De temps à autre, des personnes se posent la question de savoir ce que sont devenues les tribus perdues que le Sauveur doit ramener des pays du nord (D&A 133:26). Cela nous incite à afficher l’article suivant qui, bien que technique, vaut la peine d’être lu à cause des possibilités intéressantes qu’il propose et parce que l’auteur est particulièrement qualifié de par sa spécialisation en allemand et en hébreu.

 

SUR LES TRACES DE LA DISPERSION

De nouvelles études de linguistique nous fournissent une pièce à verser au dossier de la dispersion d’Israël

 

par Terry M. Blodgett [1]

Ensign, février 1994, pp. 64-70

Traduit et affiché avec la permission du Church Copyright and Permissions Office

 

Qu’est-il advenu, il y a bien des siècles, des tribus constituant le royaume d’Israël ? Voilà des générations que ceux qui étudient l’Évangile se posent la question. Comme tout sujet historique important, celui-ci mérite d’être étudié avec le plus grand soin.

 

Reconstituer l’histoire ancienne, même l’histoire religieuse, c’est comme assembler un puzzle complexe aux nombreuses pièces, dont beaucoup sont manquantes. On doit en trouver et en assembler le plus possible et ensuite se faire une idée aussi précise du passé que les faits le permettent. Ainsi donc, quand on veut suivre les traces de la dispersion d’Israël, il faut tenir compte de nombreux éléments : objets, vestiges de coutumes anciennes, archéologie, anthropologie culturelle et récits scripturaires et historiques. Le présent article n’examine qu’un seul de ces éléments : les données linguistiques [2].

 

Toutes les langues évoluent

 

Une langue est un phénomène culturel dynamique. Elle change et se développe. De nos jours, la technologie moderne, les sciences et les médias ont accéléré l’acquisition de nouveaux mots, mais en même temps, ils ont standardisé l’orthographe et la prononciation. Dans le passé, les langues acquéraient plus lentement des nouveaux mots, mais elles avaient plus de chances de connaître des changements d’orthographe et de prononciation.

 

Une des grandes causes de changement dans une langue est la rencontre de deux groupes parlant chacun une langue différente. Chacune d’elles influence l’autre, devenant ainsi le catalyseur du changement et finissant par adopter des structures caractéristiques des langues qui sont à l’origine des changements.  Ces structures sont des indices qui aident le linguiste à dire à quoi ressemblait la langue avant que les changements ne se produisent et quelles sont les langues qui ont provoqué les changements.

 

La conclusion fondamentale de l’étude linguistique de ce sujet est que lorsque des groupes importants d’Israélites ont jadis quitté leur patrie – d’abord à la suite de la captivité assyrienne d’Israël ou royaume du nord (vers 700 av. J.C.) et de la captivité babylonienne de Juda ou royaume du sud (vers 600 av. J.-C.), et ensuite, après la conquête romaine de la Palestine (vers 70 de notre ère) – leur langue a influencé celle de certains des pays vers lesquels ils ont émigré. Ces éléments linguistiques peuvent nous aider à déterminer où certains de ces Israélites sont allés et vers quelle époque. Bien que les anciens Israélites aient finalement été dispersés dans le monde entier (voir Amos 9:9), il y a au moins une grande région géographique qui contient des traits linguistiques importants donnant à penser que des migrations israélites s’y sont bien produites. Cette région, c’est l’Europe.

 

Faits linguistiques en Europe

 

L’Ancien Testament et d’autres sources historiques telles que les annales des rois assyriens nous apprennent que le royaume du nord, après des années de guerre et de déportation, est tombé sous les coups des envahisseurs assyriens en 721 av. J.-C. Jérémie a souligné que les pays du nord étaient la destination finale de ces Israélites (voir Jé. 3:12–18; 16:14–16; 23:7–8) et fait supposer un itinéraire vers l’ouest (voir Jé 18:17; Os 12:1). Il est donc tout naturel de rechercher ce qu’il est advenu de ces restes dans les pays situés au nord et à l’ouest du Proche-Orient.

