Nous lavons déjà dit : On nétudie jamais le Livre de Mormon avec assez
de soin. La découverte de Grant Hardy, en principe à la portée de tout un chacun, a
échappé à plus de 180 ans détude.
Comment j'ai appris à aimer le livre d'Éther
par Grant HardyMême si nous utilisons des exemplaires des ouvrages canoniques
dans lesquels chaque livre et chapitre bénéficie dun traitement égal, la vérité
est que nous chérissons certaines parties des Écritures saintes plus que d'autres. Nous
avons chacun nos préférés, qui peuvent changer avec le temps, mais il est clair que
certains chapitres nous frappent comme étant particulièrement dactualité ou
passionnants ou inspirés. D'autres, pas tellement.
Franchement, quand avez-vous lu le Lévitique en entier pour la dernière fois ? Ou
lun quelconque des 42 chapitres d'Ézéchiel qui ne sont pas dans la liste de
lecture du séminaire (où six chapitres sont recommandés) ou le guide de l'étudiant de
l'École du Dimanche (qui demande seulement deux chapitres complets et quatre chapitres
partiels) ?
Je connais bien ce sentiment. En dépit de mon amour pour le Livre de Mormon, je
trouvais que le livre dÉther était un ajout regrettable quon pouvait lire en
diagonale. Bien entendu, l'histoire du frère de Jared est un classique et les
commentaires de Moroni au chapitre 12 sont émouvants, mais tout ce qui se trouve entre
les deux, je le percevais comme lhistoire sèche et succincte dun triste roi
après lautre. Mais jai vu les choses autrement quand ma femme ma fait
remarquer à quel point la construction de lensemble du récit était rigoureuse.
Je vous propose une expérience rapide (que vous pouvez ensuite essayer sur vos enfants
lors de la soirée familiale la semaine prochaine ou lors de votre leçon du premier
dimanche du mois de la Société de Secours).
Prenez le premier chapitre dÉther et lisez les versets 6-32, oui, oui, la longue
liste généalogique. Maintenant fermez votre livre pour voir combien de ces noms vous
pouvez vous rappeler.
Ou mieux encore, vous pourriez mettre les noms sur un tableau comme ceci :
Éther était descendant de
Coriantor, fils de
Moron, fils de
Ethem, fils de
Ahah, fils de
Seth, fils de
Shiblon, fils de
Com, fils de
Coriantum, fils de
Amnigaddah, fils de
Aaron, descendant de
Heth, fils de
Hearthom, fils de
Lib, fils de
Kish, fils de
Corom, fils de
Lévi, fils de
Kim, fils de
Morianton, descendant de
Riplakish, fils de
Shez, fils de
Heth, fils de
Coriantum, fils de
Emer, fils de
Omer, fils de
Shule, fils de
Kib, fils de
Orihah, fils de
Jared
Lisez-les dun bout à lautre puis couvrez la liste et demandez : « Bon,
qui était le fils de Jared ? Et qui était le petit-fils de Jared ? Et son
arrière-petit-fils ? » J'imagine qu'il y a très peu de grands prêtres dans votre
paroisse qui pourraient se rappeler ne serait-ce que les quatre derniers noms de la liste.
(Réponses : le fils de Jared était Orihah, son petit-fils était Kib et son
arrière-petit-fils Shule).
Pourtant cette généalogie au premier chapitre du livre dÉther sert de fil
conducteur à la chronique des rois jarédite aux chapitres 6-11. Le règne d'Orihah est
raconté dans Éther 6:27-7:3 ; le règne de Kib est dans 7:3-9 et celui de Shule dans
7:10-27. Et ainsi de suite d'Omer à Émer et au-delà. Avec un crayon et du papier
et un peu de patience vous pouvez mettre une histoire sur chaque nom de la liste
originale.
