre Alma et Amulek semblent avoir
pour origine les hommes de loi eux-mêmes comme plaignants tandis qu'Alma
et Amulek n'avaient pas d'avocat de la défense, mais se défendaient
eux-mêmes. Cela ne suit pas le modèle américain.
Attribution
d'un nom
En fait, la seule chose qui donne l'impression que
Zeezrom et compagnie semblent américains est le fait que Joseph Smith
traduit le mot néphite désignant le rôle qu'il jouait dans la société
néphite par l'expression anglaise docteur de la loi. Si Joseph Smith recevait la connaissance pure de
ce que voulaient dire les auteurs du Livre de Mormon tandis qu'ils écrivaient,
il n'en devait pas moins de le rendre en anglais. Toutefois, dans un petit
nombre de cas rares, l'idée qu'il essayait de traduire n'avait pas d'équivalent
anglais, et c'est ainsi que nous trouvons les cureloms et les cumoms. Mais
la plupart du temps il y avait un mot anglais qui venait à l'esprit de
Joseph Smith, un mot qui était suffisamment proche pour faire passer l'idée,
même si, comme dans toute traduction, les mots ne sont jamais exacts et ne
pourront jamais l'être. Bien que la traduction est la plus correcte
possible, il n'en reste que ce n'est 'qu'une' traduction. Ainsi lorsque
Joseph Smith applique l'expression docteur de la loi à un avocat d'un système juridique qui n'était
pas très proche du système juridique américain, cela peut être
trompeur, mais c'est quand même la traduction la plus correcte possible,
étant donné la langue dont le prophète disposait à l'époque. En fait,
l'absence même de mots exotiques confirme l'authenticité de la
traduction de Joseph Smith. Les auteurs de science-fiction et leurs
critiques connaissent bien la longue tradition de ce que James Blich a
appelé 'schmiert'. Blich a fait remarquer combien il était ridicule que
la plupart des auteurs de science-fiction, quand ils essayent de montrer
une faune tout à fait inconnue, produisent une créature ressemblant à
un lapin et agissant comme un lapin et traitée comme un lapin, à
laquelle on donne pourtant le nom de 'schmiert'. C'est, bien entendu,
loufoque. Les gens qui émigrent dans un nouveau pays où ils trouvent des
plantes et des animaux étranges attribuent aux nouvelles créatures les
noms qui leur sont familiers. C'est ainsi que les Anglais qui émigrèrent
en Amérique appelèrent les bisons 'buffalos' [buffles] et le maïs
'indian corn' et finalement simplement 'corn' [blé], même si en
Angleterre ce mot était le terme générique désignant le blé. Les
Anglais n'éprouvaient pas le besoin d'inventer de nouveaux noms pour des
articles qui étaient 'suffisamment proches'.
Il est certain que les Néphites ont suivi le même
processus et ont utilisé d'anciens mots pour de nouveaux objets. C'est
ainsi que si en fait il n'y avait pas de chevaux en Amérique à l'époque
du Livre de Mormon, le mot hébreu signifiant cheval pouvaient néanmoins
s'appliquer très facilement à un autre animal agissant comme un cheval.
En outre, la langue dans laquelle Mormon écrivait a très bien pu être
une langue idéographique et, dans ce cas, peu importait ce qu'était le
mot prononcé pour désigner un animal déterminé du moment que les
auteurs néphites étaient convenus d'utiliser le vieil idéogramme
'cheval' pour désigner cet animal. Il n'est donc pas plus étonnant de
voir le mot cheval que de voir
le 'buffalo' [buffle] utilisé
dans un pays où il n'y avait pas de buffles mais simplement des bisons.