 

On sera donc intéressé d’apprendre qu’en Europe, les siècles qui ont suivi 700 av. J.-C. ont été marqués par une énorme influence extérieure et que la langue en a été profondément influencée. Pendant la période allant de 700 à 400 av. J.-C., de nombreuses langues d’Europe ont subi des changements de prononciation majeurs et ont absorbé un vocabulaire nouveau [3]. Cela a particulièrement été le cas des langues celtes, qui étaient parlées, à l’origine, partout en Europe (700-300 av. J.-C.), mais se sont graduellement concentrées davantage en Europe occidentale et en Grande-Bretagne, et des langues germaniques, qui étaient parlées en Europe centrale, en Europe du Nord et en Scandinavie et finalement en Angleterre. L’évolution graduelle des sons qui constituent les mots dans une langue, en particulier quand deux langues fusionnent, est appelée mutation consonantique par les linguistes. Les changements de prononciation bien connus de la période de 700 à 400 av. J.-C. ont été appelés la première mutation consonantique germanique, parce que c’est dans les langues germaniques (anglais, néerlandais, allemand, danois, suédois, norvégien et islandais) qu’ils ont été les plus prononcés et les plus systématiques [4]. En outre, au cours de cette même période, le vocabulaire total des langues germaniques s’est accru d’un tiers [5].

 

Les linguistes se sont longtemps demandé ce qui a causé la mutation consonantique et l’accroissement du vocabulaire [6]. Selon une théorie, les populations techniquement avancées qui ont introduit le fer en Europe (7e siècle av. J.-C. en Autriche, 6e siècle av. J.-C. en Suède) ont également influencé les changements de langue. Les recherches linguistiques soutiennent cette idée ainsi que l’idée que ces populations plus avancées venaient du Proche-Orient, où le fer était en usage. Les recherches montrent que les changements linguistiques ont été le résultat d’un afflux de peuples de langue hébraïque en Europe, en particulier dans les régions de langue germanique et celtique.

 

La première mutation consonantique germanique

 

La plupart des langues d’Europe appartiennent à la famille des langues indo-européennes, c’est-à-dire qu’elles font partie du groupe de langues linguistiquement apparentées parlées en Europe et s’étendant dans l’est jusqu’en Iran et en Inde. Pendant de nombreuses années, les particularités propres aux langues germaniques ont empêché les linguistes de se rendre compte que les langues germaniques appartenaient au groupe indo-européen. Mais au début du 19e siècle, deux linguistes, Rasmus Rask du Danemark (1818) et Jakob Grimm d’Allemagne (1819-1822), ont montré que les langues germaniques faisaient effectivement partie de la famille indo-européenne mais que leurs différences de prononciation étaient causées par une mutation systématique dans le son de deux groupes de consonnes, [p, t, k] et [b, d, g] [7].

 

À l’époque de la première mutation consonantique, la prononciation de ces six consonnes est devenue [ph, th, kh] et [bh, dh, gh], respectivement. Ces nouveaux sons ont été habituellement représentés par écrit par les lettres f, th, h (x ou ch) et b (v), d (th), g (gh). Par exemple, en appliquant les règles de la mutation consonantique à l’indo-européen te puk – en remplaçant t, p et k par th, f et x – nous reconnaissons les mots anglais the fox. Maintenant le rapport entre le mot indo-européen pater et le mot anglais father devient plus reconnaissable.

 

D’une manière générale, les linguistes s’accordent pour dire que ces changements ont commencé à se produire à un moment donné après 700 av. J.-C. et que l’influence qui a causé la première mutation consonantique a continué à affecter les dialectes germaniques pendant plusieurs siècles, au moins jusqu’en 400 av. J.-C., peut-être même jusqu’à l’ère chrétienne [8].

 

Malheureusement, les spécialistes n’ont pas pu se mettre d’accord sur ce qui a causé ces changements ni sur la patrie d’origine de ces populations. Ils les font remonter jusqu’à la région de la mer Noire et aux monts Caucase, mais les recherches n’ont pas pu aller au-delà, parce que les spécialistes ne savaient pas si cela avait été la patrie d’origine de ces gens ou s’ils étaient venus de l’est ou du sud par rapport à cet endroit. Mes recherches m’ont conduit au Proche-Orient et c’est là que j’ai trouvé la cause probable de la première mutation consonantique : l’hébreu.

 

La première chose que j’ai remarquée, c’est que l’hébreu changeait les six mêmes consonnes que le germanique : [p, t, k] et [b, d, g]. Dans l’hébreu ancien, ces consonnes avaient une prononciation double. Souvent elles ne changeaient pas, mais quand elles étaient au début d’une syllabe précédée d’une voyelle longue ou finissaient une syllabe, [p, t, k] et [b, d, g], elles se prononçaient [ph, th, kh] et [bh, dh, gh]. C’est ainsi que le mot hébreu désignant l’Espagne, separad, était prononcé sepharadh, et le mot  signifiant « signe », écrit ‘ot, était prononcé ‘oth.