Maintenant réfléchissez un instant à la façon dont le Livre de Mormon a été
élaboré. Joseph Smith dicte à son secrétaire la longue suite de quelque vingt-neuf
noms dÉther 1, et ensuite, plusieurs pages plus loin, il répète la liste, mais
cette fois en accompagnant chaque nom dune histoire. Si, comme la plupart des
non-mormons le supposent, il ne faisait que linventer au fur et à mesure de sa
dictée, ce serait un véritable exploit de mémoire. Mais l'hypothèse sceptique devient
bien plus incroyable quand on se rend compte que dans les chapitres 6-11, Joseph reproduit
la même liste de noms, mais dans l'ordre inverse. C'est-à-dire, la liste généalogique
commence par le dernier descendant et remonte jusquaux premiers Jarédites, alors
que la chronique des rois commence par la première génération et descend dans le temps
jusquau dernier roi.
Cette correspondance exacte aurait peut-être été possible si Joseph avait pris
préalablement des notes, mais Emma Smith était formelle : son mari « dictait heure
après heure
sans avoir de livre ni de manuscrit à lire » et « s'il avait eu quoi
que ce soit de ce genre, il naurait pas pu me le cacher » (Readers Edition,
p. 641). Inventer des noms sur place et les garder ensuite suffisamment longtemps à
l'esprit pour composer un récit, avec un tas dinterpolations de la part du
narrateur Moroni, et en même temps remonter sans erreur la liste exacte, cela tiendrait
quasiment du miracle. Mais d'autre part, je pense que la production du Livre de Mormon
était miraculeuse, mais tout simplement pas comme les détracteurs le croient. Qui aurait
pensé que le livre dÉther, ce livre qui ne paie pas de mine et qui a lair un
peu fastidieux puisse contenir certaines des indications les plus fortes de
l'authenticité du Livre de Mormon ?
Mais il y a des structures encore plus impressionnantes à noter dans le livre
dÉther [que je vais développer plus loin]. Pour le moment, il serait bon de
retourner au témoignage d'Emma : « Joseph Smith ne pouvait ni écrire ni dicter une
lettre cohérente et bien formulée, et encore moins dicter un livre comme le Livre de
Mormon. Et, bien que j'aie participé activement à tout ce qui sest passé, que
jaie été présente pendant la traduction des plaques et que jaie été au
courant des choses à mesure quelles se produisaient, cest merveilleux pour
moi, un prodige et un miracle' au même titre que pour nimporte qui
dautre. »
Une gâterie supplémentaire : Si vous prenez le temps de mettre la liste
généalogique en parallèle avec le récit, vous découvrirez une contradiction
intéressante : pendant quil écrivait sous la dictée de Joseph Smith, Oliver
Cowdery a fait une faute d'orthographe, de sorte que le nom « Shiblon » dans Éther 1:11
est écrit « Shiblom » dans Éther 11:4. (On trouvera un traitement approfondi dans
Analysis of Variants of the Book of Mormon, Part 6, pp. 3718-3720 de Royal Skousen. Cette
contradiction était dans l'édition de 1830 et se trouve toujours dans l'édition
actuelle (cependant dans l'index vous trouverez la mention « Shiblom [ou Shiblon] »). Il
s'avère ainsi que ni Joseph ni Oliver ne se sont rendu compte à quel point la
construction dÉther est rigoureuse, ni quÉther 1:6-32 fonctionne comme une
sorte de table des matières inversée du livre.
Cependant il y a encore une caractéristique littéraire bien plus subtile dans
Éther qui est aussi remarquable qu'inattendue.
Il faut tout d'abord se rappeler comment le livre dÉther sintègre dans
lensemble de la structure du Livre de Mormon. Nous apprenons, bien avant cela, dans
Mosiah 8:5-21, que le peuple de Limhi avait découvert vingt-quatre plaques d'or
mystérieuses dans le désert pendant quil essayait de retrouver le chemin de
Zarahemla. C'étaient, de toute évidence, des annales d'une sorte ou dune autre,
probablement d'une civilisation détruite, mais personne ne pouvait les lire. L'histoire
est répétée dans Mosiah 21:25-27 à la fin d'un long retour en arrière. (Le verset
suivant reprend sans raccord le récit principal interrompu à Mosiah 8:21 et ramène le
lecteur à la conversation même qui avait été interrompue douze chapitres plus tôt.)