Ce qui est amusant dans tout cela, c'est que la
plupart des auteurs de science-fiction continuent à faire les choses de
travers, continuent à inventer
des dizaines de noms étranges, parfaitement inutiles et souvent imprononçables
pour désigner des objets courants. Il y a maintenant deux générations
que nous avons des ordinateurs et personne n'a encore éprouvé le besoin
de les appeler 'ordis', par exemple - et pourtant je trouve des romans de
science-fiction flambant neufs qui inventent un nom futuriste stupide pour
désigner les ordinateurs. Quand un auteur de science-fiction veut montrer
un livre futuriste, qu'on lit de manière digitale, il lui trouve souvent
un nouveau nom fantaisiste. Il n'a pas l'air de comprendre que les livres
futuristes seront appelés - comprenez bien cela - des 'livres'. Après
tout, quand nous avons voulu trouver un nom pour désigner l'objet dans
lequel nous roulons, nous l'avons appelé 'voiture', alors que les autos
étaient tout à fait différentes des voitures de chemin de fer. Ce mot
courant est le mot qui existait déjà et que l'on a simplement appliqué
à la nouvelle chose. Et nous, les Américains, nous sommes un peuple qui
est habitué à créer de nouveaux mots et aux innovations techniques qui
réclament un langage nouveau. La plupart des civilisations ne sont pas
aussi ouvertes au langage nouveau, et la plupart des langues ne sont pas
tellement ouvertes à l'emprunt et à l'invention de noms. Elles ont
tendance à appliquer le vieux langage aux nouvelles situations.
Nous autres, auteurs de science-fiction, nous avons
des générations d'expérience pour nous guider, et nous n'arrivons quand
même pas à faire les choses convenablement. L'auteur du Livre de Mormon,
lui, a réussi à faire les choses convenablement - même dans les cas où
faire les choses convenablement paraît erroné à la plupart des gens qui
n'y ont pas bien réfléchi. C'est là un point important. La tendance
naturelle des narrateurs qui essaient de créer une civilisation étrangère
est d'inventer toutes sortes de nouveaux mots pour montrer à quel point
cette civilisation est vraiment étrange -- mais l'auteur du Livre de
Mormon n'a pas suivi cette pratique presque universelle. Au contraire, il
a fait quelque chose de tellement sophistiqué que même ceux qui font ce
genre de chose pour gagner leur vie n'y arrivent quand même pas. On peut
bien entendu prétendre que le 'faussaire' qui a inventé le Livre de
Mormon était à ce point naïf qu'il ne lui est pas venu à l'esprit
qu'il créait une société étrangère et par conséquent, ne s'est pas
donné la peine de créer de nouveaux noms. Mais ce n'est manifestement
pas le cas, car s'il était naïf à ce point là, il n'aurait pas inventé
de culture étrangère pour commencer. Ces Néphites et ces Lamanites
auraient été culturellement des Américains blancs et des Indiens d'Amérique
du Nord, ce qu'ils ne sont pas, à coup sûr.
Le Grand Esprit
A propos de cowboys et d'Indiens, pourquoi ne
trouvons-nous pas en grand nombre les idées que l'on se faisait des
Indiens américains dans les années 1820 ? Où sont les terrains de
chasse éternels ? Où sont les tipis et les wigwams ? Où sont les
mocassins et les peaux de daim ? Les canoës, les calumets de la paix ?
Pourquoi avons-nous affaire à des villes plutôt qu'à des villages ?
Pourquoi ne trouvons-nous aucune explication des grands tertres indiens ?
Bref, où est passé James Fenimore Cooper ?
La seule fois que nous rencontrons quelque chose qui
pourrait faire penser à la conception qu'avait l'homme blanc des années
1820 des Indiens d'Amérique du Nord, c'est quand Lamoni et Ammon parlent
d'un Grand Esprit. C'est peut-être tout simplement la façon dont Joseph
Smith a traduit le mot utilisé par Lamoni pour désigner Dieu, en pensant, bien entendu,
comme il le pensait certainement, aux croyances des Indiens d'Amérique du
Nord. Ce pourrait donc être une question de choix des mots. Je suis
enclin à croire que c'est une traduction équitable de la notion de Dieu
qu'avait Lamoni ; ce n'est en tout cas pas en contradiction avec les
croyances méso-américaines, où la notion d'un Grand Esprit qui était
le Dieu par-dessus tous les dieux semble avoir été une croyance
existante.