 

En 700 av. J.-C., cette mutation consonantique fonctionnait toujours en hébreu et devait faire partie de l’impact que des émigrants Israélites ont pu avoir sur d’autres langues. Le fait que ce sont les mêmes consonnes qui sont affectées, à peu près au même moment, dans des mutations consonantiques semblables dans les dialectes hébraïques et germaniques est significatif. Ce qui est encore plus significatif, c’est que les sons [ph, th, kh] et [bh, dh, gh], si courants en hébreu, n’existaient pas en germanique avant la première mutation consonantique [9].

 

Comparaison entre l’hébreu et le germanique

 

La thèse de l’influence hébraïque sur le germanique est encore renforcée par la comparaison soigneuse des deux langues et, en particulier, des changements qui se sont produits dans le germanique après la captivité assyrienne d’Israël. Les changements se répartissent d’une manière générale en trois catégories : prononciation, grammaire et vocabulaire.

 

Prononciation. Outre la similarité des mutations consonantiques que nous venons de décrire, il y avait d’autres sons communs à l’hébreu et au germanique qui n’apparaissaient généralement pas dans les langues indo-européennes. Par exemple, quand des consonnes hébraïques et germaniques apparaissaient entre des voyelles, elles étaient normalement doublées si la voyelle précédente était brève. Ce doublement des consonnes, appelé gémination, est devenu une caractéristique des langues germaniques, mais pas des autres langues indo-européennes. C’est ainsi que l’indo-européen media est devenu middel en vieil anglais et middle en anglais moderne.

 

Près de la moitié de la conjugaison des verbes en hébreu demandait le doublement de la consonne et le raccourcissement de la voyelle précédant la consonne. Comparez l’hébreu shaba (« casser ») et la forme hébraïque apparentée shibber (« briser, fracasser »). De même, près de la moitié des verbes germaniques ont doublé la consonne du milieu et ont raccourci la voyelle précédente : l’indo-européen sad-  et bad- sont devenus settan (« set ») et beddan (« bid ») en vieil anglais .

 

Grammaire. À l’époque de la première mutation consonantique germanique, les dialectes germaniques ont connu une réduction brutale dans le nombre des cas grammaticaux, rapprochant le germanique de l’hébreu. Comme en anglais, le cas (ou forme) d’un nom, d’un pronom ou d’un adjectif dans une langue germanique indiquait sa relation grammaticale avec d’autres mots d’une phrase. À l’époque de la première mutation consonantique germanique, les dialectes germaniques ont immédiatement réduit le nombre des cas possibles de huit à quatre pour un mot (comme en allemand moderne) et finalement à trois (comme en anglais, en espagnol et en français). C’étaient les trois mêmes cas (avec les restes possibles d’un quatrième) que l’hébreu utilisait avant les captivités assyrienne et babylonienne – le nominatif (indiquant qu’un mot est le sujet d’une phrase), l’accusatif (indiquant qu’un  mot est le complément d’un verbe ou d’une préposition) et le génitif (utilisé pour indiquer un mot à la forme possessive) [10].

 

L’indo-européen avait six temps verbaux. L’hébreu, de son côté, n’avait que deux temps (ou aspects), traitant d’actes soit achevés soit inachevés. De la même manière, le germanique a réduit le nombre de ses temps à deux : le passé et le présent. Les autres temps utilisés dans les langues germaniques modernes découlent de la combinaison de ces deux temps originels.

 

Les formes verbales des deux groupes de langues comportent aussi des ressemblances. Le verbe hébreu kom, kam, kum, yikom (« se lever »), par exemple, peut être comparé avec l’anglais moderne come et came, le vieil anglais cuman et l’allemand kommen, kam, gekommen (« venir, arriver, se produire ») .

 

Vocabulaire. La ressemblance la plus convaincante entre l’hébreu et le germanique réside sans doute dans leur vocabulaire commun. Les linguistes reconnaissent que le tiers environ du vocabulaire germanique n’est pas d’origine indo-européenne [13]. On peut remonter la piste de ces mots jusqu’à la période protogermanique de 700-100 av. J.-C., mais pas au-delà. Chose significative, ce sont des mots qui rappellent, tant par la forme que par la signification, le vocabulaire hébreu. Une fois qu’une formule a été élaborée pour comparer les vocabulaires germanique et hébraïque, le nombre de mots ressemblants que l’on peut identifier dans les deux langues s’est rapidement chiffré par milliers.

 

Selon cette formule, les mots introduits dans le germanique après 700 av. J.-C. avaient tendance à modifier leur orthographe de trois façons.

 

Premièrement, dans la plupart des dialectes germaniques, les mots ont changé d’orthographe conformément à la mutation consonantique. Par contre, l’hébreu n’a changé que dans la prononciation ; l’orthographe est restée la même. Par exemple, l’hébreu parah (« s’avancer rapidement, voyager ») est resté parah dans l’écriture, mais était prononcé [fara] s’il était précédé d’une voyelle longue qui lui était étroitement associée. Quand on se souvient de cela, il est facile de reconnaître ce mot en vieux norrois et en vieux frison (dialecte des Pays-Bas) : fara (« voyager, se déplacer rapidement »).