Une fois le peuple de Limhi finalement arrivé à Zarahemla, le roi Mosiah traduit les
plaques à l'aide de deux pierres de voyant et constate qu'elles contiennent «
lhistoire du peuple qui avait été détruit depuis le moment où il avait été
détruit en remontant jusquà la construction de la grande tour [de Babel] »
(Mosiah 28:17). Le narrateur, Mormon, promet à ses lecteurs : « Ce récit sera écrit
plus tard ; car voici, il est nécessaire que tout le monde sache les choses qui sont
écrites dans ce récit », mais il semble bien quil ne soit jamais arrivé à tenir
sa promesse. Après sa mort, son fils Moroni reprend la tâche d'ajouter à
labrégé de Mormon une synthèse des vingt-quatre plaques, qui contenaient
lhistoire des Jarédites.
Tout cela est un peu bizarre. Si Mormon avait en sa possession une traduction des
annales des Jarédites, pourquoi ne l'a-t-il pas tout simplement ajoutée comme annexe à
son propre livre, un peu comme il la fait avec les petites plaques de Néphi ? Cela
présentait peut-être une difficulté dune sorte ou dune autre, et
effectivement, quand on examine soigneusement le livre dÉther, une raison possible
apparaît. Il est possible que les Jarédites naient pas été chrétiens, tout
comme ils nétaient pas de la maison d'Israël puisqu'ils avaient quitté le Vieux
Monde avant le temps d'Abraham, d'Isaac et de Jacob.
À première vue, l'hypothèse faisant des Jarédites des non chrétiens semble
erronée. Le livre dÉther parle régulièrement et respectueusement du Christ, tout
comme le reste du Livre de Mormon. Mais si lon parcourt Éther et que lon
sépare le texte provenant des vingt-quatre plaques des commentaires insérés par Moroni
(par exemple en marquant ceux-ci avec un crayon rouge), on ne tarde pas à
sapercevoir quà de très rares exceptions près, les passages qui mentionnent
expressément Jésus viennent des interpolations de Moroni.
L'exception la plus évidente est naturellement la vision du frère de Jared, quand le
Seigneur prémortel lui dit : « Voici, je suis celui qui a été préparé dès la
fondation du monde pour racheter mon peuple. Voici, je suis Jésus-Christ » (Éther
3:14). Mais au moment où la vision se referme, le Seigneur commande à son prophète
décrire le récit de l'expérience, de le sceller et de ne plus en parler
(3:21-22). Et il semble bien que ce soit exactement ce qui s'est produit. Les Jarédites
ont des prophètes qui prêchent le repentir et qui parlent du « Seigneur », mais il n'y
a rien qui lie spécifiquement cette Divinité à Jésus ou à son Évangile. Dans
labrégé des annales jarédites fait par Moroni, il n'y a aucun sermon, aucune
mention de lieux de culte, aucun traité de la nature de Dieu ou de la résurrection ou du
salut ou de l'Expiation, aucune mise en garde contre un jugement final.
Mormon, qui écrivait un livre dont le sujet principal était le Christ, ne savait
apparemment pas quoi faire au juste de ce document religieux mais fondamentalement non
chrétien. Moroni, qui semble ne pas avoir partagé le penchant de son père pour
l'historiographie stricte, introduit Jésus dans le récit jarédite en le mentionnant
explicitement dix-huit fois. Il est facile de repérer sa méthodologie en alignant les
mentions explicites du Christ avec les six interpolations directes de Moroni, dont chacune
ou bien commence par une variante de « et maintenant, moi, Moroni
» ou est suivie
de « et maintenant je continue mes annales
»
Interruptions de Moroni dans Éther |
Apparitions du nom du Christ dans Éther |
1:1-6
2:9-12
3 :17-20
4:1-5:6
8 :20-26
12:6-41
|
2:12
3:17, 19, 20
4:1, 2, 3, 7, 8 ; 5:5
12:7, 16, 19, 22, 38, 39, 41 |
C'est un procédé remarquablement systématique. L'histoire des Jarédites semble
mettre laccent sur Jésus, mais seulement parce que Moroni, par ses interpolations,
la christianisé de manière subtile et en douceur. (Il y a un cas isolé dans 13:4,
qui apparaît dans la paraphrase que fait Moroni des prophéties dÉther et
également une mention du « Fils de la justice dans 9:22 ; on trouvera l'explication dans
mon Understanding the Book of Mormon, pp. 235-240, 321).