Transports
Dans le Livre de Mormon, personne n'utilise de moyen
de locomotion. Réfléchissez. Je n'ai pas besoin de vous parler d'un
voyage en avion quand je dis que je suis venu jusqu'ici. Les gens de l'époque
de Joseph Smith utilisaient un moyen de transport chaque fois que c'était
possible, soit le cheval soit un chariot. Lorsqu'ils faisaient un long
voyage à pied, ils le disaient, parce que c'était remarquable. Mais il
n'y a personne dans le Livre de Mormon qui utilise un moyen de transport
quelconque. Comment Joseph Smith a-t-il pu faire aller les Néphites et
les Lamanites de son invention à pied, et comment a-t-il réussi à s'empêcher
de jamais attirer l'attention sur ce fait ?
Réseaux et
relations
Aujourd'hui nous utilisons les emplois et l'école
pour nos réseaux de relations. Dans la Rome antique, c'était la clientèle.
Dans le Livre de Mormon c'étaient les groupes familiaux étendus. Nous en
trouvons des traces évidentes dans Amulek et dans la façon dont les
familles des prophètes sont traitées au cours des années. Le lignage
est le premier type de relation auquel on prétend. La famille est le
premier guide pour déterminer la dignité d'un homme à gouverner. Encore
une fois, cela ne correspond à rien de ce qui était familier à Joseph
Smith. La famille était importante dans l'Amérique des années 1820,
mais comme indicateur d'identité, pas comme système de réseau. Au lieu
de cela, les gens se connaissaient et établissaient les rapports les uns
avec les autres grâce aux partis politiques ou parfois à des sociétés
comme la Franc-maçonnerie. Mais la plupart du temps les liens
fondamentaux étaient entre employés et employeurs, auquel cas la
personne engageant l'autre appartenait à un niveau supérieur, ou entre
client et professionnel, auquel cas la personne engagée était celle qui
était d'un niveau supérieur (comme dans le cas des médecins et des
avocats).
Alors où se trouvent ces rapports commerciaux dans
le Livre de Mormon ? Joseph Smith a passé toute sa jeunesse à travailler
en louant ses services à l'un ou l'autre fermier. Mais le seul endroit du
Livre de Mormon où un homme va travailler comme employé d'un autre c'est
lorsque Ammon se met au travail pour le roi Lamoni, et, dans cette
relation, il n'y a rien qui ressemble aussi peu que ce soit au système
d'engagement contre rémunération que Joseph Smith connaissait. Les
hommes de loi sont également payés, mais nous ne les voyons pas pendre
leur enseigne et prendre tous ceux qui viennent. Et c'est tout en ce qui
concerne le commerce. Le type de relations extérieures à la famille que
Joseph Smith connaissait le mieux ne se retrouve tout simplement pas dans
le Livre de Mormon.
Bien entendu, en Méso-Amérique, engager des hommes
de métier, cela n'existait pas. Tout le monde faisait tout. Quand le
moment était venu de travailler dans les champs, tous ceux qui faisaient
partie de la classe ouvrière faisaient les travaux des champs. Quand le
moment était venu de faire des travaux publics, tous ceux qui
appartenaient à la classe ouvrière faisaient des travaux publics. Et
entre-temps, les dirigeants les supervisaient et les prêtres faisaient
leurs rituels, ils faisaient leurs études et leurs observations et écrivaient
leurs registres. Quand les gens se spécialisaient - comme lorsqu'il
s'agissait de graver dans de la pierre pour créer des œuvres d'art - ils
ne le faisaient que sur ordre royal mais pas comme un travailleur indépendant
se faisant payer. Il n'y avait pas de classe moyenne ni même de classe
ouvrière libre. Et c'est là la culture qui correspond le mieux au modèle
que nous voyons dans le Livre de Mormon. Quand les Lamanites viennent régner
sur le peuple du roi Limhi, le roi des Lamanites ne leur confie pas de
nouvelles tâches, mais prélève un lourd pourcentage sur leurs récoltes
et place des gardes pour les maintenir sur place. Le conquérant du peuple
d'Alma est capable de leur imposer des maîtres de corvée, mais il ne
fait rien pour réorganiser leur société. Pourquoi ? Parce que leur mode
de vie était déjà de
travailler aux champs ensemble, de sorte qu'ils poursuivaient leurs
travaux habituels. La seule différence, c'était qu'au lieu que ce soit
leurs dirigeants qui les dirigent dans les champs, c'étaient des gardes
ou des chefs de corvée lamanites qui les surveillaient pour s'assurer
qu'ils ne relâchaient pas leurs efforts, ni ne volaient, ni ne
s'enfuyaient dans le désert.