 

Deuxièmement, les voyelles des syllabes initiales étaient souvent supprimées dans les formes écrites du germanique parce que les mots hébreux avaient généralement l’accent sur la dernière syllabe. Comparez l’hébreu daraq avec l’anglais drag. De temps à autre, si la consonne initiale était faible, la syllabe tout entière tombait, comme dans l’hébreu walad (« progéniture masculine, fils ») et l’anglais lad et dans l’hébreu nafal (« tomber ») et l’anglais fall.

 

Troisièmement, l’hébreu utilisait un accent tonal (insistance vocale consistant en un ton ou un son dans une partie d’un mot) plutôt qu’un accent tonique (accentuation vocale consistant en un accroissement de volume dans l’expression d’une partie d’un mot), mais cela se transformait en accent tonique dans les dialectes germaniques. Toutefois, les effets de l’accent tonal hébreu sont manifestes en germanique. Le ton hébreu, qui apparaissait habituellement dans la syllabe finale, était souvent représenté dans le germanique écrit par une des quatre lettres tonales l, m, n, ou r. Comparez l’hébreu satat (« placer, fonder, baser, commencer ») avec l’anglais start (le r représente le ton hébreu) et l’hébreu parak (« être libre, libérer ») avec l’anglais frank (« libre, franc parler », où le p est devenu f, où l’a non accentué a été supprimé et où n a été ajouté, représentant le ton hébreu).

 

Les ressemblances dans les mots hébreux et anglais renvoient à leurs racines communes.


 

Nouveaux mots germaniques provenant de racines de mots hébreux

 

L’hébreu biblique contenait relativement peut de racines – quelques centaines à l’origine – mais une grande diversité de mots a été formée à partir de ces racines. La plupart de ces formations ont été créées en échangeant les voyelles, en ajoutant des préfixes ou des suffixes et en redoublant les consonnes selon certaines règles. Littéralement des milliers de mots semblables à ces racines et aux formes multiples qui sont sorties de ces racines sont apparus dans les dialectes germaniques entre 700 et 400 av. J.-C. Un exemple en est l’hébreu dun ou don. La racine est dwn et est apparentée à la racine ‘adan (« gouverner, juger, descendre, être bas, région gouvernée ou jugée, domaine »). Le nom propre Dan (« juge ») est apparenté à cette racine. De cette racine est aussi sorti le mot hébreu ‘adon (« Seigneur, Maître »). Ces mots nous rappellent le mot anglo-saxon adun, qui a donné le mot anglais down (le nom signifie « colline, hautes terres ») et la région gouvernée était don, ou son équivalent moderne town. Il est également intéressant de noter que le mot hébreu ‘adon (« Seigneur ») et sa racine ‘adan (« gouverner, juger ») peuvent très bien être comparés à Odin et à Wodan, deux noms provenant de dialectes différents et désignant le plus grand des dieux germaniques.

 

La seconde mutation consonantique germanique

 

L’influence de l’hébreu sur les langues germaniques ne se limite par à la première mutation consonantique de 700-400 av. J.-C. Un millier d’années environ après la première mutation consonantique, les dialectes germaniques du nord de l’Italie, de la Suisse, de l’Autriche et du sud de l’Allemagne ont commencé un second changement phonétique impliquant les six mêmes consonnes. Commençant dans le sud vers 450 de notre ère, cette seconde mutation consonantique, également appelée mutation consonantique du haut allemand (puisqu’elle a commencé sur les hauteurs des Alpes), s’est répandue vers le nord en Suisse et en Autriche. En 750 apr. J.-C., elle avait atteint les dialectes du sud de l’Allemagne. Ce dialecte haut allemand a connu une popularité croissante (au 16e siècle Martin Luther l’a utilisé dans sa traduction de la Bible) jusqu’à finir par devenir l’allemand officiel.

 

La différence principale entre les deux mutations consonantiques, celle de 700-400 av. J.-C. et celle de 450-750 apr. J.-C. [14], est que le [t], devenu [th] lors de la première mutation consonantique, est devenu systématiquement [s] dans la seconde. C’est ce qui a fait que le mot water, par exemple, a été prononcé wasser  et white a été prononcé weiss. Ce passage du [t] à [s] est une indication importante de ce qui a été à l’origine de cette seconde mutation consonantique dans le sud du territoire germanique. Il nous ramène une fois de plus au Proche-Orient – mais cette fois à l’araméen.