Imaginez maintenant ce que ceci pourrait signifier pour les personnes qui se disent que
Joseph Smith a tout inventé au fur et à mesure quil dictait à ses secrétaires.
Il aurait dû créer un personnage, Mormon, narrateur principal, à qui le document
quil traite pose un problème : il a promis d'inclure une histoire des Jarédites,
mais il ne sait pas intégrer ce peuple pratiquement non chrétien sans mettre de côté
la focalisation sur Jésus qui est le but premier de son abrégé. Alors Joseph Smith
crée un deuxième personnage, Moroni, qui reprend le flambeau et résout le dilemme en
insérant discrètement des commentaires multiples dans sa paraphrase des annales
jarédites. Et les passages qui mentionnent expressément Jésus apparaissent tous dans
ces sections de commentaires (à deux exceptions près). Il est déjà suffisamment
difficile de ne pas perdre tout ceci de vue quand on a le livre devant soi et quon
lit soigneusement et à plusieurs reprises. Comment alors imaginer quon puisse le
faire de manière aussi systématique dans une dictée improvisée ? Et, à ce que je
sache, ce procédé littéraire a échappé à lattention des lecteurs pendant 180
ans.
C'est là que les choses en sont restées dans Understanding the Book of Mormon, mais,
pendant la mise sous presse du livre l'année dernière, je me suis rappelé que ce type
de révision spirituelle dans l'Écriture sainte n'est pas sans précédent. Quelque chose
de tout à fait semblable sest produit avec le livre biblique d'Esther, qui, et
cest bien connu, ne mentionne jamais une seule fois Dieu. Ce fait semble avoir
préoccupé certains des Juifs dautrefois, et quand le livre a été traduit en grec
au IIe siècle av. J.-C. dans la version des Septante, les traducteurs ont ajouté six
sections au document hébreu. (Le fait qu'il y ait exactement six interpolations dans
Esther est un effet du hasard.)
Voici comment Stephen Harris et Robert Platzner décrivent la situation dans leur
excellent The Old Testament: An Introduction to the Hebrew Bible (p. 375):
« Le texte d'Esther dans la Septante contient six parties (pour un total de 107
versets) qui ne se trouvent pas dans la bible hébraïque. Bien que ces interprétations
aient pu avoir été composées à l'origine en hébreu, elles ne survivent que dans des
textes grecs.
«
Parce que la version de l'histoire d'Esther dans la bible hébraïque ne
contient ni prières ni la moindre allusion à Dieu, les rédacteurs grecs se sont
apparemment sentis obligés de donner à ce conte profane une orientation religieuse plus
explicite, faisant cinquante fois allusion à Dieu ou au Seigneur`.
« Cette version grecque augmentée d'Esther a été considérée comme Écriture
sainte par les premiers chrétiens et est toujours dans la Sainte Bible pour les
catholiques (bien que les protestants la considèrent maintenant comme faisant partie des
Apocryphes ; voir D&A 91). »
Il arrive souvent que les saints découvrent dans la littérature savante profane
lun ou lautre aspect du récit biblique ou du Proche-Orient antique et
essaient ensuite de trouver des parallèles dans le Livre de Mormon. Dans ce cas-ci,
cest exactement l'expérience inverse que jai eue. J'ai trouvé une
caractéristique des annales néphites qui ma intrigué et ce nest que plus
tard que je me suis rappelé qu'elle avait un précédent biblique. Les savants, les
croyants, et les sceptiques peuvent discuter sur l'origine et la transmission de la Bible
et du Livre de Mormon, mais ce dont il sagit ici, cest que la pratique
littéraire de faire une révision spirituelle, qui est à la base de l'utilisation
dÉther par Moroni, est exactement le genre de processus qui est utilisé par des
personnes réelles et historiques quand elles éditent et traduisent l'Écriture sainte.
Grant Hardy est léditeur de The Book of Mormon: A Readers Edition
(University of Illinois Press, 2003) et l'auteur de Understanding the Book of Mormon: A
Readers Guide (Oxford University Press, 2010). Il est professeur d'histoire et de
sciences de la religion à l'université de Caroline du Nord Asheville.
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