Les gens ordinaires d'une ville quelconque du Livre
de Mormon semblent pouvoir être réunis à n'importe quel moment. Quand
Alma veut parler aux pauvres qui sont gouvernés par les Zoramites, il n'a
pas besoin d'aller de maison en maison, ou d'aller les trouver dans leurs
emplois respectifs. Ils travaillent déjà ensemble et il n'a qu'à réclamer
leur attention pour leur adresser la parole. Et pourtant Joseph Smith ne
fait rien pour faire ressortir la différence existant entre les emplois
et les métiers du Livre de Mormon et ceux qu'il connaissait. Pourquoi?
Parce qu'il traduisait un document qui avait été écrit par quelqu'un à
qui il ne venait pas à l'idée d'attirer l'attention sur cette façon de
faire pour la bonne raison qu'il ne savait pas qu'il y avait une autre
manière d'organiser le travail. Une fois de plus, le Livre de Mormon agit
comme un document authentique provenant de la civilisation qu'il décrit,
plutôt que comme une histoire écrite par quelqu'un inventant une
civilisation pseudo-étrangère.
Évanouissement
Où Joseph Smith est-il allé chercher cette
histoire des gens qui perdent conscience pour montrer un sentiment profond
? Et surtout des hommes ? Quelque chose d'impensable dans les années
1820. Un homme qui s'évanouit et qui reste ensuite étendu comme mort
pendant plusieurs jours ? Cela ne correspond à aucun comportement social
dans la civilisation de Joseph Smith. En fait c'est embarrassant, il faut
bien le dire ; nous évitons de nous évanouir, et si cela nous arrive,
nous ne le clamons pas autour de nous. Et cependant la civilisation méso-américaine
est tout à fait à l'aise lorsque des gens réagissent à un stress émotionnel
en s'évanouissant, surtout quand il s'agit d'une expérience religieuse.
Rois et
sous-rois
Et qu'est-ce que c'est que cette histoire d'un roi
qui a un père - vivant - qui est également roi ? C'est tout à fait
normal dans la culture maya, où un fils de roi peut être roi ailleurs.
Il y a des sous-rois partout. Mais le seul système de royauté dont
Joseph Smith connaissait quoi que ce soit était le modèle européen et
en Europe, si vous avez un fils de roi qui se proclame roi, vous finissez
par une guerre civile. Comment Joseph Smith, s'il créait un faux, a-t-il
osé s'écarter d'une manière aussi radicale de tout modèle de royauté
connu ? Et ce faisant, comment a-t-il fait pour tomber juste avec la
civilisation méso-américaine ?
Questions de rédaction
Pourquoi ces éléments échappent-ils à
l'attention de la plupart des critiques ? Parce que le texte ne les
souligne en aucune façon. On ne les trouve que par implication. Il y en
a, bien entendu, qui prétendent que parce qu'on ne les trouve que par
implication, ils ne sont pas là du tout, mais je pense que lorsque vous
les comparez aux documents d'autres civilisations étrangères, vous
pouvez voir que ces différences culturelles sont parfaitement réelles.
Les seules choses qui manquent, c'est ce qui aurait été écrit si Joseph
Smith l'avait inventé.