 

L’influence araméenne

 

Quand la Perse conquit Babylone, Cyrus le Grand libéra les prisonniers juifs et leur permit de retourner dans leur patrie en Palestine. Tous ne voulurent cependant pas quitter la belle ville de Babylone pour retourner dans leur pays, qui avait été détruit. Certains restèrent. Beaucoup des tribus de Juda et Benjamin retournèrent. Ceux qui rentrèrent en Palestine se trouvèrent entourés de populations de langue araméenne et ils ne tardèrent pas à adopter l’araméen comme langue de tous les jours [15].

 

Il en résulte que les Juifs parlaient araméen en 70 apr. J.-C., lorsque les Romains envahirent Jérusalem et provoquèrent la fuite de Palestine de milliers de Juifs. Au cours des années qui suivirent, beaucoup de ces Juifs de langue araméenne partirent vers le nord, vers l’Europe. Les Juifs christianisés, en particulier, cherchèrent refuge dans les Alpes italiennes, et dès 450 apr. J.-C., ils y avaient installé une population importante. Au cours des siècles qui suivirent, ils se répandirent graduellement vers le nord, en Suisse, en Autriche et en Allemagne [16].

 

Les historiens ont bien documenté ces migrations, mais ils n’ont pas reconnu l’influence de la langue de ces populations sur celles qu’elles ont rencontrées. L’araméen avait connu, à l’origine, une mutation consonantique identique à celle de l’hébreu, mais dès 500 av. J.-C., quand les Juifs l’apprirent, la langue avait apporté un changement petit mais significatif dans sa prononciation. L’araméen commença à changer le [t] en [s] plutôt qu’en [th], comme l’hébreu et l’araméen l’avaient fait précédemment [17].

 

C’est aussi la différence caractéristique entre la première mutation consonantique germanique de 700-400 av. J.-C. et la seconde mutation consonantique germanique de 450-750 apr. J.-C. [18]. Par exemple, en comparant les changements hébreu/araméen avec les première et seconde mutations consonantiques, nous constatons que les Juifs, à l’époque de leur dispersion, prononçaient, par exemple, les mots hébreux bayit (« maison ») bayis et gerit (de gerah, « gruau ») garis. Par comparaison, le mot germanique correspondant à l’anglais grit (griot, « gruau ») a connu un changement similaire vers grioz, puis vers griess pendant la seconde mutation consonantique. Ces changements font penser à une influence de l’araméen sur les dialectes germaniques du sud. Des mots de vocabulaire hébreu ont été ajoutés aux dialectes allemands du sud, autrichiens et suisses au cours de cette période ultérieure (comparez l’hébreu pered, « bête de somme » avec l’allemand Pferd, cheval).

 

Les mutations consonantiques hébraïques

 

Ainsi donc, ce qu’on a appelé première et seconde mutations consonantiques germaniques s’avère avoir été une mutation consonantique hébraïque et une mutation consonantique araméenne étroitement apparentée qui ont influencé les dialectes germaniques à deux époques distinctes de l’histoire. Les recherches montrent aussi que la marque linguistique des mutations consonantiques, confirmée par d’autres ressemblances linguistiques, en particulier le vocabulaire, peut être utilisée pour suivre la trace des groupes israélites dans le monde entier. Jusqu’à présent, les indices semblent désigner l’Europe comme destination principale, en particulier les pays de langue germanique et celtique de la Scandinavie, de Grande-Bretagne et du continent européen.


Le rassemblement d’Israël

 

Le rôle que les descendants d’Abraham allaient jouer dans le cours de l’histoire du monde a été préfiguré dès le début des annales bibliques. Le Seigneur a dit à Abraham : « Je te rendrai fécond à l’infini, je ferai de toi des nations; et des rois sortiront de toi » (Ge 17:6).

 

Le Seigneur a renouvelé la promesse à Isaac (voir Ge 26:4) et aussi à Jacob, disant que ses descendants se répandraient « à l’occident et à l’orient, au septentrion et au midi; et toutes les familles de la terre seront bénies en toi et en ta postérité » (Ge 28:14).

 

Cette diffusion se produirait comme prédit par Moïse : Israël serait un jour dispersé « parmi les peuples » et il n’en resterait « qu’un petit nombre au milieu des nations où l’Éternel [les] emmènera[it] » (De 4:27). Ce serait une dispersion totale. Comme le Seigneur le dit dans Amos 9:9 : « Je secouerai la maison d’Israël parmi toutes les nations. » Mais il a également promis qu’il n’oublierait pas Israël. Les enfants d’Israël finiraient par être « rassemblés de tous les pays, de l’orient et de l’occident, du nord et de la mer » (Ps 107:3).