Centres d'intérêt
de l'auteur
Le Livre de Mormon n'explique jamais tout un tas de
choses que nous voudrions qu'il explique. Personne ne nous parle jamais en
détail, par exemple, de ce que les gens mangent et boivent. On nous dit
que les riches ont de beaux vêtements, mais personne ne décrit ce qu'ils
portent. Les gens semblent travailler collectivement, mais on ne nous dit
jamais au juste quel est leur travail quotidien. Pourquoi ? Parce que cela
ne concerne pas l'historien ni le but qu'il poursuit.
Le Livre de Mormon ne perd jamais de vue le but rhétorique
de l'auteur - mais change aussi de but rhétorique avec chaque auteur. Néphi
et Jacob n'écrivent pas pour la même raison que Mormon et Moroni et par
conséquent ils introduisent différentes espèces d'informations. Néphi
passe sur les batailles sans donner de détails ; Mormon nous donne des
campagnes détaillées, l'histoire d'un capitaine héroïque qui est un
exemple spirituel aussi bien que militaire. Et il vaut la peine de
remarquer que le seul capitaine dont les stratégies sont données en détail
est celui-là même dont Mormon a donné le nom à son fils. On peut prétendre
que les exploits militaires de Gidgiddoni ont au moins la même valeur que
ceux de Moroni, mais on ne nous donne aucun détail sur ses campagnes à
lui.
Le Livre de Mormon reflète donc non seulement les
buts rhétoriques des auteurs, mais aussi leurs centres d'intérêts et
leurs préoccupations personnelles. Ils doivent être différents les uns
des autres. Personne d'autre ne s'intéresse autant aux questions
militaires que Mormon et personne d'autre n'écrit à leur sujet. Et, en
fait, nous n'avons, nulle part dans tous les écrits de Joseph Smith, le
moindre indice que lui s'intéresse
aux questions de stratégie ou d'exploits militaires. Même lorsqu'ils
fonde la Légion de Nauvoo et revêt l'uniforme, il n'y a aucune
indication qu'il ait élaboré des campagnes militaires - et pourtant s'il
était l'auteur de ces récits des campagnes de Moroni et d'Hélaman, il
est inconcevable qu'il n'ait pas pensé aux questions militaires et n'y
ait pas réfléchi, surtout dans les moments du début de l'histoire de
l'Eglise où pareilles conversations et pareilles pensées auraient été
appropriées. Il y en avait d'autres dans l'Eglise qui se passionnaient
pour les questions militaires : Sampson Avard, par exemple. Mais Joseph
Smith n'en faisait pas partie. Pour moi, cela veut dire qu'il n'aurait pas
pu être l'auteur du Livre d'Alma. J'ai lu trop de choses pour ne pas
savoir que les auteurs reviennent constamment à ce qui les passionne. De
même que Mormon revient sans cesse sur les questions militaires, bien que
jamais avec tous les détails qu'il apporte aux campagnes de Moroni, nous
constatons aussi que Néphi et Moroni ne traitent jamais des questions
militaires dans le détail. Cela ne les intéresse pas et cela n'intéressait
pas Joseph Smith, mais cela intéressait Mormon, et ses écrits en sont le
reflet.
Exposé
Dans les débuts de la science-fiction, il était
courant que les auteurs interrompent l'action pour expliquer la nouvelle
science ou la nouvelle technologie géniale qu'ils introduisaient dans le
récit. Ce n'est qu'avec Robert Heinlein que les auteurs de
science-fiction ont commencé à introduire leur exposé d'une manière
plus subtile dans l'action de l'histoire. L'exemple classique est celui où,
racontant qu'un personnage quitte une pièce, Heinlein écrit : 'La porte
se dilata'. Pas d'explication sur la technologie ingénieuse qui permet
aux portes de se dilater - rien qu'une simple déclaration qui semble
considérer la nouvelle technologie comme quelque chose d'acquis. C'était
un grand bond en avant, permettant aux auteurs de science-fiction
d'introduire une grande quantité de nouveautés dans une histoire sans
arrêter la progression de l'intrigue pour l'expliquer. Elle exigeait
cependant que le lecteur adopte une nouvelle manière de lire. Dorénavant,
au lieu que ce soit l'auteur qui dise immédiatement au lecteur tout ce
qu'il y a d'étrange dans le monde de l'histoire, c'est le lecteur qui
doit tenir en suspens son sens du réel pour être attentif à chaque
nouvelle bribe d'information qui lui permet de se faire une idée de la
différence qu'il y a entre la société en question et la réalité présente.
Toutefois, cette forme plus subtile d'exposé n'est
pratiquée que dans le domaine de la science-fiction. Chaque fois que les
auteurs conventionnels qui ne sont pas familiarisés avec la
science-fiction se hasardent dans ce domaine - comme Margareth Atwood ou
Gore Vidal - ils n'ont aucune idée de la façon dont ils doivent traiter
l'exposé. Ils en reviennent à interrompre l'action pour expliquer les
choses. Et c'est exactement ce que nous aurions attendu de la part de
l'auteur du Livre de Mormon.
Il vaut cependant la peine de faire observer que la
façon dont nous, auteurs de science-fiction, traitons l'exposé n'est pas
correcte non plus dans des documents qui proviennent véritablement de la
civilisation étrangère. C'est plus facile à lire, mais cela n'en attire
pas moins l'attention sur ce qu'il y a d'étrange. Heinlein écrit
volontairement : 'la porte se dilata' parce qu'il sait que ses lecteurs ne
s'attendent pas à ce qu'elle se dilate et y verront un élément d'une
technologie future. Mais quelqu'un faisant partie de cette civilisation,
et parlant de quelqu'un qui quitte une pièce, se donnerait rarement la
peine de mentionner la porte. 'Il s'en alla' fait parfaitement l'affaire,
parce que la porte n'aurait rien de particulier qui vaille qu'on attire
l'attention dessus. Et si l'auteur prétend écrire une histoire abrégée,
il ne risque pas de gaspiller son temps à des explications inutiles de
choses qui n'ont rien d'extraordinaire. Ainsi donc même la méthode
subtile de l'exposé dans la science-fiction ne convient pas dans le Livre
de Mormon et en fait n'y apparaît pas.
Ce qu'il y a également de remarquable dans le Livre
de Mormon, c'est qu'il n'arrive qu'une seule fois dans tout le livre que
l'auteur s'arrête pile pour expliquer quelque chose. Vous souvenez-vous où
cela se trouve ? C'est quand il est question du système monétaire. Au
milieu de l'histoire de Zeezrom, le docteur de la loi, l'action s'arrête
soudain. Pourquoi ? Parce que la valeur de l'argent est certainement
quelque chose qui a pu changer au cours des trois ou quatre cents ans qui
se sont écoulés entre Zeezrom et Mormon. Voilà une différence culturelle que Mormon pourrait reconnaître. Et comme on peut s'y attendre, comme
tout auteur naïf, il arrête l'action pour expliquer les faits inconnus.
Mais remarquez la façon dont il s'y prend. Il n'y a pas de référence
absolue. Apparemment un de ces mots ou une des valeurs de sa liste
signifiait encore quelque chose au 4e siècle après J-C. Il ne pense pas
à nous dire exactement ce qu'on peut acheter avec une sénine, et
certainement pas en des termes qui signifieraient quelque chose pour les
lecteurs des années 1820, parce que Mormon a dû considérer que la
valeur d'un élément du système monétaire était évidente. Ainsi même
dans l'unique endroit où nous avons une 'bulle explicative', elle est
traitée exactement comme l'aurait fait un auteur appartenant à une
civilisation étrangère et sans aucun rapport avec les années 1820.