 

Israël devait être dispersé dans le monde entier, mais les pays au nord d’Israël étaient particulièrement désignés comme étant les pays d’où Israël serait rassemblé. Jérémie écrit : « C’est pourquoi voici, les jours viennent, dit l’Éternel, où l’on ne dira plus: L’Éternel est vivant, lui qui a fait monter du pays d’Égypte les enfants d’Israël! Mais on dira: L’Éternel est vivant, lui qui a fait monter les enfants d’Israël du pays du septentrion et de tous les pays où il les avait chassés! » (Jé 16:14-15 ; voir aussi D&A 110:11 ; 133:26).

 

Il n’est pas étonnant que Jésus ait envoyé ses apôtres dans le monde entier prêcher l’Évangile (voir Marc 16:15) ou qu’il ait dit qu’ils devaient aller « vers les brebis perdues de la maison d’Israël » (Mt 10:6).

 

Les populations d’Israël sont maintenant dispersées depuis longtemps. Autant que nous le sachions, une partie seulement de Judas a conservé son identité au cours des siècles. Avec le rétablissement de l’Évangile par l’intermédiaire de Joseph Smith, le prophète, beaucoup de membres qui ont reçu leur bénédiction patriarcale ont été identifiés aux tribus d’Éphraïm, de Manassé et à un saupoudrage d’autres tribus. Il est également significatif que, parmi les premiers à accepter l’Évangile dans notre dispensation, il y a eu des personnes qui vivaient, ou avaient des ancêtres qui vivaient dans les pays mêmes qui ont reçu des migrations Israélites.

 

Voir leurs traces

 

Les changements de langue ne constituent qu’une espèce d’éléments de preuve linguistique que nous pouvons utiliser pour identifier la dispersion d’Israël. On peut trouver d’autres preuves linguistiques dans les noms de lieux et dans les noms de divers peuples anciens qui vivaient au nord du Proche-Orient après la captivité d’Israël. Beaucoup de ces peuples ont émigré plus loin vers le nord et l’ouest en Russie, en Scandinavie, en Europe et en Grande-Bretagne.

 

Le livre apocryphe de 4 Esdras (suite du livre d’Esdras dans l’Ancien Testament) décrit comment Salmanasar, roi d’Assyrie, réduisit Israël, le royaume du nord, en captivité. Il laisse aussi entendre, comme prophétisé par Ésaïe (voir Ésaïe 10:27), que quelques-uns au moins des Israélites échappèrent à leurs conquérants et s’enfuirent vers le nord.

 

Selon le récit de 4 Esdras (que certaines éditions appellent 2 Esdras), les prisonniers « entrèrent dans l’Euphrate par le passage étroit du fleuve » et voyagèrent pendant un an et demi dans une région appelée « Arsareth » (4 Esdras 13:43-45). Le passage étroit pourrait être le col de Dariel, également appelé le col caucasien, près de la source de l’Euphrate, qui se dirige vers le nord à travers les monts Caucase. Au début du siècle dernier, l’archéologue russe Daniel Chwolson a noté qu’une crête de montagne longeant ce passage étroit porte l’inscription Wrate Israila, qu’il interprète comme voulant dire « les portes d’Israël » [19].

 

Ce passage étroit traverse une région appelée Ararat en hébreu et Urartu en assyrien. Chwolson écrit que l’Arsareth mentionnée dans 4 Esdras était un autre nom d’Ararat, une région s’étendant jusqu’aux rivages septentrionaux de la mer Noire [20]. Un fleuve situé dans le coin nord-ouest de la mer Noire était autrefois appelé Sereth (maintenant Siret), conservant peut-être une partie du nom Arsareth. Étant donné que ‘ar en hébreu signifiait « ville », il est probable qu’Arsareth était une ville, la ville de Sareth, située près du fleuve Sereth au nord-ouest de la mer Noire.

 

Un certain nombre d’autres emplacements géographiques dans la région de la mer Noire ont des noms qui font penser à des origines hébraïques. Par exemple, les noms des quatre cours d’eau principaux qui se déversent dans la mer Noire semblent avoir des liens linguistiques avec le nom tribal de Dan. Il s’agit du Don (et de son affluent, le Donets), le Dan-jester (maintenant Dniestr), le Danube (ou Donau) et le Dan-jeper (maintenant Dniepr). Au nord de la mer Caspienne, il y a une ville appelée Samara (Samarie). Il y a aussi une ville appelée Ismaïl (Ismaël) sur le Danube et un peu plus en amont, il y a une ville appelée Isak (Isaac).