Structure
L'organisation des livres du Livre de Mormon est
extrêmement spéciale. Chacun des livres écrits par Mormon - Mosiah,
Alma, Hélaman, 3 Néphi - consacre une grande partie de son temps à
parler de quelqu'un d'autre que la personne dont le livre porte le nom. Le
livre de Mosiah commence par le roi Benjamin et nous parle ensuite
essentiellement de gens tels que le roi Noé, Abinadi, le roi Limhi et le
prophète Alma. Ensuite, il apparaît que le livre d'Alma ne traite pas d'Alma l'Ancien mais plutôt d'Alma le Jeune - et même
ainsi, la dernière partie du livre se concentre sur son fils Hélaman.
Mais le livre d'Hélaman n'est pas
sur Hélaman fils d'Alma. Il
commence au contraire par le fils d'Hélaman. Et au beau milieu du livre
d'Hélaman, nous constatons qu'il traite maintenant de Néphi, fils d'Hélaman.
Mais quand nous arrivons au livre de 3 Néphi, il n'est pas question de ce Néphi-là du tout. Il s'agit plutôt de son fils Néphi.
Drôle de façon de procéder, ne pensez-vous pas ?
Un livre qui porte le nom d'un homme traite autant de son fils ou de son
successeur. Et alors qu'un livre pourrait porter le nom de ce fils ou de
ce successeur, il s'avère en fait qu'il porte le nom du successeur du
successeur qui a, par hasard, le même nom. Ce procédé reste valable même
quand il s'agit du livre qui porte le nom de Mormon lui-même, qui est
achevé par son fils, Moroni, qui nous dit plus tard qu'il ne s'attendait
en aucune façon à écrire un livre qui porterait son nom. Il se serait
contenté d'écrire la fin du livre portant le nom de son père.
Je n'ai aucune idée de ce que cela signifie.
J'attire simplement l'attention là dessus, parce que cela n'a pas de sens
dans la culture de Joseph Smith et on ne voit pas pourquoi un Américain
des années 1820, dont le seul modèle scripturaire, ce sont l'Ancien et
le Nouveau Testament, structurerait son propre ouvrage d'Ecriture de cette
façon. Le livre de Ruth parle de Ruth. Le livre d'Esaïe contient les écrits
d'Esaïe. Les Evangiles portent les noms de leurs auteurs, mais Marc ne
commence pas au milieu du livre de Matthieu. S'il essayait de créer un
faux qui serait accepté comme Ecriture par les Américains des années
1820, pourquoi Joseph Smith n'aurait-il pas simplement repris à son
compte l'un des procédés de la Bible et le suivre ? Pourquoi inventer
une structure aussi bizarre ?
Et puis pourquoi vient-il mettre les Jarédites là
dedans ? Je ne vais même pas me donner la peine d'explorer l'immense
complexité de l'abrégé fait par Moroni, de l'abrégé des annales jarédites
fait par Ether. Nibley a écrit à ce sujet un livre qui est meilleur que
tout ce que je pourrais dire. Qu'il suffise de dire que si vous lisez Le monde des Jarédites, vous vous
rendrez compte que le livre d'Ether est riche d'une culture qui se différencie
d'une manière frappante du reste du Livre de Mormon - et de tout ce dont
Joseph Smith pourrait avoir la moindre idée.
Un livre qui
change votre vie
Si vous essayez de produire, aujourd'hui, quelque
chose de semblable au Livre de Mormon, en utilisant les meilleurs auteurs
de science-fiction, en étant pleinement conscient de tout ce que nous
savons sur la civilisation de la Méso-Amérique, en étant pleinement
conscient de tout ce que nous savons sur la façon de créer un faux, ce
serait malgré tout évident --
si pas immédiatement, alors dans les quinze ou vingt années suivantes.
Les hypothèses culturelles à la base du livre se révéleraient,
montrant clairement quand le livre a vraiment été écrit. Le Livre de
Mormon existe depuis bien plus longtemps que cela et, croyez-moi, j'en
sais vraiment beaucoup sur la façon dont on écrit la science-fiction et
je ne peux trouver d'endroit où il y a eu erreur. Examinez ce livre tant
que vous voulez. Je l'ai fait, et je ne peux y trouver de faille. Et
pourtant, si le livre était une invention des années 1820, nous nous
attendrions à trouver des erreurs répétées. Pas simplement un exemple,
mais des milliers d'exemples
dans un livre aussi long que celui-là. Ils ne s'y trouvent pas.
Est-ce que cela veut dire que j'ai prouvé que le
Livre de Mormon est vrai ? Bien sûr que non. On peut toujours supposer
que Joseph Smith ou celui qui a écrit le Livre de Mormon était peut-être
le plus grand créateur, le créateur le plus chanceux de faux documents
parlant de civilisations étrangères imaginaires que l'on ait jamais
rencontré dans l'histoire. Le Livre de Mormon n'a d'importance que parce
que c'est un livre qui change notre vie.
La vérité, la vérité importante du Livre de
Mormon ne peut être comprise qu'avec l'Esprit et par la foi. Si vous ne
croyez pas au livre, alors il ne changera pas votre vie. Et j'entends par
là y croire d'une manière très différente que de croire que c'est un
document authentique. Vous devez aussi croire que c'est quelque chose qui
est destiné à vous servir de guide dans votre vie. Cela m'intéresse
donc très peu d'essayer de prouver
le livre. Je ne l'ai pas prouvé ici. La seule preuve véritable c'est
quand vous le prouvez par votre vie, en vivant l'Évangile qu'il enseigne
et en étant pratiquant dans l'Église qui a été fondée avec ce livre
qui en constitue le mortier d'assemblage.
Mais je pense qu'il est important que nous considérions
ce livre pas simplement comme une littérature de sagesse, mais comme un
document authentique venant d'une autre époque. Ceux d'entre nous qui y
croient déjà doivent étudier ce livre comme étant le produit d'une
civilisation, comme étant le produit de l'esprit et du cœur de chacun
des auteurs. C'est en faisant cela que nous comprendrons beaucoup mieux sa
raison d'être et sa signification.
Cela fait partie de ce que j'essaye de faire dans ma
série Homecoming : examiner le Livre de Mormon, pas comme un savant, parce
que je n'en suis pas un, mais comme quelqu'un dont le travail est de
partir de postulats concernant le cœur et l'esprit des êtres humains et
de raconter sur eux des histoires qui essayent d'être aussi honnêtes que
possible. Il y a des milliers d'autres manières d'aborder ce livre, d'en
retirer des informations importantes et utiles et j'espère que nous les
utiliserons, parce que si nous les traitons comme rien d'autre qu'une
source d'arguments, nous passons à côté de l'essentiel et nous nous
privons de la plus grande partie de la valeur de ce grand ouvrage
scripturaire.
Joseph Smith n'a pas écrit le Livre de
Mormon, bien qu'il l'ait traduit, de sorte que sa voix est présente quand
nous le lisons, révélant notamment les failles de son langage et de sa
compréhension. Ceux qui ont écrit l'original étaient aussi des êtres
humains faillibles qui révèlent leur civilisation. Ces prophètes ont écrit
et traduit sous la direction du Seigneur et par amour pour nous. Cela vaut
vraiment la peine de découvrir qui étaient ces hommes, quelle était la
civilisation dans laquelle ils ont écrit, en quoi elle diffère de la nôtre
et en quoi elle lui ressemble beaucoup.
* * * * * * *
[1] Vieille comédie
humoristique américaine, datant de l’époque où les USA et Cuba étaient
amis. Ricky Ricardo directeur d'orchestre cubain, à l’accent fort, se
retrouve régulièrement dans des situations pittoresques. Lucy, son épouse,
reste à la maison (à l'époque, la femme était supposée rester au foyer et
n’avoir aucune ambition professionnelle), et étant régulièrement en
conflit avec les ambitions de son mari, a souvent l’air ridicule.
[2] Série télévisée "Ma
sorcière bien aimée"
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