 

Chwolson et d’autres membres de la société archéologique de Russie ont trouvé plus de sept cents inscriptions hébraïques dans la région au nord de la mer Noire. Selon Chwolson, une de ces inscriptions appelle la mer Noire « mer d’Israël » [21]. Dans la péninsule de Crimée, il y avait un endroit appelé « vallée de Josaphat », un nom hébreu, et un autre endroit était appelé « forteresse d’Israël » [22]. Selon l’archéologue russe Vsevolod Mueller, il y avait une synagogue « israélite » à Kerch (ville de Crimée) longtemps avant l’ère chrétienne [23].

 

Il est difficile de dater ces inscriptions, mais certaines d’entre elles contiennent des informations relatives à la chute et à la captivité d’Israël. D’autres semblent avoir été écrites à peu près à l’époque du Christ et même plus tard, ce qui indique que la région au nord de la mer Noire a abrité une population israélite pendant de nombreux siècles. Une de ces inscriptions mentionne trois des tribus d’Israël ainsi que Tiglath-pileser, premier roi d’Assyrie à déporter des tranches importantes de la population d’Israël en Assyrie [24]. Une autre inscription mentionne le roi Osée, qui régna en Israël pendant les années de la chute de celui-ci [25].

 

Les archéologues russes ont également trouvé des tertres, ou tas de terre, parsemant le paysage [26]. Ces tertres, qui s’étirent sur toute la région au nord de la mer Noire où les inscriptions hébraïques ont été trouvées, se sont révélés être des chambres funéraires complexes, contenant souvent un dirigeant du peuple avec quelques-uns de ses biens. Bien que la construction de tertres ne soit pas typique des enterrements au Proche-Orient, plusieurs passages de l’Ancien Testament utilisent l’expression « grand monceau » comme moyen d’ensevelissement. (Voir Jos 7:26, 8:29, 2 Sa 18:17.) En outre, il fut explicitement commandé aux gens d’Éphraïm, dans l’Ancien Testament, de dresser des signes et de placer des poteaux au cours de leur voyage (voir Jé 31:21).

 

Ces tertres de la mer Morte contiennent non seulement des inscriptions mais aussi des dessins, des bijoux et d’autres objets d’origine hébraïque. Les tertres s’étendent de la mer Noire vers le nord à travers la Russie jusqu’au sommet de la péninsule scandinave, puis vers le sud jusque dans le sud de la Suède, où l’on en trouve des milliers [27]. On trouve aussi des tertres funéraires du même genre en Grande-Bretagne et en Europe occidentale, révélateurs d’autres émigrations en direction de l’ouest et du nord-ouest.

 

Hérodote a appelé les premiers bâtisseurs de tertres de la région de la mer Noire Kimmerioi [28]. Les Romains les ont appelés Cimmerii, dont nous avons tiré le nom Cimmériens. Ils se donnaient le nom de Khumri, qui désigne « la dynastie du roi Omri ». Omri a été roi d’Israël vers 900 av. J.-C. Il a fondé Samarie et y a installé la capitale d’Israël. Son mode de gouvernement l’a rendu populaire dans tout le Proche-Orient et il a fini par donner politiquement son nom, à partir de ce moment-là, au royaume du nord, ou Israël.

 

Il y a, dans toute l’Europe et en Asie, d’autres peuples dont les origines remontent à cette région et dont les noms semblent avoir une racine hébraïque. Parmi eux il y a les Galadi (la racine vient probablement du Galaad biblique, la région située à l’est du Jourdain, prononcée Galaad dans cette région et en Assyrie et les Celtes (prononciation germanique de Galadi); les Gallii (ou Gali, racine dérivant probablement du biblique Galilée) et également appelés Gals, Gaels et Gaulois; les Sacites, ou Scythes (le mot vient des captifs Assyriens, Esak-ska et Saka, que l’on peut comparer à l’hébreu Isaac); les Goths, ou Getai (la racine vient probablement du Gad biblique, prononcé Gath); les Jutes du Jutland (d’après la tribu de Juda) et les Parsi (de l’hébreu Paras, qui signifie « les dispersés »), qui ont colonisé Paris et dont le nom, dans les territoires germaniques, s’est transformé en Frisons.

 

NOTES

 

[1] Terry M. Blodgett est professeur de langues et de linguistique à la Southern Utah University où il enseigne la langue, la littérature et l’histoire allemandes et l’hébreu.

[2] Cet article est basé sur la thèse de doctorat de l’auteur « Phonological Similarities in Germanic and Hebrew », Université d’Utah, 1981 et des études postérieures.

[3] Voir John T. Waterman, A History of the German Language, Seattle, University of Washington Press, 1966, p. 28 ; Heinz F. Wendt, dir. de publ., Sprachen in das Fisher Lexicon, Francfort/Main, Fisher, 1977, p. 101 ; et R. Priebsch et Collinson, The German Language, Londres, Faber, 1966, p. 69 ; voir aussi pp. 58-70.

[4] On trouvera la description détaillée de la première mutation consonantique germanique dans Waterman, A History, p. 24 ; Priebsch et Collinson, The German Language, pp. 58-70 ; ou Wendt, Sprachen, p. 101.

[5] Voir W. B. Lockwood, Indo European Philology, Londres, Hutchinson, 1969, p. 123.

[6] On trouvera le résumé de ces théories dans Waterman, A History, pp. 28-29 et Priebsch et Collinson, The German Language, p. 68.

[7] Dans cet article, nous avons adopté la convention des linguistes professionnels de mettre entre crochets les groupes de sons apparentés.

[8] Voir Waterman, A History, p. 28 ; Wendt, Sprachen, p.. 101 ; et Priebsch et Collinson, The German Language, p. 69.

[9] Ces sons n’existaient pas dans la langue indo-européenne originelle. Ils sont entrés, au cours de cette même période, dans le germanique, l’arménien, le grec, le celtique, le perse et, dans une moindre mesure, dans plusieurs autres langues.

[10] La même exception aux règles de la gémination est également apparue dans les deux langues. Le r (et les fricatives gutturales) n’était doublé ni en hébreu ni en germanique ; au lieu de cela, la voyelle précédant le r s’allongeait, comme dans l’hébreu berakh (« bénir ») et le vieil anglais heran (« hear », entendre).

[11] Voir William Chomsky, Hebrew : The Eternal Language, Philadelphie, Jewish Publication Society of America, 1957, pp. 55-56. Wilhelm Gesenius fait souvent allusion aux survivances d’autres cas en hébreu. Voir ses œuvres, Geschichte der hebräischen Sprache und Schrift, Hildesheim, Olms, 1973, et Hebrew-Chaldee Lexicon of the Old Testament Scriptures, trad. Samuel Tyregeles, Grand Rapids, Michigan, Baker Book House, 1979.

[12] On trouvera les détails dans Blodgett, « Phonological Similarities », pp. 73-76.

[13] Voir Lockwood, Indo European Philology, p. 123.

[14] On trouvera le détail des différences dans Blodgett, « Phonological Similarities », pp. 58-72.

[15] Voir « Hebrew Language », The Jewish Encyclopedia, New York, KTAV, 1964, 7 :308 ; également Néhémie 13:24.

[16] Voir Alexis Muston, Israel of the Alps : A Complete History of the Waldenses and Their Colonies, 2 vol., New York, AMS Press, 1978.

[17] Voir « Aramaic », Encyclopedia Judaica, 16 vols., Jérusalem, Keter, 1971, 3:262-266.

[18] Voir Chomsky, Hebrew, pp. 92, 112. L’araméen a aussi commencé à changer le [d] en [dh], mais Chomsky n’en parle pas, peut-être parce que les Juifs n’ont pas adopté d’une manière aussi systématique cet aspect de la mutation.

[19] Izvestia o Chozarach i Russkich, cité et traduit par Joseph C. Littke dans Utah Genealogical and Historical Magazine, janvier 1934, pp. 7-8.

[20] Idem

[21] Idem, p. 8.

[22] William H. Poole, The Saxon Race, Toronto, Briggs, n.d., p. 452.

[23] Materialy dlia isoutchenia Evreikago-Tatarskago yazyka, Saint-Pétersbourg, n.p., 189, cité par Littke dans Utah Genealogical and Historical Magazine, p. 8.

[24] Chwolson, Pamiatniki drevnei pismennosti, Saint-Pétersbourg, n. p., 1892, cité par Littke dans Utah Genealogical and Historical Magazine, p. 9.

[25] Idem.

[26] On trouvera des informations concernant ces tertres dans Russian Antiquities, livre 1, Copenhague, n. p., 1850 ; The History of Herodotus, trad. George Rawlinson, dans Great Books of the Western World, 54 volumes, Chicago, Encyclopaedia Britannica, 1952, 6:126 ; Heinrich Schurtz, « The Scythians, Cimmerians and Sarmatians », The Book of History, 18 volumes, New York, the Grolier Society, 1915-1921, 6:2443-2450 ; et Paul B. Du Chaillu, The Viking Age, New York, Charles Scribner’s Sons, 1889, pp. 216, 299.

[27] Idem.

[28] George Rawlinson, trad., History of Herodotus, dans Great Books, 6:126.